[Nouvelle d'Halloween] Les Limbes de Kali
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Manny
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Re: [Nouvelle d'Halloween] Les Limbes de Kali
Ah mon dieu! ça se transforme en vrai cauchemar là! Bien sûr qu’on veut la suite!!!!!!
Miss_Millie-
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Re: [Nouvelle d'Halloween] Les Limbes de Kali
Je ne suis pas content. À l'origine, car je vous ai fait poireauter un an. Présentement, car mes chapitres sont devenus tellement gros (à moins d'une mise à jour du forum qui ait réduit la taille maximale des messages?) que les découper en deux parties (matin et après-midi) ne suffit plus : il faut maintenant que je les découpe en quatre! Je ne vous cache pas que cela m'agace profondément. Surtout que c'est moche. Bref. Du coup, j'ai eu un message d'erreur en voulant poster les chapitres. Et du coup, tout s'est effacé (enfin, la mise en page), et je dois donc tout recommencer. Vous imaginez ma joie.
Je suis très peiné d'avoir dû vous faire attendre un an. À vrai dire, j'ai honte. Même si j'ai des choses à faire, d'autres facteurs moins nobles sont à prendre en compte : procrastination et étalement de tâches notamment. Et c'est d'ailleurs étrange que je revienne maintenant publier la suite, alors que je suis beaucoup plus occupé cette année, qui sera en passant cruciale pour mon avenir. Mais je VOULAIS terminer (enfin) cette nouvelle. C'est à la fois un objectif personnel, et un défi humanitaire. Alors, à vous, chers lecteurs dont l'intérêt et la patience ne sont pas (trop) émoussés depuis novembre 2015, je vous souhaite une bonne lecture. Et vous renouvelle mes plus plates excuses...
Je suis très peiné d'avoir dû vous faire attendre un an. À vrai dire, j'ai honte. Même si j'ai des choses à faire, d'autres facteurs moins nobles sont à prendre en compte : procrastination et étalement de tâches notamment. Et c'est d'ailleurs étrange que je revienne maintenant publier la suite, alors que je suis beaucoup plus occupé cette année, qui sera en passant cruciale pour mon avenir. Mais je VOULAIS terminer (enfin) cette nouvelle. C'est à la fois un objectif personnel, et un défi humanitaire. Alors, à vous, chers lecteurs dont l'intérêt et la patience ne sont pas (trop) émoussés depuis novembre 2015, je vous souhaite une bonne lecture. Et vous renouvelle mes plus plates excuses...
Chapitre 5 - Déplacements, Grésillements, et Claquements de Portes
Vendredi 12 décembre 2014, RMS Titanic, 04h00.
Denis dormait à poings fermés. Soudain, une violente charge fut exercée contre sa porte, et celle-ci s’ouvrit en grand, inondant la cabine de lumière. Le chef-cuisinier bondit de son lit, affolé, avant de voir un homme qu’il ne connaissait pas entrer dans sa cabine et le viser à l’aide d’une arme à feu.
- Au nom de la loi, levez les mains en l’air et mettez-vous à genoux !
Déboussolé, Denis s’exécuta. Dans les cabines voisines, on entendait des claquements de portes et des cris étouffés. Un autre individu entra dans la cabine et alluma les lumières. Denis put alors distinguer… Thomas Andrews (!!) qui avait allumé, et Henry Wilde, qui le visait toujours avec son arme. Denis ne comprenait rien à ce qui était en train de se passer. Thomas Andrews s’approcha alors de lui, lui adressa un sourire bienveillant… puis lui cracha à la figure avant de lui mettre un coup de pied dans l’estomac. Le souffle coupé, Denis s’effondra.
- Monsieur Wilde, sortez cet individu d’ici et amenez le sur le palier.
- Bien, Monsieur Andrews.
Denis sentit alors qu’on le relevait sans ménagement et qu’on le traînait hors de la cabine. Les yeux à moitié fermés, il put voir pendant son court trajet vers le Grand Escalier William Murdoch sortant de la cabine de Tiphaine… avec une machette pleine de sang. Charles Lightoller était dans la même situation, mais il sortait de chez Nicolas. Les deux Officiers se dirigèrent à sa suite vers le Grand Escalier tout illuminé. Quand ils y furent tous arrivés, Denis fut violemment jeté contre la cloison faisant face à la volée de marches centrale. Il put alors lever la tête vers ses agresseurs. Thomas Andrews, avec un air de requin. Le Capitaine Smith, la barbe couverte de sang. Henry Wilde, qui le regardait d’un air sadique. William Murdoch et Charles Lightoller, tenant leur machette ensanglantée. Et Bruce Ismay, qui tenait un mouchoir blanc en paraissant s’ennuyer. Le chef-cuisinier trouva la force d’articuler.
- Que… que se passe-t-il ?! Que voulez-vous ?!
Thomas Andrews avança d’un pas, s’accroupit à sa hauteur, lui sourit d’un air bienveillant… puis le plaqua contre la cloison en l’étranglant, le nez à deux millimètres du sien.
- Ce qui se passe, Monsieur Denis ? Vous et vos amis avez porté atteinte à l’intégrité du Titanic. Trois ans de travail acharné réduits à néant par un cuisinier de pacotille et sa bande de gosses mal élevés... Croyez-vous que j’ai tant bataillé dans la construction de ce géant des mers pour que vous veniez tout gâcher ?! Les Officiers se sont occupés de vos amis. Oh, rassurez-vous, ils n’ont pas souffert… Mais… Qu’est-ce que je raconte ? Ahah, bien sûr que si ! Ils les ont égorgés alors qu’ils dormaient ! C’était si drôle quand… comment l’appelez-vous ?... Sonia, c’est cela ? Cette jeune fille s’est réveillée… Afin qu’elle ne donne pas l’alerte, Monsieur Wilde lui a défoncé le crâne avec le manche de son pistolet. Vous auriez vu sa tête, ahahah !
Pendant que Thomas Andrews éclatait d’un rire tonitruant, Denis eut l’impression que son cœur venait de s’arrêter. Il n’arrivait pas à enregistrer l’information : tous les Titanicophiles avaient été sauvagement assassinés. Il était le dernier survivant… pour combien de temps ?
- Oh, ne vous en faites pas, Monsieur Denis : vous allez les rejoindre. Mais comme vous étiez le meneur, votre exécution sera plus solennelle… Voyez-vous, nous autres Britanniques avons un certain sens du prestige et de l’honneur !
Thomas Andrews cessa d’étrangler Denis et se redressa en regardant Edward Smith et sa barbe sanguinolente.
- Capitaine, je vous prierai de demander à Herbert Pitman d’aller découper les corps des intrus qui ont été exécutés dans les cabines : ils serviront à alimenter les chaudières du navire. Vous autres, montez au Grand Salon avec ce déchet humain. Allons, pressons !
Denis, qui avait l’impression d’être déjà à moitié mort, n’enregistra rien pendant la montée vers le Pont A, et il eut l’impression d’avoir été téléporté directement dans le Grand Salon. Il avait été placé face à la cheminée de marbre, et il pouvait voir dans le miroir que Wilde, Murdoch, et Lightoller avaient sorti leur pistolet en le visant. C’était un peloton d’exécution. Le Capitaine Smith, lui, s’était assis dans un fauteuil et regardait la scène comme si il se trouvait au cinéma. Quant à Bruce Ismay, il se tenait debout aux côtés de ce dernier, tenant toujours son mouchoir blanc. Thomas Andrews, pour sa part, se trouvait près de l’entrée et était donc hors de vue. Denis baissa les yeux. Ainsi, il allait mourir. Et dans des conditions atroces, par-dessus le marché. Leur séjour idyllique de deux journées sur le Titanic s’achevait dans de bien macabres circonstances… Heureusement, quelque chose aidait Denis à surmonter l’horreur de ses derniers instants : l’Artémis de Versailles posée sur le manteau de la cheminée. Du moins, jusqu’à ce que…
- Messieurs, je vous avais demandé d’ôter cette statue. Elle réconforte ce criminel, ce qui est inacceptable. N’ayons aucune pitié pour cette charogne !
Et Thomas Andrews se rapprocha, puis saisit la statue. Il la pulvérisa alors littéralement en l’abattant contre la cheminée, avant de se reculer à nouveau.
- Je n’ai jamais aimé cette statue d’Artémis. Nous lui préférerons une belle représentation d’Atlas.
Un homme inconnu au bataillon entra alors dans le Grand Salon par son entrée du fond.
- Excusez-moi, j’étais retenu.
- Ah, Monsieur McElroy. Nous allons pouvoir commencer le jugement.
- Monsieur Denis, comme vous êtes un citoyen français, vous ne bénéficiez pas des dispositions apportées par la Magna Carta et l’Habeus Corpus. Vous êtes présentement accusé d’avoir dirigé un groupuscule terroriste et anarchiste, d’avoir perpétré un attentat dans la Salle à Manger, d’avoir perpétré un autre attentat dans le Bureau des Renseignements, d’avoir forcé le coffre-fort principal, d’avoir détruit plusieurs éléments du navire comme des appareils de gymnastique ou de la vaisselle ou encore une tapisserie sans oublier des boiseries, d’avoir dégradé des effets personnels appartenant à des passagers ou des membres d’équipage, d’avoir squatté des cabines de Première Classe, d’être un passage clandestin, d’être entré sans permission dans des zones réservées à l’équipage, d’avoir violé les règles de séparation entre les classes, d’avoir contrevenu aux bonnes mœurs, et de ne pas avoir cuisiné de canard alors qu’il s’agissait d’un plat figurant sur le menu. Qu’avez-vous à dire pour votre défense ?
- Euh…
- Nous en avons assez entendu. La peine passible pour de tels agissements est… d’être déchiqueté vif par les hélices du navire. Mais dans sa grande bonté, le très généreux Monsieur Andrews a proposé de commuer votre peine en exécution par un peloton armé. La sentence sera appliquée lorsque le mouchoir du Président Ismay aura touché le sol.
L’intéressé, qui sembla sortir de sa torpeur, sourit d’un air affable et lâcha son mouchoir qui voleta lentement vers la moquette. Le moustachu eut une dernière parole fort commerciale à l’égard de Denis.
- La White Star Line vous remercie d’avoir emprunté le Titanic et espère vous revoir bientôt à bord d’un de ses navires. Nous vous souhaitons un agréable décès !
Le mouchoir toucha le sol. Denis ferma les yeux. Il entendit une détonation. Le miroir face à lui se brisa et des éclaboussures de sang maculèrent les boiseries de chêne. Une intense douleur irradia son dos et il s’effondra.
Il faisait noir. Et il faisait terriblement chaud. Denis voulut hurler mais rien ne sortit de sa bouche. La douleur qu’il ressentait dans le dos était telle qu’il ne parvenait pas à respirer. Mais alors pourquoi n’était-il pas mort ? C’est alors qu’il enregistra plusieurs détails. Il faisait noir alors que le Grand Salon était illuminé lorsqu’on l’avait exécuté. Sa tête reposait sur une chose duveteuse et consistante alors qu’il s’était effondré par terre après avoir été flingué. Une sorte de couverture l’entourait alors que… que… Denis était dans son lit ! Denis avait fait un cauchemar ! Rien n’était arrivé ! Rassuré, Denis voulut se lever, mais n’y parvint pas. Quelque chose d’anormal était en train de se produire. Il ne parvenait toujours pas à respirer, et il n’arrivait pas à faire le moindre geste. Plus inquiétant : il ne parvenait pas à émettre le moindre son. Plus inquiétant encore : la douleur qu’il ressentait dans le dos semblait avoir été remplacée par une sensation d’écrasement qui empirait à chaque seconde. Summum de l’inquiétude : il avait l’impression que quelqu’un était très proche de lui au point qu’il puisse sentir sa respiration contre son oreille. Denis commença à paniquer, car il avait à présent la certitude que quelqu’un se tenait à côté de lui : comme il reposait sur le ventre, la tête engoncée dans l’oreiller, il ne pouvait pas le vérifier. Mais il sentait que cette présence était hostile. Il ne savait pas comment il le savait, mais il le savait. La personne à côté de lui voulait le tuer, probablement en lui grimpant sur le dos pour l’asphyxier. C’était une certitude. Il s’était réveillé d’un cauchemar horrible où il mourait… pour assister à sa mort au réveil. C’était ce qui s’appelait tomber de Charybde en Scylla… La sensation d’écrasement avait atteint la limite du supportable, et Denis retint son dernier soupir en pensant à ses camarades titanicophiles.
Il expira alors normalement et la sensation d’écrasement disparut d’un seul coup. Il eut aussi la brusque impression que la présence maléfique était partie. Denis se redressa dans son lit et tourna la tête vers le centre de sa cabine. Personne ne s’y trouvait, et il se souvenait très bien d’avoir mis le verrou à sa porte. Le chef-cuisinier se leva et alla allumer la lumière. Il s’approcha ensuite du lavabo et il s’y servit un verre d’eau glacée, car il était brûlant. Il alla même ouvrir la porte (après avoir retiré le verrou) pour faire rentrer l’air frais du couloir dans sa cabine. Voilà qu’il avait eu la ‘’chance’’ d’avoir une cabine victime d’un des problèmes de chauffage… Pour se calmer, Denis s’assit sur le canapé et réfléchit à ce qui venait de se produire. Qu’était-il arrivé ? Quelle était cette présence ? Pourquoi avait-il eu l’impression d’étouffer en plus d’être incapable de faire le moindre mouvement ? Ces nouvelles questions venaient s’ajouter à toutes celles qu’il se posait déjà…
Vendredi 12 décembre 2014, RMS Titanic, 06h30.
Tiphaine s’était levée de bonne heure. Après avoir effectué une toilette rapide et s’être habillée, elle était sortie en silence de sa chambre et s’était dirigée vers le Grand Escalier dans l’intention de se rendre au Pont des Embarcations, où elle comptait effectuer une tâche bien particulière. Elle fut surprise, toutefois, de voir de la lumière éclairer la coursive : elle provenait de la cabine de Denis. Tiphaine ralentit le pas et glissa sa tête dans l’entrebâillement de la porte. Sa surprise fut assez marquée lorsqu’elle aperçut Denis posé sur le canapé en caleçon, l’air hagard et trempé de sueur.
- Denis ?
Pas de réponse.
- Denis ?!
Denis ne répondit pas. Par contre, quelque part derrière Tiphaine, on put entendre quelque chose de très aimable et de très distinct. Elodie.
- Vous allez la fermer, oui ?! Y en a qui dorment ici !
Tiphaine se retourna et parla bien fort.
- Toutes nos excuses, votre Altesse !
Elle se retourna ensuite vers Denis et alla vers lui en parlant plus bas.
- Denis ?...
Elle posa sa main sur son épaule en espérant que ce contact physique allait le réveiller. C’est à cet instant que Guillaume, qui s’était levé, lavé, et habillé – Tiphaine avait dû le réveiller malgré sa discrétion – passa lui aussi dans la coursive. Bien évidemment, il s’arrêta devant la porte de la cabine et aperçut la (drôle de) scène.
- Euh. Tiphaine ? Qu’est-ce que tu fais dans la cabine de Denis alors qu’il est tout nu ?
- Il n’est pas tout nu, il a son caleçon.
- Tu m’as l’air bien informée sur la question !
- Oh, Guillaume, ça suffit !
C’est alors que l’intéressé tourna la tête vers eux.
- Tiphaine ? Guillaume ? Qu’est-ce que vous faites ici ?
Tiphaine, soulagée, se tourna vers lui.
- C’est plutôt à nous de te poser cette question !!
- Euh… Tu me demandes pourquoi je suis dans ma cabine ? C’est singulier.
- Mais non, pas ça ! On se demandait pourquoi tu étais assis à moitié nu sur ce canapé avec la porte grande ouverte ! Tu étais tellement immobile qu’on aurait dit que tu t’étais transformé en statue.
- Oh, euh… J’ai mal dormi. Voilà.
Tiphaine et Guillaume échangèrent un regard méfiant.
- Ça va aller, Denis ?
- Oui, oui. Je vais aller prendre un bain et m’habiller et ensuite…
Mais ils ne surent pas ce que Denis voulait faire ensuite. Nicolas, habillé à la sauvage, avait surgi dans la cabine comme un fou et regardait le chef-cuisinier comme si il venait de suggérer de transformer le Titanic en maison close.
- NON ! Hors de question ! C’est niet ! Personne n’approche des baignoires ! Personne, vous entendez ?! Vous pourriez vous tuer ! Ou pire, endommager quelque chose !
Un grand silence suivit cette diatribe verbale. Le Techie-en-chef sembla se calmer un peu.
- Euh, bonjour au fait. Je… je vais me recoucher, donc… au revoir.
Et il repartit aussi soudainement qu’il était arrivé. Il fut remplacé par Aurélie, qui venait de quitter sa chambre elle aussi en tenue négligée.
- On peut savoir ce qu’il se passe ?
Guillaume se tourna vers elle et lui sourit en s’autorisant un bref regard vers une zone bien précise et assez peu vêtue.
- Oh rien, Nicolas est cinglé.
- Oh, c’est normal alors. Bon, bah vu que je suis réveillée, je vais me débarbouiller et m’habiller convenablement…
- Oui Aurélie, vas-y, ça empêchera Guillaume de continuer à te reluquer.
Aurélie suivit le conseil de Tiphaine après avoir froidement regardé Guillaume. Celui-ci s’indigna.
- Eh ! Mais ça va pas ?! Je ne faisais rien !
- Tu es un menteur.
- Tu es une balance !
- Vous êtes tous les deux des chieurs ! Vous êtes dans ma cabine et tout le monde vous entend hurler. Ça suffit !
Vexée par l’attitude de Guillaume, puis la réaction de Denis, Tiphaine quitta la cabine sans un mot et se rendit sur le Grand Escalier. Comme la veille, cette partie du Pont C était plongée dans l’obscurité. Alors qu’elle commençait à grimper les marches, Guillaume la rejoignit.
- Tiphaine ? Tu vas où ?
Elle continua à monter sans se retourner, mais en prenant quand même la peine de lui répondre.
- Je vais dans un endroit du paquebot où je serai tranquille. C’est-à-dire n’importe où où tu ne te trouveras pas.
Estomaqué par ce coup bas, le juriste la laissa partir sans rien dire. Après quelques instants, il monta lui aussi les escaliers, non dans l’idée de suivre sa camarade, mais dans celle d’aller inspecter l’objet de son expertise.
Lorsque Guillaume se retrouva sur le pont-promenade du Pont des Embarcations, à côté de la rangée de canots bâbord avant, il put constater que depuis la veille, le ciel s’était considérablement obscurci : le soleil n’était presque plus visible derrière les nuages qui viraient au gris. Après avoir fait son point-météo, il s’approcha des grandes embarcations blanches fixées aux bossoirs. C’était là que se trouvait son domaine de prédilection : les canots. Il connaissait tout d’eux : leur conception, leur installation, dans quel ordre ils avaient quitté le navire lors du naufrage, qui y avait grimpé, et l’heure à laquelle ils avaient été récupérés. C’était pour cela qu’il avait été le principal contributeur de l’article Wikipédia dédié à ces canots, qui avait été labellisé d’une étoile d’or, indiquant qu’il s’agissait d’un article de qualité. Guillaume regarda plus précisément le canot n°8 en s’en approchant, et posa la main dessus. Immédiatement, un grincement assourdissant se fit entendre, et tous les bossoirs, que ce soit à l’avant ou à l’arrière, à bâbord et à tribord, basculèrent soudain au-dessus du vide avec les canots qui y étaient fixés. Les cordes lâchèrent soudain, et les 18 canots fixés aux bossoirs furent précipités dans l’océan, où ils coulèrent à pic. Les deux derniers canots, dits de secours et posés sur le toit du Quartier des Officiers, juste derrière la Passerelle, n’avaient pas bougé (les bossoirs en étaient fort éloignés). Guillaume était épouvanté. Pour couronner le tout, Tiphaine venait de sortir du Quartier des Officiers en claquant la porte, et fonçait vers lui, ses yeux lui lançant des éclairs.
Après avoir abandonné Guillaume, Tiphaine avait grimpé le Grand Escalier jusqu’au Pont Promenade et était sortie sur le pont-promenade, du même côté que celui qu’emprunterait Guillaume quelques minutes après. Elle l’avait ensuite remonté jusqu’à l’entrée latérale du Quartier des Officiers, située entre la cabine du Cinquième Officier (Harold Lowe) et celle du Sixième Officier (James Moody). Elle avait alors remonté la coursive et avait ouvert avec douceur la porte de la cabine occupée par son chouchou, le Premier Officier William McMaster Murdoch. Elle s’était alors approchée du bureau, des étoiles dans les yeux. Sur celui-ci était posée une pipe (la pipe), ainsi qu’un journal. Le journal personnel de Murdoch. Une pièce archéologique inestimable, surtout pour Tiphaine qui était l’une des biographes de Murdoch les plus connaisseuses au monde de ce qui entourait la vie de cet homme. Tremblant légèrement, elle prit le précieux ouvrage et le feuilleta, comme perdue dans un autre monde. Tout y était : des phrases attentionnées à propos de son épouse Ada, les soucis qu’il avait vécus lorsqu’Henry Wilde avait pris sa place de Commandant-en-Second et avait donc provoqué sans le vouloir sa rétrogradation au poste de Premier Officier, le détail de ce qu’il avait aperçu au cours de ses rondes de surveillance… Elle découvrait à présent le récit de son dernier repas à bord du navire, quand un son étrange lui fit lever la tête et regarder par la fenêtre.
- Qu’est-ce que…
Les bossoirs s’étaient tous mis en mouvement. La seconde d’après, tous les canots qui y étaient suspendus furent précipités vers l’océan.
- Putain !
Fourrant le précieux journal de Murdoch dans le sac à dos de Vincent (qui ne la quittait plus) sans ménagement, Tiphaine sortit en courant de la cabine de l’Officier, cavala dans la coursive, puis se retrouva sur le pont-promenade, à deux pas de Guillaume qui était planté à côté du canot n°8… ou plutôt de son ancien emplacement. Elle fonça sur lui.
- Mais Guillaume, qu’est-ce que tu as fait ?!
Un temps hébété, il la regarda droit dans les yeux, à présent énervé.
- Mais tu vas arrêter, oui ?! Quelque chose est cassé sur le Titanic ? C’est Guillaume ! Denis fait brûler le repas ? C’est Guillaume ! Antoine ronfle trop fort ? C’est Guillaume ! Tu ne veux pas non plus me rendre responsable de la crise financière, de l’isolement géographique de la Creuse, ou des puces attrapées par Manouk, tant que tu y es ?!
- … Manouk n’a pas de puces, il est ...
- Là n’est pas la question ! Je me fiche que Manouk soit propre, ait les capacités de cuisiner du riz basmati, ou finisse Président de la République. ARRÊTE de m’accuser tout le temps de tout et n’importe quoi, car ça commence vraiment à me gonfler !
Et sur ces reproches assez vifs, Guillaume prit congé et retourna dans le Grand Escalier, plantant Tiphaine sur le pont-promenade désert.
Après être retournée dans sa cabine, Aurélie avait souhaité prendre un bain dans ‘’sa’’ salle de bains, mais après avoir entendu les hurlements de Nicolas, elle avait pris peur que ce dernier surgisse avec un couteau dans cette petite pièce à l’allure très hitchkokienne avec ses tuyaux apparents et ses airs de bloc chirurgical… Elle s’était donc lavée au lavabo et s’était habillée. Juste avant de sortir, elle peaufinait sa coiffure en s’observant dans la coiffeuse quand elle crut voir un canot passer à toute vitesse devant son hublot. Elle poussa alors un hurlement, et Antoine, tiré de son sommeil et effrayé, tomba du lit.
- Mais qu’est-ce que… Aurélie, ça va pas ?!
- Antoine, on coule ! J’ai vu les canots ! Il faut réveiller tout le monde !
L’historien se releva et alla enlacer sa compagne.
- Du calme, du calme ; tout va bien. Pourquoi tu dis ça ?
- J’ai vu un canot passer devant le hublot !
Antoine, qui venait de regarder le hublot, allait lui dire que ce n’était pas possible, mais une corde était visible par celui-ci. Un canot avait donc bien été descendu… Il s’habilla en toute hâte, puis prit la main d’Aurélie avant de grimper en vitesse au Pont des Embarcations. Là, il retrouva Tiphaine près du canot n°8… qui n’était plus là.
- Tiphaine ? Ça va ? Que se passe-t-il ? Où est le…
Il venait de s’apercevoir que les autres canots manquaient eux aussi à l’appel.
- Mais… Où sont les canots ?!
- Partis. Les bossoirs ont basculé sans intervention humaine et tous les canots sont tombés à l’eau.
- Mais c’est pas possible ! Je te laisse Aurélie, je vais vérifier ceux à l’arrière.
Antoine se dépêcha de passer à tribord puis d’aller vers l’arrière via la plate-forme surélevée surplombant le Grand Salon et donnant accès au compas. Aurélie resta avec Tiphaine qui, pour une raison inconnue, semblait de mauvaise humeur.
- Ça va, Tiphaine ?
- Aussi bien qu’un sanglier lors d’une fête dans le village d’Astérix…
- Euh… Donc, ça ne va pas ?
- Bah oui, Sherlock…
Pendant que Tiphaine répondait avec l’amabilité et la délicatesse d’une porte blindée, Antoine s’était retrouvé au pied de la Cheminée n°4, à côté des bossoirs se trouvant à bâbord, près de l’entrée du Grand Escalier de Deuxième Classe. Au loin, il pouvait voir Tiphaine et Aurélie en train de discuter dans la joie et la bonne humeur (ou pas). Par contre, ce qu’il n’avait vu nulle part, c’était 18 canots de sauvetage. Ils étaient tous passés par-dessus bord, et c’était incompréhensible. L’historien se rapprocha du bastingage pour regarder la mer en contrebas, mais aucun canot ne s’y trouvait. Afin de pouvoir mieux voir (ainsi que regarder vers l’arrière), il se pencha un peu plus en se tenant fermement à l’un des haubans (de longs câbles noirs tendus) maintenant l’immense cheminée, mais il ne vit rien. Antoine entendit soudain une détonation, et le hauban auquel il se tenait ne sembla brusquement plus tendu. Manquant de tomber à la mer, il parvint à se rattraper au bastingage et recula de plusieurs pas, avant de faire face à la Cheminée n°4… et de déglutir. Le hauban auquel il s’était maintenu gisait sur le plancher du pont-promenade, et un grincement métallique très désagréable commençait à se faire entendre. L’immense cheminée, toujours fixée par ses nombreux autres haubans, semblait s’être inclinée de quelques millimètres vers lui.
- Oh non.
Oh si. Une nouvelle détonation retentit, et l’un des mécanismes maintenant un autre hauban sur le côté bâbord de la cheminée vola en morceaux qui roulèrent sur la plate-forme surélevée surplombant le Fumoir. Le hauban fendit l’air avec la vitesse et la puissance d’un fouet et vint frapper Antoine en plein visage. L’historien fut éjecté en arrière et chuta lourdement contre le bastingage, une projection de sang éclaboussant la peinture blanche de celui-ci. Nouvelle détonation, et nouveau hauban qui fonça sur lui comme un serpent prêt à mordre. Antoine, sonné et une main contre sa joue ouverte par le hauban, se jeta sur le côté, et le hauban brisa quelques planches du sol en sifflant. Le phénomène se reproduisit encore deux fois, transformant le plancher du pont-promenade en une marée d’éclats de bois, mais Antoine, à présent alerte, se jeta à nouveau sur le côté pour les éviter. Haletant, il leva les yeux vers l’immense structure de métal, peinte en chamois avec une manchette noire, qui n’était plus soutenue que par un seul hauban à bâbord. Elle allait donc, selon toute logique, basculer sur tribord et… et non, le contraire se produisait, elle basculait sur bâbord et allait l’écraser ! Horrifié, Antoine se releva et tenta de courir vers l’avant, mais un nouveau hauban (le dernier de bâbord se trouvant le plus en avant de la cheminée) se détacha dans un sifflement meurtrier et vint frapper le plancher juste devant lui, obligeant l’historien à se jeter à nouveau sur le côté. Il s’accorda une demi-seconde pour reprendre son souffle, puis piqua un sprint vers l’avant du pont-promenade. Il évita de peu d’être tué par la chute de la Cheminée n°4. Celle-ci, dans un atroce fracas de métal et de bois brisés, s’effondra de biais sur le pont-promenade du Pont des Embarcations qui s’écroula alors sur celui du Pont A. Les nombreux débris vinrent alors pleuvoir avec force sur plusieurs cabines de Première Classe situées à l’arrière du Pont B, ainsi que sur la réception du luxueux Restaurant à la Carte : les salles susmentionnées se retrouvèrent à l’air libre et furent envahies par plusieurs décimètres de débris divers et variés. Dans un dernier grincement, la Cheminée n°4, sans passer par-dessus bord, s’affaissa sur elle-même et perdit sa forme elliptique. Elle avait vécu. Antoine, lui, vivait encore.
Vendredi 12 décembre 2014, RMS Titanic, 07h30.
Nicolas dormait paisiblement. Du moins, avant qu’il n’entende un fracas assourdissant venant de quelque part en arrière, dans les ponts supérieurs. Celui-ci se réveilla et se redressa, blasé, avant de chercher ses habits à tâtons.
- Bon sang. Si ils ont encore cassé quelque chose, je tue quelqu’un.
Une fois habillé en vitesse et sorti de sa cabine, Nicolas remonta à toute vitesse la coursive et se retrouva au Grand Escalier Arrière du Pont C. Là, il s’arrêta soudainement alors qu’il comptait monter, et regarda par terre. Il avait marché sur des débris de verre. Fronçant les sourcils, Nicolas releva la tête et faillit pousser un hurlement : de là où il était, il voyait que le dôme de verre surplombant les trois étages du Grand Escalier Arrière… avait volé en morceaux. Il n’en restait que ses arcades en fer forgé. Nicolas grimpa alors d’un pont, et ce qu’il vit en débouchant de la volée de marches gauche, à la réception du Restaurant à la Carte (par ailleurs sans lumière) au Pont B, l’horrifia au plus haut point. Une partie du côté bâbord était à ciel ouvert et une quantité ahurissante de planches de teck brisées et de morceaux de métal jonchait le sol et les sièges. Des débris d’un lit et de plusieurs autres meubles qu’on pouvait trouver dans une cabine classique de Première Classe pouvaient aussi être aperçus : ils semblaient venir de la cabine A36, c’est-à-dire celle de Thomas Andrews, effondrée sur elle-même…
- Mais qu’est-ce qu’ils ont foutu ?!!!
Craignant ce qu’il allait découvrir à l’étage du dessus, Nicolas marcha sur une couche de verre brisé répandu à terre, avisa le (jadis) magnifique dôme désormais complètement explosé, et prit pied au Pont A. Là il put constater qu’une carcasse métallique peinte en couleur chamois obstruait la sortie du hall menant au pont-promenade.
- La cheminée ?... Mais comment ont-ils pu faire chuter une cheminée ?! Bordel, ces tarés réussiraient à fabriquer une bombe atomique avec une allumette et un chewing-gum, j’en suis sûr !
Désespéré, le Techie-en-chef emprunta la grande coursive menant au Grand Salon, aperçut en passant que toutes les fenêtres de la dite coursive avaient été brisées sous la violence de la chute de la cheminée, bifurqua à gauche juste avant la porte-tambour, et ouvrit la porte donnant accès au pont-promenade. Là, il prit directement à droite et remonta un escalier qui menait au Pont des Embarcations. Lorsqu’il y fut arrivé (à hauteur du local de rangement des chaises longues), il put constater la désolation qui y régnait : la Cheminée n°4 s’était effondrée de biais sur la partie bâbord du pont-promenade en défonçant littéralement le Pont des Embarcations et le Pont A… Il trouva à côté Antoine, adossé au bastingage, avec Aurélie semblant catastrophée et Tiphaine lui appliquant un mouchoir sur la joue. Il laissa alors éclater sa colère.
- Mais qu’est-ce que vous avez foutu ?!
Personne ne lui répondit. Sa colère redoubla quand il aperçut qu’il n’y avait plus de canots.
- Et qu’est-ce que vous avez fait des canots ?!
Tiphaine, excédée, leva un regard autoritaire vers lui tout en continuant à maintenir sa compresse sur la joue d’Antoine.
- Tu veux bien la fermer ?! Rends-toi utile et amène-nous à l’Hôpital de Bord !
Nicolas resta interdit.
- Quoi ? Pourquoi ?
- Antoine s’est pris un hauban dans la tronche et ça saigne !! On doit le réparer ! Enfin, le soigner !
Le Techie-en-chef comprit enfin l’urgence de la situation. Il aida Tiphaine à soulever Antoine et ils l’escortèrent dans le sens inverse où était arrivé Nicolas. Aurélie, en proie à un stress intense, ne cessait de courir en avant puis de revenir en arrière avant de recommencer à aller en avant. Parvenus au Pont B, Tiphaine ne put retenir sa stupeur en voyant l’état dans lequel était le côté bâbord de la réception.
- Seigneur, c’est apocalyptique !
- Bah ouais, voilà ce qui se passe quand on fait tomber des cheminées !
- Oh, ça suffit Nicolas ! Tu sais où je vais te la mettre, ta cheminée, si tu continues ?!
Cette proposition peu alléchante calma le Techie pour de bon. L’instant d’après, ils étaient au Pont C et empruntaient la coursive arrière tribord menant à l’Hôpital de Bord. Après avoir emprunté la porte tout au fond à gauche, ils se retrouvèrent dans un minuscule vestibule donnant sur un escalier et une salle de chirurgie. Ils y allongèrent Antoine et discutèrent de son cas.
- Bon, Antoine, tu as la joue ouverte.
L’intéressé le prenait avec humour.
- Tu sais, ça a l’air un peu grave, mais je ne pense pas que l’amputation sera nécessaire !
Aurélie, qui sanglotait, apprécia peu ce trait d’humour.
- Antoine, tu n’es qu’un idiot ! Tiphaine, il a besoin de points de suture : comment on va faire ?!
- Du calme, Aurélie. C’est Elodie, qui coud des trucs, je crois ?
- Euh… oui… Mais elle coud sur du tissu, pas de la peau humaine !
- Rhôôh, c’est pareil, elle ne va pas faire la fine bouche ! Va la chercher. Toi, Nicolas, cherche le matériel de suture et de la morphine.
Aurélie et Nicolas préférèrent ne pas contredire Tiphaine qui donnait les ordres avec une certaine autorité, pour ne pas dire un certain autoritarisme. La commandante se tourna alors vers le patient.
- Tu as de la chance…
- Ah bon ?
- Forcément, si tu m’interromps… J’allais dire que tu as de la chance dans ton malheur. C’est profond, mais pas très large ni très long. Ça devrait se recoudre facilement.
- Oui, pour le truc très large et très long, c’est plus bas !
Visiblement, Tiphaine ne partageait pas l’allégresse que conservait Antoine envers et contre tout.
- T’es con Antoine…
Aurélie était paniquée. Et la panique faisait faire des choses stupides. Alors qu’elle se trouvait au Pont C et qu’elle avait juste à remonter la coursive centrale bâbord pour rejoindre la cabine d’Elodie, Aurélie reproduisit tout le chemin de Nicolas pour regagner le Pont des Embarcations, puis se dirigea vers le Grand Escalier, à l’avant, où elle avait l’intention de tout redescendre jusqu’au Pont C. Alors qu’elle passait à hauteur de la Cheminée n°2, un son horriblement puissant se fit entendre : c’était celui de la sirène fixée à l’avant de la cheminée. Aurélie fut si effrayée qu’elle poussa un hurlement et se mit à trembler. Il lui fallut plusieurs minutes pour se calmer avant qu’elle ne puisse entrer dans le Grand Escalier et descendre. Là, elle déambula dans le Grand Escalier du Pont C et la coursive attenante, plongés dans le noir, avant de se positionner devant la porte de la cabine d’Elodie. Elle y frappa… pile quand Elodie en sortit. Et la pauvre Elodie se prit donc un coup de poing dans la figure.
- Outch !
- Oh mon Dieu, ma chatonne belge !
- Tu sais ce qu’elle te dit la chatonne ?! La vache, ça fait mal !! Qu’est-ce qui te prends d’aveugler les gens ainsi de si bon matin ?!
- Y a rien qui va depuis ce matin, je suis désolée !
- Bon, bon, ça va, ça va ; t’as pas fait exprès. Enfin j’espère. C’était toi, ce boucan infernal il y a une dizaine de minutes ? Ça m’a réveillée. C’est impossible de dormir avec vous, c’est dingue. Je vous conseille de jamais ouvrir un Hôtel des Titanicophiles, vous n’auriez jamais un client.
- La Cheminée n°4 ! Ce truc énorme s’est effondré sur Antoine !
- Quoi ?! Et il va bien ? Antoine, pas le truc énorme…
- Il est vivant, mais il a la joue ouverte. Tiphaine a dit qu’il fallait que tu le recouses.
- QUOI ?! Elle est folle ?!
- Oui, mais non ! Elle a raison, on ne peut pas le laisser défiguré comme ça !
- Mais je suis pas chirurgienne, moi !
- Mais tu sais coudre !
- Mais ça n’a RIEN à voir !!
- Mais ça a TOUT à voir !! Fais-le, je t’en prie !
Aurélie paraissait sur le point de fondre en larmes. Elodie n’eut donc d’autre choix que de capituler.
- Bon, ok, allons-y.
Aurélie se dépêcha de faire remonter Elodie au Pont des Embarcations. Quand elles y furent arrivées, elles sortirent par bâbord et se dirigèrent vers l’arrière. Une mouette (plus grosse que celle de l’autre jour) s’était posée sur le bastingage entourant la plate-forme surélevée où se trouvait le compas, mais ni Aurélie ni Elodie ne prirent le temps de s’attarder auprès d’elle : il aurait été fort impoli qu’elles engagent la discussion avec ce volatile pendant qu’Antoine attendait des soins de toute urgence… Toutefois, alors qu’elles remontaient le pont-promenade vers la carcasse de la Cheminée n°4, une nuée de mouettes commença à se poser sur les bastingages, les rebords, les bossoirs, les barres de maintien… Il y en avait plusieurs dizaines. Elodie ralentit le pas.
- Aurélie.
- Quoi ? Pourquoi tu t’arrêtes ?
- Les mouettes.
- Quoi les mouettes ? Tu es obligée de les contempler maintenant ? Antoine nous attend !
- Elles ne sont pas normales. Elles nous regardent bizarrement.
Aurélie regarda autour d’elle. Il était vrai que ces mouettes (particulièrement grosses) étaient bien étranges à les regarder aussi fixement. D’autres mouettes avaient fait leur apparition entre temps, et il y en avait tellement de posées sur le plancher du pont-promenade que les deux amies ne pouvaient plus rejoindre l’escalier devant les mener au Pont A. Aurélie fit alors un grand pas en avant et frappa le sol de son talon en levant haut les bras pour que les mouettes partent. Ce fut une grave erreur.
Immédiatement, les mouettes décollèrent de leurs perchoirs et formèrent une nuée qui poussa un cri strident. La nuée enveloppa alors les deux amies… qui sentirent des dizaines de becs leur pincer le cou, les bras, et les jambes. Des gouttelettes de sang pleuvaient sur le plancher du pont-promenade : Aurélie et Elodie allaient se faire lacérer vivantes. Poussant des hurlements de terreur et de douleur, les deux amies réussirent à se donner la main et retourner centimètre après centimètre vers le Grand Escalier. La Belge perdit ses lunettes au cours du processus. Finalement, elles arrivèrent à la porte du Grand Escalier et s’engouffrèrent à l’intérieur, en sale état mais vivantes. Elles avaient des coupures partout, mais elles avaient survécu à la férocité des mouettes et étaient à présent à l’abri. Tremblant de la tête aux pieds, Aurélie enlaça Elodie : toutes deux étaient traumatisées.
- Je ne veux plus jamais voir de mouette ! Jamais !
Son souhait ne resta exaucé que durant approximativement cinq secondes. Les mouettes, telles des boulets de canon, brisèrent les carreaux des fenêtres de bâbord et s’engouffrèrent à l’intérieur pour revenir harceler les deux jeunes femmes. Les volatiles étaient en si grand nombre qu’ils se cognaient contre les boiseries, les balustrades et les colonnes, et il y en eu même un qui percuta de plein fouet la magnifique horloge se trouvant sur le demi-palier : elle se brisa et tomba en morceaux sur le sol. Aurélie venait de s’effondrer par terre, livrant sa gorge aux becs acérés des oiseaux. Elodie, de son côté, était acculée au mur et n’allait pas tarder à faire de même. Soudain, on entendit à nouveau la sirène de la Cheminée n°2. Le son qui avait tant effrayé Aurélie venait de lui sauver la vie : effrayées, les mouettes s’envolèrent en désordre et disparurent par les trous béants qu’étaient devenues les fenêtres.
C’est évidemment à ce moment-là qu’arriva Nicolas, qui montait depuis le Pont A.
- C’est quoi ce vacarme ? Vous êtes là-haut, les filles ? On vous attend, qu’est-ce que vous…
Nicolas faillit faire un arrêt cardiaque quand il découvrit l’état dans lequel se trouvait le Grand Escalier au Pont des Embarcations. Les fenêtres à bâbord étaient brisées, certaines boiseries étaient fissurées, la grande horloge avait été explosée, et le sol était constellé de flaques de sang et de cadavres de mouettes. Fort heureusement, l’état dans lequel se trouvaient ses deux amies lui importa plus que celui dans lequel se trouvait le hall, et il se précipita donc vers elles.
- Aurélie ! Elodie ! Vous êtes dans un état épouvantable !
C’était le cas de le dire. Leurs vêtements étaient lacérés et elles avaient des coupures (parfois saignantes) absolument partout. En plus, Elodie n’avait plus ses lunettes. Aurélie fondit en larmes.
- Nicolas, c’était horrible ! Des mouettes, des mouettes partout ! On a failli mourir !!
Comprenant que la situation était grave, Nicolas ne pouvait qu’appeler leur héros. Il alla à la balustrade et regarda par-dessus, laissant voir la volée de marches qui descendait du Pont E jusqu’au Pont F. Il cria pour appeler Denis.
- Denis ! On a besoin d’un homme costaud ! Aurélie et Elodie ont eu de gros ennuis avec des mouettes !
Après avoir fait sortir de sa cabine les deux querelleurs, Denis s’était lavé à l’aide son lavabo (volontairement à l’eau froide) puis s’était habillé. Il avait ensuite quitté sa cabine et s’était rendu au Grand Escalier du Pont C, toujours plongé dans le noir. Il emprunta quatre-à-quatre la volée de marches de gauche pour descendre au Pont D, puis fit de même avec la volée de marches centrale… et trébucha. Tombant de tout son long en avant, Denis n’évita la chute que grâce au magnifique candélabre, auquel il se rattrapa in-extremis. Hélas, cet ouvrage d’art ne pouvait supporter le poids d’un homme aussi bien bâti, et la branche à laquelle s’était maintenu le chef-cuisinier le prouva lorsqu’elle se rompit dans un craquement sinistre. Vivant, mais épouvanté, Denis se retrouva avec un morceau du candélabre dans les mains, auquel pendait un bout de fil électrique. Voilà qu’il avait cassé quelque chose à son tour… et ce n’était pas rien ! Nicolas allait le tuer. Denis n’eut d’autre choix que de s’avancer vivement vers le sofa faisant face à l’escalier, où il dissimula la preuve du crime sous un coussin. Se retournant vers le candélabre auquel manquait maintenant une branche, il se dit que ce n’était pas trop visible, du moins si on ne s’attardait pas trop dessus. Très gêné, le chef-cuisinier gagna ensuite ‘’ses’’ cuisines.
Sonia s’éveilla au moment où Denis quittait sa cabine. C’était un peu tôt pour se lever, mais elle avait à nouveau très mal dormi (elle s’était brusquement réveillée juste après avoir trouvé le sommeil), bien que ça ait été légèrement moins horrible que la nuit précédente : elle avait eu très froid et n’avait cessé de se réveiller soudainement pendant toute la nuit. Pour l’heure, elle avait un peu faim. Elle se lava rapidement à l’aide de son lavabo, puis s’habilla avant de quitter sa cabine et de descendre elle aussi au Pont D. Alors qu’elle longeait les fauteuils du Salon de Réception, du côté bâbord, elle se figea en entendant un rire de petite fille, comme celui de la veille, qui semblait venir de la Salle à Manger. Sonia ferma les yeux, crispa ses poings alors qu’une nouvelle sensation de froid l’envahissait, puis rouvrit les yeux et avança comme si elle n’avait rien entendu. Là, elle rentra dans la Salle à Manger (dont toutes les lampes du côté bâbord étaient toujours éteintes), passa à côté du carnage à la baignoire, et alla s’installer à la table du commandant, où se trouvaient déjà quelques victuailles. Personne n’y était assis… Personne ? En s’asseyant, Sonia se rendit compte que quelqu’un, ou plutôt quelque chose se trouvait sur le siège situé en face d’elle : il s’agissait d’une belle poupée de porcelaine, en position assise… La poupée qu’elle avait vue hier soir dans la cabine C24. Qui l’avait placée là ? Denis, qui apportait des croissants et du café à l’instant, allait peut-être pouvoir l’éclairer.
- Denis ?
- Oh, ma charmante Sonia, tu es déjà là ? J’amenais justement du café.
- Ah. C’est gentil, mais je n’aime pas le café…
- Quoi ? Mais… ! Tu en as bu le 10 ! Avant que tu ne casses la tasse…
- Oui, mais… J’étais énervée.
- … Donc, si je comprends bien, quand tu es énervée, tu consommes une boisson susceptible de t’énerver encore plus ?
- Exactement. C’est con, mais c’est comme ça.
- Mais non, mais non. Je t’apporterai du thé.
- Oh, Denis, tu es adorable ! Par contre, je voulais te demander…
- Oui ? Tu veux aussi des pains au chocolat ?
- Non ! Enfin, oui ! Enfin… ce n’est pas la question. Pourquoi tu as mis cette poupée ici ?
Denis, étonné, tourna la tête vers la chaise où était installée la poupée de porcelaine.
- Mais… Je n’ai jamais touché à ce truc. Ce n’était même pas là quand je suis arrivé !
Ce fut au tour de Sonia d’être étonnée.
- Mais… Qui, alors ?
- Je ne sais pas. Je retourne en cuisine, appelle-moi si tu as besoin de moi.
Le chef-cuisinier laissa la ravissante jeune femme manger tranquillement et retourna dans les cuisines. Là, il alla se placer devant un plan de travail où étaient posés un couteau, une planche de boucher, et un immense morceau de viande : il comptait en faire un savoureux tournedos de bœuf épicé. Après avoir inspecté la viande comme un critique d’art une statue antique, il posa la main à l’emplacement du couteau… mais ses doigts ne rencontrèrent que la surface du plan de travail. Le couteau était posé sur un autre plan de travail, quelques mètres plus loin.
- Oh. Eh bien.
Denis se déplaça sans sourciller jusqu’au couteau, le récupéra, puis revint là où il était auparavant et reposa le couteau. Il inspecta à nouveau sa viande quelques instants, puis posa à nouveau sa main là où était le couteau pour pouvoir commencer à ‘’sculpter’’ sa viande. À nouveau, ses mains ne rencontrèrent que la surface du plan de travail. En tournant la tête, il vit que le couteau était à nouveau posé plusieurs mètres plus loin.
- Mais ! Qu’est-ce ?!
À présent méfiant, Denis alla le récupérer, et cette fois-ci, ne le lâcha plus. Revenant à sa viande, il s’apprêta à la découper, son couteau à la main… mais il n’y avait plus de viande. Hébété, Denis vit que la planche à découper et le bœuf se trouvaient à présent près d’un des chauffe-plats.
- Je suis ensorcelé, ou quoi ?!
Tenant toujours son couteau, le chef-cuisinier s’avança vivement vers le chauffe-plat, et entreprit de commencer à découper sa viande à cet endroit. C’est alors que la cuisine trembla légèrement, et qu’il eut l’impression d’entendre un grand bruit venant d’au-dessus, mais assez étouffé, comme si il provenait de l’arrière du navire. Intrigué, il posa à nouveau son couteau et regarda le plafond.
- Allons bon, c’était quoi ça encore ?
Il attendit quelques minutes, mais n’entendit rien d’autre. Ne cherchant pas à savoir, Denis voulut à nouveau prendre son couteau et couper sa viande. Il eut alors la grande contrariété de constater que le couteau se trouvait à présent près d’un four, et que la planche à découper et la viande se trouvaient près d’une grosse rôtissoire.
- Non mais ça suffit maintenant, oui ?!
Commençant à friser l’énervement, Denis alla récupérer son couteau à grandes enjambées, puis sa viande. Il se rendit ensuite dans l’office attenant plutôt que la cuisine, et décida une bonne fois pour toutes de découper cette fichue viande. Ce fut évidemment à ce moment que Sonia apparut.
- Denis ? Nicolas t’as appelé du haut du Grand Escalier, il semblait stressé !
- Ah bon ? Qu’est-ce qu’il a ?
- Je ne sais pas, il a parlé d’une mouette. Je suppose qu’elle a sali un fauteuil et ça doit donc le mettre dans tous ses états…
- Allons bon. Je ne pourrai jamais faire ce plat. J’arrive.
Denis baissa les yeux sur son plan de travail, où se trouvait toujours la viande. En revanche, il n’avait plus son couteau en main, alors qu’il ne se souvenait pas l’avoir posé. Laissant aller son regard dans la salle, il ne parvint pas à le localiser à nouveau, et il songea qu’il était préférable de rejoindre Nicolas sans tarder. C’est alors qu’il entendit un « tchak ! » sonore juste à côté de lui et qu’il vit à nouveau le couteau. Il était planté dans le plan de travail, vibrant légèrement et la pointe enfoncée entre l’index et le majeur de la main gauche de Denis, qui était posée à côté de la planche à découper, comme si quelqu’un avait fait exprès de le planter là. Le chef-cuisinier déglutit et retira vivement sa main, lui provoquant une coupure qui fit jaillir quelques gouttelettes de sang sur le plan de travail. Enveloppant ses deux doigts dans un mouchoir, il sortit ensuite de là sans tarder. C’était la première fois qu’il ne se sentait pas à l’aise dans cet endroit qu’il affectionnait tant.
Il retrouva Sonia au Grand Escalier, juste à côté du candélabre.
- Je vais voir ce qu’a Nicolas. Tu restes là ?
- D’accord.
Le chef-cuisinier monta rapidement les escaliers, et Sonia tourna soudain la tête vers la volée de marches de droite descendant au Pont E : Guillaume était en train de la remonter… complètement trempé.
Après son excès de colère auprès de Tiphaine, Guillaume avait dévalé le Grand Escalier jusqu’au Pont F sans trop savoir où il allait. Il était alors allé visiter les splendides Bains Turcs pendant un long moment, puis avait décidé d’aller voir la Piscine, beaucoup plus austère, qui se trouvait juste au bout de la coursive à laquelle donnait accès la dernière volée de marches du Grand Escalier. Lorsqu’il entra, une sorte de très légère brume flottait au-dessus du bassin rempli l’eau. Guillaume s’en approcha, puis s’agenouilla avant de laisser tremper sa main dedans… qu’il retira vivement. Cette eau était glaciale. Il recula même d’un pas après s’être relevé. Soudain, le juriste crut entendre Nicolas appeler Denis, mais ne comprit pas pourquoi. Il allait se retourner vers la porte pour sortir et aller voir ce qu’il se passait quand il sentit deux mains presser fortement sur ses omoplates… pour le pousser à l’eau. Guillaume fut projeté dans le bassin rempli d’eau glacée en poussant un cri.
Suffoquant à moitié à cause de l’horrible sensation de l’eau gelée sur son corps (c’était comme recevoir des centaines de coups de poignard en même temps), le pauvre juriste se retourna et ne vit personne. Il gagna alors le bord en faisant des mouvements saccadés, puis utilisa le petit escalier permettant d’entrer dans le bassin. Il put alors sortir de cet horrible bassin, agité de très forts tremblements. Il se dirigea avec difficulté vers la volée de marches menant au Grand Escalier du Pont E, puis remonta au Pont D via la volée de marches tribord du Grand Escalier. Il y fut accueilli par Sonia, qui ne cacha pas son étonnement.
- Mais… Guillaume ! Tu es mouillé !
- S-Sans déco-conner ! J’a-avais pas v-vu !
C’est alors que Tiphaine, sourcils froncés, descendit la volée de marches tribord du Grand Escalier venant du Pont C. Il ne manquait plus que ça : il allait probablement se faire engueuler car il mouillait la moquette du Salon de Réception.
(message suivant pour la suite du chapitre)
Denis dormait à poings fermés. Soudain, une violente charge fut exercée contre sa porte, et celle-ci s’ouvrit en grand, inondant la cabine de lumière. Le chef-cuisinier bondit de son lit, affolé, avant de voir un homme qu’il ne connaissait pas entrer dans sa cabine et le viser à l’aide d’une arme à feu.
- Au nom de la loi, levez les mains en l’air et mettez-vous à genoux !
Déboussolé, Denis s’exécuta. Dans les cabines voisines, on entendait des claquements de portes et des cris étouffés. Un autre individu entra dans la cabine et alluma les lumières. Denis put alors distinguer… Thomas Andrews (!!) qui avait allumé, et Henry Wilde, qui le visait toujours avec son arme. Denis ne comprenait rien à ce qui était en train de se passer. Thomas Andrews s’approcha alors de lui, lui adressa un sourire bienveillant… puis lui cracha à la figure avant de lui mettre un coup de pied dans l’estomac. Le souffle coupé, Denis s’effondra.
- Monsieur Wilde, sortez cet individu d’ici et amenez le sur le palier.
- Bien, Monsieur Andrews.
Denis sentit alors qu’on le relevait sans ménagement et qu’on le traînait hors de la cabine. Les yeux à moitié fermés, il put voir pendant son court trajet vers le Grand Escalier William Murdoch sortant de la cabine de Tiphaine… avec une machette pleine de sang. Charles Lightoller était dans la même situation, mais il sortait de chez Nicolas. Les deux Officiers se dirigèrent à sa suite vers le Grand Escalier tout illuminé. Quand ils y furent tous arrivés, Denis fut violemment jeté contre la cloison faisant face à la volée de marches centrale. Il put alors lever la tête vers ses agresseurs. Thomas Andrews, avec un air de requin. Le Capitaine Smith, la barbe couverte de sang. Henry Wilde, qui le regardait d’un air sadique. William Murdoch et Charles Lightoller, tenant leur machette ensanglantée. Et Bruce Ismay, qui tenait un mouchoir blanc en paraissant s’ennuyer. Le chef-cuisinier trouva la force d’articuler.
- Que… que se passe-t-il ?! Que voulez-vous ?!
Thomas Andrews avança d’un pas, s’accroupit à sa hauteur, lui sourit d’un air bienveillant… puis le plaqua contre la cloison en l’étranglant, le nez à deux millimètres du sien.
- Ce qui se passe, Monsieur Denis ? Vous et vos amis avez porté atteinte à l’intégrité du Titanic. Trois ans de travail acharné réduits à néant par un cuisinier de pacotille et sa bande de gosses mal élevés... Croyez-vous que j’ai tant bataillé dans la construction de ce géant des mers pour que vous veniez tout gâcher ?! Les Officiers se sont occupés de vos amis. Oh, rassurez-vous, ils n’ont pas souffert… Mais… Qu’est-ce que je raconte ? Ahah, bien sûr que si ! Ils les ont égorgés alors qu’ils dormaient ! C’était si drôle quand… comment l’appelez-vous ?... Sonia, c’est cela ? Cette jeune fille s’est réveillée… Afin qu’elle ne donne pas l’alerte, Monsieur Wilde lui a défoncé le crâne avec le manche de son pistolet. Vous auriez vu sa tête, ahahah !
Pendant que Thomas Andrews éclatait d’un rire tonitruant, Denis eut l’impression que son cœur venait de s’arrêter. Il n’arrivait pas à enregistrer l’information : tous les Titanicophiles avaient été sauvagement assassinés. Il était le dernier survivant… pour combien de temps ?
- Oh, ne vous en faites pas, Monsieur Denis : vous allez les rejoindre. Mais comme vous étiez le meneur, votre exécution sera plus solennelle… Voyez-vous, nous autres Britanniques avons un certain sens du prestige et de l’honneur !
Thomas Andrews cessa d’étrangler Denis et se redressa en regardant Edward Smith et sa barbe sanguinolente.
- Capitaine, je vous prierai de demander à Herbert Pitman d’aller découper les corps des intrus qui ont été exécutés dans les cabines : ils serviront à alimenter les chaudières du navire. Vous autres, montez au Grand Salon avec ce déchet humain. Allons, pressons !
Denis, qui avait l’impression d’être déjà à moitié mort, n’enregistra rien pendant la montée vers le Pont A, et il eut l’impression d’avoir été téléporté directement dans le Grand Salon. Il avait été placé face à la cheminée de marbre, et il pouvait voir dans le miroir que Wilde, Murdoch, et Lightoller avaient sorti leur pistolet en le visant. C’était un peloton d’exécution. Le Capitaine Smith, lui, s’était assis dans un fauteuil et regardait la scène comme si il se trouvait au cinéma. Quant à Bruce Ismay, il se tenait debout aux côtés de ce dernier, tenant toujours son mouchoir blanc. Thomas Andrews, pour sa part, se trouvait près de l’entrée et était donc hors de vue. Denis baissa les yeux. Ainsi, il allait mourir. Et dans des conditions atroces, par-dessus le marché. Leur séjour idyllique de deux journées sur le Titanic s’achevait dans de bien macabres circonstances… Heureusement, quelque chose aidait Denis à surmonter l’horreur de ses derniers instants : l’Artémis de Versailles posée sur le manteau de la cheminée. Du moins, jusqu’à ce que…
- Messieurs, je vous avais demandé d’ôter cette statue. Elle réconforte ce criminel, ce qui est inacceptable. N’ayons aucune pitié pour cette charogne !
Et Thomas Andrews se rapprocha, puis saisit la statue. Il la pulvérisa alors littéralement en l’abattant contre la cheminée, avant de se reculer à nouveau.
- Je n’ai jamais aimé cette statue d’Artémis. Nous lui préférerons une belle représentation d’Atlas.
Un homme inconnu au bataillon entra alors dans le Grand Salon par son entrée du fond.
- Excusez-moi, j’étais retenu.
- Ah, Monsieur McElroy. Nous allons pouvoir commencer le jugement.
- Monsieur Denis, comme vous êtes un citoyen français, vous ne bénéficiez pas des dispositions apportées par la Magna Carta et l’Habeus Corpus. Vous êtes présentement accusé d’avoir dirigé un groupuscule terroriste et anarchiste, d’avoir perpétré un attentat dans la Salle à Manger, d’avoir perpétré un autre attentat dans le Bureau des Renseignements, d’avoir forcé le coffre-fort principal, d’avoir détruit plusieurs éléments du navire comme des appareils de gymnastique ou de la vaisselle ou encore une tapisserie sans oublier des boiseries, d’avoir dégradé des effets personnels appartenant à des passagers ou des membres d’équipage, d’avoir squatté des cabines de Première Classe, d’être un passage clandestin, d’être entré sans permission dans des zones réservées à l’équipage, d’avoir violé les règles de séparation entre les classes, d’avoir contrevenu aux bonnes mœurs, et de ne pas avoir cuisiné de canard alors qu’il s’agissait d’un plat figurant sur le menu. Qu’avez-vous à dire pour votre défense ?
- Euh…
- Nous en avons assez entendu. La peine passible pour de tels agissements est… d’être déchiqueté vif par les hélices du navire. Mais dans sa grande bonté, le très généreux Monsieur Andrews a proposé de commuer votre peine en exécution par un peloton armé. La sentence sera appliquée lorsque le mouchoir du Président Ismay aura touché le sol.
L’intéressé, qui sembla sortir de sa torpeur, sourit d’un air affable et lâcha son mouchoir qui voleta lentement vers la moquette. Le moustachu eut une dernière parole fort commerciale à l’égard de Denis.
- La White Star Line vous remercie d’avoir emprunté le Titanic et espère vous revoir bientôt à bord d’un de ses navires. Nous vous souhaitons un agréable décès !
Le mouchoir toucha le sol. Denis ferma les yeux. Il entendit une détonation. Le miroir face à lui se brisa et des éclaboussures de sang maculèrent les boiseries de chêne. Une intense douleur irradia son dos et il s’effondra.
Il faisait noir. Et il faisait terriblement chaud. Denis voulut hurler mais rien ne sortit de sa bouche. La douleur qu’il ressentait dans le dos était telle qu’il ne parvenait pas à respirer. Mais alors pourquoi n’était-il pas mort ? C’est alors qu’il enregistra plusieurs détails. Il faisait noir alors que le Grand Salon était illuminé lorsqu’on l’avait exécuté. Sa tête reposait sur une chose duveteuse et consistante alors qu’il s’était effondré par terre après avoir été flingué. Une sorte de couverture l’entourait alors que… que… Denis était dans son lit ! Denis avait fait un cauchemar ! Rien n’était arrivé ! Rassuré, Denis voulut se lever, mais n’y parvint pas. Quelque chose d’anormal était en train de se produire. Il ne parvenait toujours pas à respirer, et il n’arrivait pas à faire le moindre geste. Plus inquiétant : il ne parvenait pas à émettre le moindre son. Plus inquiétant encore : la douleur qu’il ressentait dans le dos semblait avoir été remplacée par une sensation d’écrasement qui empirait à chaque seconde. Summum de l’inquiétude : il avait l’impression que quelqu’un était très proche de lui au point qu’il puisse sentir sa respiration contre son oreille. Denis commença à paniquer, car il avait à présent la certitude que quelqu’un se tenait à côté de lui : comme il reposait sur le ventre, la tête engoncée dans l’oreiller, il ne pouvait pas le vérifier. Mais il sentait que cette présence était hostile. Il ne savait pas comment il le savait, mais il le savait. La personne à côté de lui voulait le tuer, probablement en lui grimpant sur le dos pour l’asphyxier. C’était une certitude. Il s’était réveillé d’un cauchemar horrible où il mourait… pour assister à sa mort au réveil. C’était ce qui s’appelait tomber de Charybde en Scylla… La sensation d’écrasement avait atteint la limite du supportable, et Denis retint son dernier soupir en pensant à ses camarades titanicophiles.
Il expira alors normalement et la sensation d’écrasement disparut d’un seul coup. Il eut aussi la brusque impression que la présence maléfique était partie. Denis se redressa dans son lit et tourna la tête vers le centre de sa cabine. Personne ne s’y trouvait, et il se souvenait très bien d’avoir mis le verrou à sa porte. Le chef-cuisinier se leva et alla allumer la lumière. Il s’approcha ensuite du lavabo et il s’y servit un verre d’eau glacée, car il était brûlant. Il alla même ouvrir la porte (après avoir retiré le verrou) pour faire rentrer l’air frais du couloir dans sa cabine. Voilà qu’il avait eu la ‘’chance’’ d’avoir une cabine victime d’un des problèmes de chauffage… Pour se calmer, Denis s’assit sur le canapé et réfléchit à ce qui venait de se produire. Qu’était-il arrivé ? Quelle était cette présence ? Pourquoi avait-il eu l’impression d’étouffer en plus d’être incapable de faire le moindre mouvement ? Ces nouvelles questions venaient s’ajouter à toutes celles qu’il se posait déjà…
Vendredi 12 décembre 2014, RMS Titanic, 06h30.
Tiphaine s’était levée de bonne heure. Après avoir effectué une toilette rapide et s’être habillée, elle était sortie en silence de sa chambre et s’était dirigée vers le Grand Escalier dans l’intention de se rendre au Pont des Embarcations, où elle comptait effectuer une tâche bien particulière. Elle fut surprise, toutefois, de voir de la lumière éclairer la coursive : elle provenait de la cabine de Denis. Tiphaine ralentit le pas et glissa sa tête dans l’entrebâillement de la porte. Sa surprise fut assez marquée lorsqu’elle aperçut Denis posé sur le canapé en caleçon, l’air hagard et trempé de sueur.
- Denis ?
Pas de réponse.
- Denis ?!
Denis ne répondit pas. Par contre, quelque part derrière Tiphaine, on put entendre quelque chose de très aimable et de très distinct. Elodie.
- Vous allez la fermer, oui ?! Y en a qui dorment ici !
Tiphaine se retourna et parla bien fort.
- Toutes nos excuses, votre Altesse !
Elle se retourna ensuite vers Denis et alla vers lui en parlant plus bas.
- Denis ?...
Elle posa sa main sur son épaule en espérant que ce contact physique allait le réveiller. C’est à cet instant que Guillaume, qui s’était levé, lavé, et habillé – Tiphaine avait dû le réveiller malgré sa discrétion – passa lui aussi dans la coursive. Bien évidemment, il s’arrêta devant la porte de la cabine et aperçut la (drôle de) scène.
- Euh. Tiphaine ? Qu’est-ce que tu fais dans la cabine de Denis alors qu’il est tout nu ?
- Il n’est pas tout nu, il a son caleçon.
- Tu m’as l’air bien informée sur la question !
- Oh, Guillaume, ça suffit !
C’est alors que l’intéressé tourna la tête vers eux.
- Tiphaine ? Guillaume ? Qu’est-ce que vous faites ici ?
Tiphaine, soulagée, se tourna vers lui.
- C’est plutôt à nous de te poser cette question !!
- Euh… Tu me demandes pourquoi je suis dans ma cabine ? C’est singulier.
- Mais non, pas ça ! On se demandait pourquoi tu étais assis à moitié nu sur ce canapé avec la porte grande ouverte ! Tu étais tellement immobile qu’on aurait dit que tu t’étais transformé en statue.
- Oh, euh… J’ai mal dormi. Voilà.
Tiphaine et Guillaume échangèrent un regard méfiant.
- Ça va aller, Denis ?
- Oui, oui. Je vais aller prendre un bain et m’habiller et ensuite…
Mais ils ne surent pas ce que Denis voulait faire ensuite. Nicolas, habillé à la sauvage, avait surgi dans la cabine comme un fou et regardait le chef-cuisinier comme si il venait de suggérer de transformer le Titanic en maison close.
- NON ! Hors de question ! C’est niet ! Personne n’approche des baignoires ! Personne, vous entendez ?! Vous pourriez vous tuer ! Ou pire, endommager quelque chose !
Un grand silence suivit cette diatribe verbale. Le Techie-en-chef sembla se calmer un peu.
- Euh, bonjour au fait. Je… je vais me recoucher, donc… au revoir.
Et il repartit aussi soudainement qu’il était arrivé. Il fut remplacé par Aurélie, qui venait de quitter sa chambre elle aussi en tenue négligée.
- On peut savoir ce qu’il se passe ?
Guillaume se tourna vers elle et lui sourit en s’autorisant un bref regard vers une zone bien précise et assez peu vêtue.
- Oh rien, Nicolas est cinglé.
- Oh, c’est normal alors. Bon, bah vu que je suis réveillée, je vais me débarbouiller et m’habiller convenablement…
- Oui Aurélie, vas-y, ça empêchera Guillaume de continuer à te reluquer.
Aurélie suivit le conseil de Tiphaine après avoir froidement regardé Guillaume. Celui-ci s’indigna.
- Eh ! Mais ça va pas ?! Je ne faisais rien !
- Tu es un menteur.
- Tu es une balance !
- Vous êtes tous les deux des chieurs ! Vous êtes dans ma cabine et tout le monde vous entend hurler. Ça suffit !
Vexée par l’attitude de Guillaume, puis la réaction de Denis, Tiphaine quitta la cabine sans un mot et se rendit sur le Grand Escalier. Comme la veille, cette partie du Pont C était plongée dans l’obscurité. Alors qu’elle commençait à grimper les marches, Guillaume la rejoignit.
- Tiphaine ? Tu vas où ?
Elle continua à monter sans se retourner, mais en prenant quand même la peine de lui répondre.
- Je vais dans un endroit du paquebot où je serai tranquille. C’est-à-dire n’importe où où tu ne te trouveras pas.
Estomaqué par ce coup bas, le juriste la laissa partir sans rien dire. Après quelques instants, il monta lui aussi les escaliers, non dans l’idée de suivre sa camarade, mais dans celle d’aller inspecter l’objet de son expertise.
Lorsque Guillaume se retrouva sur le pont-promenade du Pont des Embarcations, à côté de la rangée de canots bâbord avant, il put constater que depuis la veille, le ciel s’était considérablement obscurci : le soleil n’était presque plus visible derrière les nuages qui viraient au gris. Après avoir fait son point-météo, il s’approcha des grandes embarcations blanches fixées aux bossoirs. C’était là que se trouvait son domaine de prédilection : les canots. Il connaissait tout d’eux : leur conception, leur installation, dans quel ordre ils avaient quitté le navire lors du naufrage, qui y avait grimpé, et l’heure à laquelle ils avaient été récupérés. C’était pour cela qu’il avait été le principal contributeur de l’article Wikipédia dédié à ces canots, qui avait été labellisé d’une étoile d’or, indiquant qu’il s’agissait d’un article de qualité. Guillaume regarda plus précisément le canot n°8 en s’en approchant, et posa la main dessus. Immédiatement, un grincement assourdissant se fit entendre, et tous les bossoirs, que ce soit à l’avant ou à l’arrière, à bâbord et à tribord, basculèrent soudain au-dessus du vide avec les canots qui y étaient fixés. Les cordes lâchèrent soudain, et les 18 canots fixés aux bossoirs furent précipités dans l’océan, où ils coulèrent à pic. Les deux derniers canots, dits de secours et posés sur le toit du Quartier des Officiers, juste derrière la Passerelle, n’avaient pas bougé (les bossoirs en étaient fort éloignés). Guillaume était épouvanté. Pour couronner le tout, Tiphaine venait de sortir du Quartier des Officiers en claquant la porte, et fonçait vers lui, ses yeux lui lançant des éclairs.
Après avoir abandonné Guillaume, Tiphaine avait grimpé le Grand Escalier jusqu’au Pont Promenade et était sortie sur le pont-promenade, du même côté que celui qu’emprunterait Guillaume quelques minutes après. Elle l’avait ensuite remonté jusqu’à l’entrée latérale du Quartier des Officiers, située entre la cabine du Cinquième Officier (Harold Lowe) et celle du Sixième Officier (James Moody). Elle avait alors remonté la coursive et avait ouvert avec douceur la porte de la cabine occupée par son chouchou, le Premier Officier William McMaster Murdoch. Elle s’était alors approchée du bureau, des étoiles dans les yeux. Sur celui-ci était posée une pipe (la pipe), ainsi qu’un journal. Le journal personnel de Murdoch. Une pièce archéologique inestimable, surtout pour Tiphaine qui était l’une des biographes de Murdoch les plus connaisseuses au monde de ce qui entourait la vie de cet homme. Tremblant légèrement, elle prit le précieux ouvrage et le feuilleta, comme perdue dans un autre monde. Tout y était : des phrases attentionnées à propos de son épouse Ada, les soucis qu’il avait vécus lorsqu’Henry Wilde avait pris sa place de Commandant-en-Second et avait donc provoqué sans le vouloir sa rétrogradation au poste de Premier Officier, le détail de ce qu’il avait aperçu au cours de ses rondes de surveillance… Elle découvrait à présent le récit de son dernier repas à bord du navire, quand un son étrange lui fit lever la tête et regarder par la fenêtre.
- Qu’est-ce que…
Les bossoirs s’étaient tous mis en mouvement. La seconde d’après, tous les canots qui y étaient suspendus furent précipités vers l’océan.
- Putain !
Fourrant le précieux journal de Murdoch dans le sac à dos de Vincent (qui ne la quittait plus) sans ménagement, Tiphaine sortit en courant de la cabine de l’Officier, cavala dans la coursive, puis se retrouva sur le pont-promenade, à deux pas de Guillaume qui était planté à côté du canot n°8… ou plutôt de son ancien emplacement. Elle fonça sur lui.
- Mais Guillaume, qu’est-ce que tu as fait ?!
Un temps hébété, il la regarda droit dans les yeux, à présent énervé.
- Mais tu vas arrêter, oui ?! Quelque chose est cassé sur le Titanic ? C’est Guillaume ! Denis fait brûler le repas ? C’est Guillaume ! Antoine ronfle trop fort ? C’est Guillaume ! Tu ne veux pas non plus me rendre responsable de la crise financière, de l’isolement géographique de la Creuse, ou des puces attrapées par Manouk, tant que tu y es ?!
- … Manouk n’a pas de puces, il est ...
- Là n’est pas la question ! Je me fiche que Manouk soit propre, ait les capacités de cuisiner du riz basmati, ou finisse Président de la République. ARRÊTE de m’accuser tout le temps de tout et n’importe quoi, car ça commence vraiment à me gonfler !
Et sur ces reproches assez vifs, Guillaume prit congé et retourna dans le Grand Escalier, plantant Tiphaine sur le pont-promenade désert.
Après être retournée dans sa cabine, Aurélie avait souhaité prendre un bain dans ‘’sa’’ salle de bains, mais après avoir entendu les hurlements de Nicolas, elle avait pris peur que ce dernier surgisse avec un couteau dans cette petite pièce à l’allure très hitchkokienne avec ses tuyaux apparents et ses airs de bloc chirurgical… Elle s’était donc lavée au lavabo et s’était habillée. Juste avant de sortir, elle peaufinait sa coiffure en s’observant dans la coiffeuse quand elle crut voir un canot passer à toute vitesse devant son hublot. Elle poussa alors un hurlement, et Antoine, tiré de son sommeil et effrayé, tomba du lit.
- Mais qu’est-ce que… Aurélie, ça va pas ?!
- Antoine, on coule ! J’ai vu les canots ! Il faut réveiller tout le monde !
L’historien se releva et alla enlacer sa compagne.
- Du calme, du calme ; tout va bien. Pourquoi tu dis ça ?
- J’ai vu un canot passer devant le hublot !
Antoine, qui venait de regarder le hublot, allait lui dire que ce n’était pas possible, mais une corde était visible par celui-ci. Un canot avait donc bien été descendu… Il s’habilla en toute hâte, puis prit la main d’Aurélie avant de grimper en vitesse au Pont des Embarcations. Là, il retrouva Tiphaine près du canot n°8… qui n’était plus là.
- Tiphaine ? Ça va ? Que se passe-t-il ? Où est le…
Il venait de s’apercevoir que les autres canots manquaient eux aussi à l’appel.
- Mais… Où sont les canots ?!
- Partis. Les bossoirs ont basculé sans intervention humaine et tous les canots sont tombés à l’eau.
- Mais c’est pas possible ! Je te laisse Aurélie, je vais vérifier ceux à l’arrière.
Antoine se dépêcha de passer à tribord puis d’aller vers l’arrière via la plate-forme surélevée surplombant le Grand Salon et donnant accès au compas. Aurélie resta avec Tiphaine qui, pour une raison inconnue, semblait de mauvaise humeur.
- Ça va, Tiphaine ?
- Aussi bien qu’un sanglier lors d’une fête dans le village d’Astérix…
- Euh… Donc, ça ne va pas ?
- Bah oui, Sherlock…
Pendant que Tiphaine répondait avec l’amabilité et la délicatesse d’une porte blindée, Antoine s’était retrouvé au pied de la Cheminée n°4, à côté des bossoirs se trouvant à bâbord, près de l’entrée du Grand Escalier de Deuxième Classe. Au loin, il pouvait voir Tiphaine et Aurélie en train de discuter dans la joie et la bonne humeur (ou pas). Par contre, ce qu’il n’avait vu nulle part, c’était 18 canots de sauvetage. Ils étaient tous passés par-dessus bord, et c’était incompréhensible. L’historien se rapprocha du bastingage pour regarder la mer en contrebas, mais aucun canot ne s’y trouvait. Afin de pouvoir mieux voir (ainsi que regarder vers l’arrière), il se pencha un peu plus en se tenant fermement à l’un des haubans (de longs câbles noirs tendus) maintenant l’immense cheminée, mais il ne vit rien. Antoine entendit soudain une détonation, et le hauban auquel il se tenait ne sembla brusquement plus tendu. Manquant de tomber à la mer, il parvint à se rattraper au bastingage et recula de plusieurs pas, avant de faire face à la Cheminée n°4… et de déglutir. Le hauban auquel il s’était maintenu gisait sur le plancher du pont-promenade, et un grincement métallique très désagréable commençait à se faire entendre. L’immense cheminée, toujours fixée par ses nombreux autres haubans, semblait s’être inclinée de quelques millimètres vers lui.
- Oh non.
Oh si. Une nouvelle détonation retentit, et l’un des mécanismes maintenant un autre hauban sur le côté bâbord de la cheminée vola en morceaux qui roulèrent sur la plate-forme surélevée surplombant le Fumoir. Le hauban fendit l’air avec la vitesse et la puissance d’un fouet et vint frapper Antoine en plein visage. L’historien fut éjecté en arrière et chuta lourdement contre le bastingage, une projection de sang éclaboussant la peinture blanche de celui-ci. Nouvelle détonation, et nouveau hauban qui fonça sur lui comme un serpent prêt à mordre. Antoine, sonné et une main contre sa joue ouverte par le hauban, se jeta sur le côté, et le hauban brisa quelques planches du sol en sifflant. Le phénomène se reproduisit encore deux fois, transformant le plancher du pont-promenade en une marée d’éclats de bois, mais Antoine, à présent alerte, se jeta à nouveau sur le côté pour les éviter. Haletant, il leva les yeux vers l’immense structure de métal, peinte en chamois avec une manchette noire, qui n’était plus soutenue que par un seul hauban à bâbord. Elle allait donc, selon toute logique, basculer sur tribord et… et non, le contraire se produisait, elle basculait sur bâbord et allait l’écraser ! Horrifié, Antoine se releva et tenta de courir vers l’avant, mais un nouveau hauban (le dernier de bâbord se trouvant le plus en avant de la cheminée) se détacha dans un sifflement meurtrier et vint frapper le plancher juste devant lui, obligeant l’historien à se jeter à nouveau sur le côté. Il s’accorda une demi-seconde pour reprendre son souffle, puis piqua un sprint vers l’avant du pont-promenade. Il évita de peu d’être tué par la chute de la Cheminée n°4. Celle-ci, dans un atroce fracas de métal et de bois brisés, s’effondra de biais sur le pont-promenade du Pont des Embarcations qui s’écroula alors sur celui du Pont A. Les nombreux débris vinrent alors pleuvoir avec force sur plusieurs cabines de Première Classe situées à l’arrière du Pont B, ainsi que sur la réception du luxueux Restaurant à la Carte : les salles susmentionnées se retrouvèrent à l’air libre et furent envahies par plusieurs décimètres de débris divers et variés. Dans un dernier grincement, la Cheminée n°4, sans passer par-dessus bord, s’affaissa sur elle-même et perdit sa forme elliptique. Elle avait vécu. Antoine, lui, vivait encore.
Vendredi 12 décembre 2014, RMS Titanic, 07h30.
Nicolas dormait paisiblement. Du moins, avant qu’il n’entende un fracas assourdissant venant de quelque part en arrière, dans les ponts supérieurs. Celui-ci se réveilla et se redressa, blasé, avant de chercher ses habits à tâtons.
- Bon sang. Si ils ont encore cassé quelque chose, je tue quelqu’un.
Une fois habillé en vitesse et sorti de sa cabine, Nicolas remonta à toute vitesse la coursive et se retrouva au Grand Escalier Arrière du Pont C. Là, il s’arrêta soudainement alors qu’il comptait monter, et regarda par terre. Il avait marché sur des débris de verre. Fronçant les sourcils, Nicolas releva la tête et faillit pousser un hurlement : de là où il était, il voyait que le dôme de verre surplombant les trois étages du Grand Escalier Arrière… avait volé en morceaux. Il n’en restait que ses arcades en fer forgé. Nicolas grimpa alors d’un pont, et ce qu’il vit en débouchant de la volée de marches gauche, à la réception du Restaurant à la Carte (par ailleurs sans lumière) au Pont B, l’horrifia au plus haut point. Une partie du côté bâbord était à ciel ouvert et une quantité ahurissante de planches de teck brisées et de morceaux de métal jonchait le sol et les sièges. Des débris d’un lit et de plusieurs autres meubles qu’on pouvait trouver dans une cabine classique de Première Classe pouvaient aussi être aperçus : ils semblaient venir de la cabine A36, c’est-à-dire celle de Thomas Andrews, effondrée sur elle-même…
- Mais qu’est-ce qu’ils ont foutu ?!!!
Craignant ce qu’il allait découvrir à l’étage du dessus, Nicolas marcha sur une couche de verre brisé répandu à terre, avisa le (jadis) magnifique dôme désormais complètement explosé, et prit pied au Pont A. Là il put constater qu’une carcasse métallique peinte en couleur chamois obstruait la sortie du hall menant au pont-promenade.
- La cheminée ?... Mais comment ont-ils pu faire chuter une cheminée ?! Bordel, ces tarés réussiraient à fabriquer une bombe atomique avec une allumette et un chewing-gum, j’en suis sûr !
Désespéré, le Techie-en-chef emprunta la grande coursive menant au Grand Salon, aperçut en passant que toutes les fenêtres de la dite coursive avaient été brisées sous la violence de la chute de la cheminée, bifurqua à gauche juste avant la porte-tambour, et ouvrit la porte donnant accès au pont-promenade. Là, il prit directement à droite et remonta un escalier qui menait au Pont des Embarcations. Lorsqu’il y fut arrivé (à hauteur du local de rangement des chaises longues), il put constater la désolation qui y régnait : la Cheminée n°4 s’était effondrée de biais sur la partie bâbord du pont-promenade en défonçant littéralement le Pont des Embarcations et le Pont A… Il trouva à côté Antoine, adossé au bastingage, avec Aurélie semblant catastrophée et Tiphaine lui appliquant un mouchoir sur la joue. Il laissa alors éclater sa colère.
- Mais qu’est-ce que vous avez foutu ?!
Personne ne lui répondit. Sa colère redoubla quand il aperçut qu’il n’y avait plus de canots.
- Et qu’est-ce que vous avez fait des canots ?!
Tiphaine, excédée, leva un regard autoritaire vers lui tout en continuant à maintenir sa compresse sur la joue d’Antoine.
- Tu veux bien la fermer ?! Rends-toi utile et amène-nous à l’Hôpital de Bord !
Nicolas resta interdit.
- Quoi ? Pourquoi ?
- Antoine s’est pris un hauban dans la tronche et ça saigne !! On doit le réparer ! Enfin, le soigner !
Le Techie-en-chef comprit enfin l’urgence de la situation. Il aida Tiphaine à soulever Antoine et ils l’escortèrent dans le sens inverse où était arrivé Nicolas. Aurélie, en proie à un stress intense, ne cessait de courir en avant puis de revenir en arrière avant de recommencer à aller en avant. Parvenus au Pont B, Tiphaine ne put retenir sa stupeur en voyant l’état dans lequel était le côté bâbord de la réception.
- Seigneur, c’est apocalyptique !
- Bah ouais, voilà ce qui se passe quand on fait tomber des cheminées !
- Oh, ça suffit Nicolas ! Tu sais où je vais te la mettre, ta cheminée, si tu continues ?!
Cette proposition peu alléchante calma le Techie pour de bon. L’instant d’après, ils étaient au Pont C et empruntaient la coursive arrière tribord menant à l’Hôpital de Bord. Après avoir emprunté la porte tout au fond à gauche, ils se retrouvèrent dans un minuscule vestibule donnant sur un escalier et une salle de chirurgie. Ils y allongèrent Antoine et discutèrent de son cas.
- Bon, Antoine, tu as la joue ouverte.
L’intéressé le prenait avec humour.
- Tu sais, ça a l’air un peu grave, mais je ne pense pas que l’amputation sera nécessaire !
Aurélie, qui sanglotait, apprécia peu ce trait d’humour.
- Antoine, tu n’es qu’un idiot ! Tiphaine, il a besoin de points de suture : comment on va faire ?!
- Du calme, Aurélie. C’est Elodie, qui coud des trucs, je crois ?
- Euh… oui… Mais elle coud sur du tissu, pas de la peau humaine !
- Rhôôh, c’est pareil, elle ne va pas faire la fine bouche ! Va la chercher. Toi, Nicolas, cherche le matériel de suture et de la morphine.
Aurélie et Nicolas préférèrent ne pas contredire Tiphaine qui donnait les ordres avec une certaine autorité, pour ne pas dire un certain autoritarisme. La commandante se tourna alors vers le patient.
- Tu as de la chance…
- Ah bon ?
- Forcément, si tu m’interromps… J’allais dire que tu as de la chance dans ton malheur. C’est profond, mais pas très large ni très long. Ça devrait se recoudre facilement.
- Oui, pour le truc très large et très long, c’est plus bas !
Visiblement, Tiphaine ne partageait pas l’allégresse que conservait Antoine envers et contre tout.
- T’es con Antoine…
Aurélie était paniquée. Et la panique faisait faire des choses stupides. Alors qu’elle se trouvait au Pont C et qu’elle avait juste à remonter la coursive centrale bâbord pour rejoindre la cabine d’Elodie, Aurélie reproduisit tout le chemin de Nicolas pour regagner le Pont des Embarcations, puis se dirigea vers le Grand Escalier, à l’avant, où elle avait l’intention de tout redescendre jusqu’au Pont C. Alors qu’elle passait à hauteur de la Cheminée n°2, un son horriblement puissant se fit entendre : c’était celui de la sirène fixée à l’avant de la cheminée. Aurélie fut si effrayée qu’elle poussa un hurlement et se mit à trembler. Il lui fallut plusieurs minutes pour se calmer avant qu’elle ne puisse entrer dans le Grand Escalier et descendre. Là, elle déambula dans le Grand Escalier du Pont C et la coursive attenante, plongés dans le noir, avant de se positionner devant la porte de la cabine d’Elodie. Elle y frappa… pile quand Elodie en sortit. Et la pauvre Elodie se prit donc un coup de poing dans la figure.
- Outch !
- Oh mon Dieu, ma chatonne belge !
- Tu sais ce qu’elle te dit la chatonne ?! La vache, ça fait mal !! Qu’est-ce qui te prends d’aveugler les gens ainsi de si bon matin ?!
- Y a rien qui va depuis ce matin, je suis désolée !
- Bon, bon, ça va, ça va ; t’as pas fait exprès. Enfin j’espère. C’était toi, ce boucan infernal il y a une dizaine de minutes ? Ça m’a réveillée. C’est impossible de dormir avec vous, c’est dingue. Je vous conseille de jamais ouvrir un Hôtel des Titanicophiles, vous n’auriez jamais un client.
- La Cheminée n°4 ! Ce truc énorme s’est effondré sur Antoine !
- Quoi ?! Et il va bien ? Antoine, pas le truc énorme…
- Il est vivant, mais il a la joue ouverte. Tiphaine a dit qu’il fallait que tu le recouses.
- QUOI ?! Elle est folle ?!
- Oui, mais non ! Elle a raison, on ne peut pas le laisser défiguré comme ça !
- Mais je suis pas chirurgienne, moi !
- Mais tu sais coudre !
- Mais ça n’a RIEN à voir !!
- Mais ça a TOUT à voir !! Fais-le, je t’en prie !
Aurélie paraissait sur le point de fondre en larmes. Elodie n’eut donc d’autre choix que de capituler.
- Bon, ok, allons-y.
Aurélie se dépêcha de faire remonter Elodie au Pont des Embarcations. Quand elles y furent arrivées, elles sortirent par bâbord et se dirigèrent vers l’arrière. Une mouette (plus grosse que celle de l’autre jour) s’était posée sur le bastingage entourant la plate-forme surélevée où se trouvait le compas, mais ni Aurélie ni Elodie ne prirent le temps de s’attarder auprès d’elle : il aurait été fort impoli qu’elles engagent la discussion avec ce volatile pendant qu’Antoine attendait des soins de toute urgence… Toutefois, alors qu’elles remontaient le pont-promenade vers la carcasse de la Cheminée n°4, une nuée de mouettes commença à se poser sur les bastingages, les rebords, les bossoirs, les barres de maintien… Il y en avait plusieurs dizaines. Elodie ralentit le pas.
- Aurélie.
- Quoi ? Pourquoi tu t’arrêtes ?
- Les mouettes.
- Quoi les mouettes ? Tu es obligée de les contempler maintenant ? Antoine nous attend !
- Elles ne sont pas normales. Elles nous regardent bizarrement.
Aurélie regarda autour d’elle. Il était vrai que ces mouettes (particulièrement grosses) étaient bien étranges à les regarder aussi fixement. D’autres mouettes avaient fait leur apparition entre temps, et il y en avait tellement de posées sur le plancher du pont-promenade que les deux amies ne pouvaient plus rejoindre l’escalier devant les mener au Pont A. Aurélie fit alors un grand pas en avant et frappa le sol de son talon en levant haut les bras pour que les mouettes partent. Ce fut une grave erreur.
Immédiatement, les mouettes décollèrent de leurs perchoirs et formèrent une nuée qui poussa un cri strident. La nuée enveloppa alors les deux amies… qui sentirent des dizaines de becs leur pincer le cou, les bras, et les jambes. Des gouttelettes de sang pleuvaient sur le plancher du pont-promenade : Aurélie et Elodie allaient se faire lacérer vivantes. Poussant des hurlements de terreur et de douleur, les deux amies réussirent à se donner la main et retourner centimètre après centimètre vers le Grand Escalier. La Belge perdit ses lunettes au cours du processus. Finalement, elles arrivèrent à la porte du Grand Escalier et s’engouffrèrent à l’intérieur, en sale état mais vivantes. Elles avaient des coupures partout, mais elles avaient survécu à la férocité des mouettes et étaient à présent à l’abri. Tremblant de la tête aux pieds, Aurélie enlaça Elodie : toutes deux étaient traumatisées.
- Je ne veux plus jamais voir de mouette ! Jamais !
Son souhait ne resta exaucé que durant approximativement cinq secondes. Les mouettes, telles des boulets de canon, brisèrent les carreaux des fenêtres de bâbord et s’engouffrèrent à l’intérieur pour revenir harceler les deux jeunes femmes. Les volatiles étaient en si grand nombre qu’ils se cognaient contre les boiseries, les balustrades et les colonnes, et il y en eu même un qui percuta de plein fouet la magnifique horloge se trouvant sur le demi-palier : elle se brisa et tomba en morceaux sur le sol. Aurélie venait de s’effondrer par terre, livrant sa gorge aux becs acérés des oiseaux. Elodie, de son côté, était acculée au mur et n’allait pas tarder à faire de même. Soudain, on entendit à nouveau la sirène de la Cheminée n°2. Le son qui avait tant effrayé Aurélie venait de lui sauver la vie : effrayées, les mouettes s’envolèrent en désordre et disparurent par les trous béants qu’étaient devenues les fenêtres.
C’est évidemment à ce moment-là qu’arriva Nicolas, qui montait depuis le Pont A.
- C’est quoi ce vacarme ? Vous êtes là-haut, les filles ? On vous attend, qu’est-ce que vous…
Nicolas faillit faire un arrêt cardiaque quand il découvrit l’état dans lequel se trouvait le Grand Escalier au Pont des Embarcations. Les fenêtres à bâbord étaient brisées, certaines boiseries étaient fissurées, la grande horloge avait été explosée, et le sol était constellé de flaques de sang et de cadavres de mouettes. Fort heureusement, l’état dans lequel se trouvaient ses deux amies lui importa plus que celui dans lequel se trouvait le hall, et il se précipita donc vers elles.
- Aurélie ! Elodie ! Vous êtes dans un état épouvantable !
C’était le cas de le dire. Leurs vêtements étaient lacérés et elles avaient des coupures (parfois saignantes) absolument partout. En plus, Elodie n’avait plus ses lunettes. Aurélie fondit en larmes.
- Nicolas, c’était horrible ! Des mouettes, des mouettes partout ! On a failli mourir !!
Comprenant que la situation était grave, Nicolas ne pouvait qu’appeler leur héros. Il alla à la balustrade et regarda par-dessus, laissant voir la volée de marches qui descendait du Pont E jusqu’au Pont F. Il cria pour appeler Denis.
- Denis ! On a besoin d’un homme costaud ! Aurélie et Elodie ont eu de gros ennuis avec des mouettes !
Après avoir fait sortir de sa cabine les deux querelleurs, Denis s’était lavé à l’aide son lavabo (volontairement à l’eau froide) puis s’était habillé. Il avait ensuite quitté sa cabine et s’était rendu au Grand Escalier du Pont C, toujours plongé dans le noir. Il emprunta quatre-à-quatre la volée de marches de gauche pour descendre au Pont D, puis fit de même avec la volée de marches centrale… et trébucha. Tombant de tout son long en avant, Denis n’évita la chute que grâce au magnifique candélabre, auquel il se rattrapa in-extremis. Hélas, cet ouvrage d’art ne pouvait supporter le poids d’un homme aussi bien bâti, et la branche à laquelle s’était maintenu le chef-cuisinier le prouva lorsqu’elle se rompit dans un craquement sinistre. Vivant, mais épouvanté, Denis se retrouva avec un morceau du candélabre dans les mains, auquel pendait un bout de fil électrique. Voilà qu’il avait cassé quelque chose à son tour… et ce n’était pas rien ! Nicolas allait le tuer. Denis n’eut d’autre choix que de s’avancer vivement vers le sofa faisant face à l’escalier, où il dissimula la preuve du crime sous un coussin. Se retournant vers le candélabre auquel manquait maintenant une branche, il se dit que ce n’était pas trop visible, du moins si on ne s’attardait pas trop dessus. Très gêné, le chef-cuisinier gagna ensuite ‘’ses’’ cuisines.
Sonia s’éveilla au moment où Denis quittait sa cabine. C’était un peu tôt pour se lever, mais elle avait à nouveau très mal dormi (elle s’était brusquement réveillée juste après avoir trouvé le sommeil), bien que ça ait été légèrement moins horrible que la nuit précédente : elle avait eu très froid et n’avait cessé de se réveiller soudainement pendant toute la nuit. Pour l’heure, elle avait un peu faim. Elle se lava rapidement à l’aide de son lavabo, puis s’habilla avant de quitter sa cabine et de descendre elle aussi au Pont D. Alors qu’elle longeait les fauteuils du Salon de Réception, du côté bâbord, elle se figea en entendant un rire de petite fille, comme celui de la veille, qui semblait venir de la Salle à Manger. Sonia ferma les yeux, crispa ses poings alors qu’une nouvelle sensation de froid l’envahissait, puis rouvrit les yeux et avança comme si elle n’avait rien entendu. Là, elle rentra dans la Salle à Manger (dont toutes les lampes du côté bâbord étaient toujours éteintes), passa à côté du carnage à la baignoire, et alla s’installer à la table du commandant, où se trouvaient déjà quelques victuailles. Personne n’y était assis… Personne ? En s’asseyant, Sonia se rendit compte que quelqu’un, ou plutôt quelque chose se trouvait sur le siège situé en face d’elle : il s’agissait d’une belle poupée de porcelaine, en position assise… La poupée qu’elle avait vue hier soir dans la cabine C24. Qui l’avait placée là ? Denis, qui apportait des croissants et du café à l’instant, allait peut-être pouvoir l’éclairer.
- Denis ?
- Oh, ma charmante Sonia, tu es déjà là ? J’amenais justement du café.
- Ah. C’est gentil, mais je n’aime pas le café…
- Quoi ? Mais… ! Tu en as bu le 10 ! Avant que tu ne casses la tasse…
- Oui, mais… J’étais énervée.
- … Donc, si je comprends bien, quand tu es énervée, tu consommes une boisson susceptible de t’énerver encore plus ?
- Exactement. C’est con, mais c’est comme ça.
- Mais non, mais non. Je t’apporterai du thé.
- Oh, Denis, tu es adorable ! Par contre, je voulais te demander…
- Oui ? Tu veux aussi des pains au chocolat ?
- Non ! Enfin, oui ! Enfin… ce n’est pas la question. Pourquoi tu as mis cette poupée ici ?
Denis, étonné, tourna la tête vers la chaise où était installée la poupée de porcelaine.
- Mais… Je n’ai jamais touché à ce truc. Ce n’était même pas là quand je suis arrivé !
Ce fut au tour de Sonia d’être étonnée.
- Mais… Qui, alors ?
- Je ne sais pas. Je retourne en cuisine, appelle-moi si tu as besoin de moi.
Le chef-cuisinier laissa la ravissante jeune femme manger tranquillement et retourna dans les cuisines. Là, il alla se placer devant un plan de travail où étaient posés un couteau, une planche de boucher, et un immense morceau de viande : il comptait en faire un savoureux tournedos de bœuf épicé. Après avoir inspecté la viande comme un critique d’art une statue antique, il posa la main à l’emplacement du couteau… mais ses doigts ne rencontrèrent que la surface du plan de travail. Le couteau était posé sur un autre plan de travail, quelques mètres plus loin.
- Oh. Eh bien.
Denis se déplaça sans sourciller jusqu’au couteau, le récupéra, puis revint là où il était auparavant et reposa le couteau. Il inspecta à nouveau sa viande quelques instants, puis posa à nouveau sa main là où était le couteau pour pouvoir commencer à ‘’sculpter’’ sa viande. À nouveau, ses mains ne rencontrèrent que la surface du plan de travail. En tournant la tête, il vit que le couteau était à nouveau posé plusieurs mètres plus loin.
- Mais ! Qu’est-ce ?!
À présent méfiant, Denis alla le récupérer, et cette fois-ci, ne le lâcha plus. Revenant à sa viande, il s’apprêta à la découper, son couteau à la main… mais il n’y avait plus de viande. Hébété, Denis vit que la planche à découper et le bœuf se trouvaient à présent près d’un des chauffe-plats.
- Je suis ensorcelé, ou quoi ?!
Tenant toujours son couteau, le chef-cuisinier s’avança vivement vers le chauffe-plat, et entreprit de commencer à découper sa viande à cet endroit. C’est alors que la cuisine trembla légèrement, et qu’il eut l’impression d’entendre un grand bruit venant d’au-dessus, mais assez étouffé, comme si il provenait de l’arrière du navire. Intrigué, il posa à nouveau son couteau et regarda le plafond.
- Allons bon, c’était quoi ça encore ?
Il attendit quelques minutes, mais n’entendit rien d’autre. Ne cherchant pas à savoir, Denis voulut à nouveau prendre son couteau et couper sa viande. Il eut alors la grande contrariété de constater que le couteau se trouvait à présent près d’un four, et que la planche à découper et la viande se trouvaient près d’une grosse rôtissoire.
- Non mais ça suffit maintenant, oui ?!
Commençant à friser l’énervement, Denis alla récupérer son couteau à grandes enjambées, puis sa viande. Il se rendit ensuite dans l’office attenant plutôt que la cuisine, et décida une bonne fois pour toutes de découper cette fichue viande. Ce fut évidemment à ce moment que Sonia apparut.
- Denis ? Nicolas t’as appelé du haut du Grand Escalier, il semblait stressé !
- Ah bon ? Qu’est-ce qu’il a ?
- Je ne sais pas, il a parlé d’une mouette. Je suppose qu’elle a sali un fauteuil et ça doit donc le mettre dans tous ses états…
- Allons bon. Je ne pourrai jamais faire ce plat. J’arrive.
Denis baissa les yeux sur son plan de travail, où se trouvait toujours la viande. En revanche, il n’avait plus son couteau en main, alors qu’il ne se souvenait pas l’avoir posé. Laissant aller son regard dans la salle, il ne parvint pas à le localiser à nouveau, et il songea qu’il était préférable de rejoindre Nicolas sans tarder. C’est alors qu’il entendit un « tchak ! » sonore juste à côté de lui et qu’il vit à nouveau le couteau. Il était planté dans le plan de travail, vibrant légèrement et la pointe enfoncée entre l’index et le majeur de la main gauche de Denis, qui était posée à côté de la planche à découper, comme si quelqu’un avait fait exprès de le planter là. Le chef-cuisinier déglutit et retira vivement sa main, lui provoquant une coupure qui fit jaillir quelques gouttelettes de sang sur le plan de travail. Enveloppant ses deux doigts dans un mouchoir, il sortit ensuite de là sans tarder. C’était la première fois qu’il ne se sentait pas à l’aise dans cet endroit qu’il affectionnait tant.
Il retrouva Sonia au Grand Escalier, juste à côté du candélabre.
- Je vais voir ce qu’a Nicolas. Tu restes là ?
- D’accord.
Le chef-cuisinier monta rapidement les escaliers, et Sonia tourna soudain la tête vers la volée de marches de droite descendant au Pont E : Guillaume était en train de la remonter… complètement trempé.
Après son excès de colère auprès de Tiphaine, Guillaume avait dévalé le Grand Escalier jusqu’au Pont F sans trop savoir où il allait. Il était alors allé visiter les splendides Bains Turcs pendant un long moment, puis avait décidé d’aller voir la Piscine, beaucoup plus austère, qui se trouvait juste au bout de la coursive à laquelle donnait accès la dernière volée de marches du Grand Escalier. Lorsqu’il entra, une sorte de très légère brume flottait au-dessus du bassin rempli l’eau. Guillaume s’en approcha, puis s’agenouilla avant de laisser tremper sa main dedans… qu’il retira vivement. Cette eau était glaciale. Il recula même d’un pas après s’être relevé. Soudain, le juriste crut entendre Nicolas appeler Denis, mais ne comprit pas pourquoi. Il allait se retourner vers la porte pour sortir et aller voir ce qu’il se passait quand il sentit deux mains presser fortement sur ses omoplates… pour le pousser à l’eau. Guillaume fut projeté dans le bassin rempli d’eau glacée en poussant un cri.
Suffoquant à moitié à cause de l’horrible sensation de l’eau gelée sur son corps (c’était comme recevoir des centaines de coups de poignard en même temps), le pauvre juriste se retourna et ne vit personne. Il gagna alors le bord en faisant des mouvements saccadés, puis utilisa le petit escalier permettant d’entrer dans le bassin. Il put alors sortir de cet horrible bassin, agité de très forts tremblements. Il se dirigea avec difficulté vers la volée de marches menant au Grand Escalier du Pont E, puis remonta au Pont D via la volée de marches tribord du Grand Escalier. Il y fut accueilli par Sonia, qui ne cacha pas son étonnement.
- Mais… Guillaume ! Tu es mouillé !
- S-Sans déco-conner ! J’a-avais pas v-vu !
C’est alors que Tiphaine, sourcils froncés, descendit la volée de marches tribord du Grand Escalier venant du Pont C. Il ne manquait plus que ça : il allait probablement se faire engueuler car il mouillait la moquette du Salon de Réception.
(message suivant pour la suite du chapitre)
Canard-jaune-
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Re: [Nouvelle d'Halloween] Les Limbes de Kali
(message précédent pour le début du chapitre)
Vendredi 12 décembre 2014, RMS Titanic, 08h00.
Dans l’Hôpital de Bord, il régnait un silence… d’hôpital. Aurélie était partie chercher Elodie, mais elle n’était pas encore revenue et elle se faisait par conséquent attendre depuis assez longtemps. Nicolas, après avoir donné un petit flacon rempli d’un liquide transparent et une pochette contenant du matériel de suture à Tiphaine, était alors parti la chercher, mais il n’était pas revenu lui non plus, et lui aussi commençait à se faire attendre. Tiphaine, un air désabusé au visage, regarda Antoine.
- Mon pauvre Antoine. On ne peut pas dire qu’on se presse beaucoup pour toi… Heureusement que tu n’es pas à l’agonie : tu aurais eu le temps de mourir dix fois… Enfin bon, au moins, on a arrêté le saignement… Bon, ben, je vais aller les chercher moi aussi : tu peux compter sur moi pour ne pas t’oublier. Je t’interdis de bouger !
Et Tiphaine sortit sans même attendre la réponse d’Antoine. Il en formula tout de même une, assez ironique quant à sa provenance.
- Je t’attends ici, Ros… Tiphaine !
Après avoir remonté toute la longue coursive centrale tribord du Pont C dans l’idée d’aller voir si quelqu’un se trouvait à la Salle à Manger du Pont D, Tiphaine descendit calmement le Grand Escalier par tribord et vit que Guillaume était complètement trempé et qu’il tremblait commeun vibromasseur un shaker à cocktail.
- Guillaume ?!
Elle fronça les sourcils et descendit plus rapidement, avant de se retrouver devant lui.
- Qu’est-ce qui t’es arrivé ?
- On m’a pou-poussé dans la pi-piscine ! C’é-était pas t-toi, p-par hasard ?!
- Voyons Guillaume, ce n’est pas parce que je me permets de t’accuser de tout et n’importe quoi que tu es autorisé à faire de même avec moi ! J’étais à l’Hôpital de Bord, à l’arrière du Pont C : même si j’avais voulu faire ça, je n’aurais pas pu.
- Tu fai-faisais quoi là-b-bas ?
- Aucune importance. Je vais te chercher une serviette.
Tiphaine descendit, toujours par tribord, le Grand Escalier pour se rendre au Pont E, puis emprunta la volée de marches menant au Pont F. Elle comptait récupérer une serviette dans les Bains Turcs afin de la donner à son ami. Heureusement qu’elle avait dit qu’Antoine pouvait compter sur elle pour ne pas l’oublier…
Denis fut estomaqué quand il arriva au Pont des Embarcations et découvrit le carnage qui s’était opéré à cet étage du Grand Escalier.
- Mais… mais ! Que s’est-il passé ici ?! On dirait qu’il y a eu la guerre !
Elodie vint à sa rencontre. Elle était dans un piteux état et n’avait plus ses lunettes. Derrière elle, Aurélie était assise contre le mur et continuait de pleurer alors que Nicolas essayait de la réconforter.
- Ben, Denis, il y a eu la guerre. Titanicophiles VS mouettes. Les mouettes ont perdu, mais c’était tendu.
- Mais Elodie, c’est… c’est dingue ! Qu’est-ce que je peux… faire ?
- À part buter et transformer ces connasses de mouettes en rôti ? J’apprécierais que tu ailles me chercher mes lunettes, car je ne vois plus rien. Elles doivent être par terre, près de la Cheminée n°2. Nicolas se charge d’Aurélie.
- Euh… Ok.
Un peu anxieux, Denis sortit sur le pont-promenade. Là, deux choses le frappèrent. La première était qu’il n’y avait plus de canots. La seconde était que la Cheminée n°4 s’était effondrée en défonçant le pont-promenade. Que s’était-il donc passé ?! Encore plus anxieux, il avança légèrement vers l’arrière, et retrouva les lunettes, heureusement intactes. Il les ramassa et les ramena à sa propriétaire, dans le Grand Escalier.
- Oh, merci Denis, tu es adorable.
- Oh, euh, voyons, n’importe quel gentleman en aurait fait autant.
- Denis... Les gentlemen, c’est comme la prospérité économique ou les aliments sans colorants ni conservateurs, ça n’existe quasiment plus !
Nicolas redressa la tête alors qu’Aurélie séchait enfin ses larmes.
- Elodie, au lieu de complimenter Denis, tu pourrais nous expliquer exactement ce qu’il s’est passé ?
- Nous étions sur le pont-promenade en direction de l’Hôpital de Bord quand un essaim de mouettes s’est posé sur le pont. Aurélie leur a fait peur, et elles nous ont alors attaquées. Elles se sont enfuies quand il y a eu la sirène. Heureusement pour nous…
Le Techie-en-chef avait froncé les sourcils.
- La sirène… Qui donc aurait pu activer la sirène ?...
Denis fronçait aussi les sourcils, mais pour d’autres raisons.
- Aller à l’hôpital ? Mais pourquoi ?
- Oh, c’est Antoine qui s’est pris un câble dans la figure…
- Quoi ?!
- … lorsque la cheminée s’est effondrée…
- Quoi ?!!
- … après que tous les canots soient partis tous seuls.
- Quoi ?!!!
Denis était au bord de l’apoplexie. Aurélie, qui s’était relevée, parut brusquement épouvantée.
- On a complètement oublié Antoine !
On décida alors subito-presto de se dépêcher de descendre au Pont C. Les filles retenaient des grimaces et des gémissements de douleur à chacun des pas qu’elles faisaient à cause de leurs blessures.
Arrivés au Pont C (toujours dans le Grand Escalier), tous allaient se diriger vers l’arrière au moyen de la coursive centrale tribord, mais ils entendirent des voix au niveau inférieur et descendirent donc la volée de marches tribord. Ils retrouvèrent là Guillaume, trempé et tremblant, ainsi que Sonia. Chacun des deux groupes fut choqué en voyant l’autre.
- Guillaume ?!
- Aurélie ?! Elodie ?!
Tout le monde se mit à poser des questions en même temps au moment où Tiphaine revenait du Pont F avec une épaisse serviette blanche. Sans prêter la moindre attention au quatuor de retour du Pont des Embarcations, elle se dirigea vers Guillaume dont elle enleva adroitement le T-shirt blanc détrempé avant de le frictionner avec la serviette. Sonia, qui avait froid depuis son réveil, eut subitement chaud en se retrouvant avec la musculature développée du jeune homme sous les yeux. Aurélie, elle, qui semblait peu sensible aux gros muscles, était éberluée… par Tiphaine.
- Mais… Tiphaine, qu’est-ce que tu fais ?!
L’intéressée tourna la tête vers celle qui l’interpellait, sans cesser de sécher Guillaume, qui avait fermé les yeux et ne tremblait plus.
- Quoi ? Ça se voit, non ? Je sèche Guillaume. Il est tombé dans la piscine, et l’eau était gelée. Je n’ai pas envie qu’il ait froid, un rhume, une mauvaise toux, une grippe, une angine, une bronchite, une pneumonie, la peste noire, ou un cancer de l’utérus, c’est tout !
Denis remarqua que Nicolas s’était désintéressé de la discussion et qu’il s’était tourné vers le candélabre pour en compter machinalement les branches. Le chef-cuisinier, inquiet, se décala donc d’un pas pour obstruer la vue du Techie-en-chef sur le magnifique ornement, l’empêchant de continuer à en compter les branches (le Techie choisit donc de reporter son attention sur Guillaume, le centre de son attention étant évidemment totalement dû au hasard). Aurélie, elle, ne cachait plus sa colère.
- Et ça ne peut pas ATTENDRE ?! Antoine a besoin de soins immédiats pendant que tu cajoles ton Guillaume !
- Comment ça, MON Guillaume ?! Il appartient à tout le monde, que je sache !! L’ennui, c’est que s’il fallait attendre que l’un de vous se réveille et s’occupe de lui, il aurait le temps de mourir de vieillesse ! Ou plutôt de froid, dans le cas prés…
- Tiphaine, tu peux arrêter de me frotter, je suis sec et ma peau va finir par partir en lambeaux si tu contin…
- Guillaume, je parlemente, là.
- Oui madame.
Aurélie, à présent franchement en colère (plus que Tiphaine qui continuait de frotter), persifla.
- Pauvre Guillaume ! Tu ne veux pas non plus lui enlever son pantalon pour lui sécher ce qu’il a en-dessous ?!
- … C’est d’un ridicule. Guillaume est assez grand pour le faire tout seul dans un coin, et…
- Justement Tiphaine, je veux bien aller seul dans un coin pour le faire car tu m’as séché, là, et tu vas faire brûler la serviette si tu continues, regarde, elle commence à fum…
- Guillaume, je t’ai déjà dit de ne pas m’interrompre.
- Oui madame.
- Mais JUSTEMENT, Tiphaine : il PEUT le faire seul ! Alors pourquoi tu le fais ?! Tu es sa mère ? Sa grande sœur ? Ou bien sa copine ?
- Tu divagues complètement, Aurélie !
- C’est toi qui divague ! Je me sens obligée de te rappeler qu’Antoine NOUS ATTEND ! Il reste en convalescence par ton refus de venir ! Il SOUFFRE ! Et Elodie et moi ne sommes pas dans un très bon état non plus, au cas où tu n’aurais pas remarqué !
À présent aussi en colère qu’Aurélie (qui exagérait pas mal la situation d’Antoine, mais on pouvait la comprendre), Tiphaine cessa de sécher Guillaume (il avait la peau toute rose tant elle avait frotté dessus) : celui-ci prit la serviette et alla sécher ce qu’il restait à sécher en toute intimité dans un ascenseur. Tiphaine pointa alors un index accusateur vers Aurélie.
- Comment pouvez-vous tout mettre sur mes épaules ?!
- Et toi comment peux-tu être aussi égoïste ?!!
- C’est moi qui suis égoïste ?!!!
Denis, qui commençait à en avoir assez de cette scène de ménage, alla alors séparer les deux jeunes femmes qui s’étaient tant rapprochées l’une de l’autre que leur nez se touchait presque.
- Oh, Rose … euh, Tiphaine, tu te calmes !
Il avait prononcé sa mise en garde d’un ton entendu en insistant sur le « calmes ». Tiphaine lui lança un regard furibond, mais s’abstint de tout nouveau commentaire.
Un élément nouveau changea les idées de tout le monde : Guillaume, tout sec (et encore un peu rose), descendait par tribord le Grand Escalier depuis le Pont C, sa serviette pliée sous le bras. Il avait remis son T-shirt (Sonia ne put se retenir d’afficher un air déçu). Nicolas, qui regardait à nouveau le candélabre d’un air intrigué, se tourna vers lui.
- Guillaume ? Mais ?... Tu n’étais pas en train de te sécher dans un ascenseur ?
- Ben… si… Mais la manette s’est déclenchée toute seule et je suis monté jusqu’au Pont A !
- Comment ça toute seule ? Tu as dû l’actionner sans le faire exprès en te séchant.
- Non, non, je l’aurais senti. Et la cabine d’ascenseur est grande, je fais pas l’envergure de Sébastien Chabal non plus…
- Mais, Guillaume, c’est pas possible que la manette s’actionne toute seule. Ce ne sont pas des ascenseurs automatiques !
Guillaume, qui venait d’arriver à côté de lui, s’agaça.
- Écoute, je sais ce que j’ai vu ! Je te dis que je n’ai rien fait, et que la manette s’est enclenchée d’elle-même. Il s’est mis à faire froid, aussi. Même qu’après, arrivé là-haut, je n’ai pas réussi à la rebaisser pour revenir ici, donc j’ai emprunté les escaliers…
Nicolas, sceptique, avait froncé les sourcils, mais ne disait plus rien. Guillaume agita sa serviette.
- Je fais quoi de ça ? Merci encore, Tiphaine.
Tiphaine inclina légèrement la tête, tandis que Sonia s’approchait et prenait la serviette.
- Je vais la poser sur un des fauteuils.
- Merci Sonia.
Sonia alla donc poser la serviette sur l’un des fauteuils en osier situé à proximité du piano… et en chemin, heurta le palmier en pot qu’elle avait déjà heurté la veille, l’avant-veille, et le jour encore avant. Il tomba encore, et Sonia dût le ramasser et le redresser après avoir posé la serviette.
- Ce truc m’agace !
Une autre voix, forte et agacée elle aussi, se fit alors entendre. Antoine était apparu sur le demi-palier du Grand Escalier, et descendait à présent la volée de marches centrales. Il tenait le matériel de suture ainsi que la fiole de morphine, et on voyait nettement la balafre qu’il avait à la joue, toujours pas refermée.
- Oh là là, Antoine, tu as une de ces marques !
- Merci, Denis, j’avais vu. Dis-donc, Tiphaine, si je t’ai promis explicitement de t’attendre, c’est parce que je supposais que tu m’avais promis implicitement de revenir ! Qu’est-ce que tu fous ?! Et toi, Nicolas ? Je doute pas que le candélabre soit plus intéressant que moi, mais je…
- C’est pas ça, Antoine, j’ai l’impression que le candélabre…
- Bah moi, Nicolas, j’ai l’impression qu’on se fout de moi ! Et toi, Aurélie ?! Tu devais pas… AURÉLIE ?!!!
Antoine se précipita vers sa dulcinée, qui portait toujours les stigmates de sa bataille avec les mouettes. Elodie se vexa un peu en constatant que le chevelu n’avait rien remarqué chez elle, alors qu’elle présentait les mêmes blessures.
- Qu’est-ce qu’il s’est passé ?
C’était une bonne question. Et Sonia avait une suggestion assez intelligente.
- On pourrait commencer du début ? Parce que bon, moi, j’étais en bas.
C’est ce qui fut fait. Guillaume narra l’événement relatif aux canots, Antoine raconta l’épisode de la Cheminée n°4, et Aurélie expliqua le passage des mouettes. Sonia avait des yeux ronds comme des Mornilles quand tout le monde eut fini. Tiphaine, elle, paraissait sceptique ; tandis que Denis semblait inquiet.
- Le Pont des Embarcations est dangereux. Je préférerais que vous n’y alliez plus.
Tiphaine, qui adorait s’y rendre, le regarda d’un air agacé.
- C’est complètement idiot, Denis !
Aurélie leva les yeux au ciel.
- Eh bien vas-y, alors…
Son interlocutrice la regarda fixement, puis la prit au mot.
- Ouais, je vais faire ça. Je vais passer par le Pont des Embarcations pour vous rejoindre à l’Hôpital de Bord du Pont C. Comme ça, vous verrez que le conseil de Denis n’a pas lieu d’être. Amusant de constater au passage, Aurélie, qu’il t’a semblé plus important de raconter ce qui t’étais arrivé plutôt que de filer soigner la blessure d’Antoine ainsi que les tiennes…
Sur cette critique péremptoire, Tiphaine grimpa les escaliers quatre-à-quatre avant qu’Aurélie ne puisse répliquer. Elle le fit toutefois quand la Titanicophile celtique fut hors de vue.
- Non mais on sent bien qu’elle est bretonne, elle ! Quel caractère de cochon !
Antoine ne put s’empêcher de s’amuser de la remarque de sa compagne.
- Tu dis ça parce que la Bretagne est la région-phare de l’élevage porcin ?
Elodie n’avait cure de l’économie bretonne et du nombre de cochons qui se trouvaient là-bas.
- Bon, c’est bien mignon cette leçon de géographie ; mais on y va, à cet hôpital, ou bien on attend le dégel ?
Ils grimpèrent alors au Pont C eux aussi, avant de se diriger vers l’arrière, où se trouvait l’Hôpital de Bord.
Tiphaine avait été impressionnée en constatant les dégâts qui avaient eu lieu au Pont des Embarcations, mais elle n’avait pas rebroussé chemin. Elle était sortie sur le pont-promenade qu’elle avait ensuite remonté vers l’arrière, là où s’était écrasée la Cheminée n°4. Certes, il était un peu inquiétant de voir autant de plumes (et un peu de sang qui avait séché) sur le sol, mais bon, il en fallait plus pour l’effrayer. Elle avait presque atteint, et ce sans encombre, l’escalier à côté du local de rangement des chaises-longues menant au Pont A, lorsqu’elle sentit quelque chose toucher le talon de sa chaussure. Elle se retourna vivement pour faire face à… personne. Baissant les yeux, elle reconnut un palet de shuffleboard (une sorte de jeu de marelle). C’était comme si le palet avait glissé sur le pont jusqu’à heurter sa chaussure en douceur… Mais c’était anormal. Pour glisser, le palet devait avoir été lancé par quelqu’un. Or, tous les Titanicophiles se trouvaient au Pont C. Tiphaine voulut reculer d’un pas vers l’escalier menant au Pont A… et se prit les pieds dans quelque chose, avant de tomber de tout son long en arrière. Elle se fit mal aux coudes en chutant, et elle se releva en pestant. Elle constata alors qu’elle avait trébuché contre un manche de shuffleboard, posé en plein milieu du pont-promenade. Elle était pourtant sûre que cette chose ne se trouvait pas là avant : elle l’aurait forcément vue ! Ce n’était pas rassurant. Tiphaine regarda autour d’elle, mais ne vit personne. Elle se dirigea alors vers l’escalier et le descendit. Elle avait atteint la moitié de l’escalier quand un bruit la fit sursauter : un palet de shuffleboard (d’une autre couleur) avait roulé jusqu’au bord de l’escalier avant de tomber en rebondissant sur chacune des marches. À présent franchement inquiète, Tiphaine descendit le reste de l’escalier à toute vitesse, se jeta ensuite sur la porte de la coursive menant au Grand Escalier Arrière, et dévala alors ses trois niveaux pour se retrouver devant la coursive menant à l’Hôpital de Bord… pile quand arrivaient ses amis Titanicophiles. Remarquant que Tiphaine était essoufflée et visiblement nerveuse, Aurélie oublia l’animosité qu’elle avait manifesté une dizaine de minutes auparavant et s’inquiéta pour elle.
- Tiphaine ? Ça va ?
- Oui. Très bien. Mais Denis a raison, il ne faut plus emprunter le pont-promenade.
Denis acquiesça, ravi de voir qu’on l’écoutait, mais Sonia s’interrogeait.
- Pourquoi ? Un truc s’est encore effondré ? D’autres mouettes ? Un iceberg est tombé sur toi ?
- Il n’y a… rien eu. Je pense juste que c’est préférable de suivre les conseils de Denis, qui sont toujours très bons, voilà tout. Allez, entrons dans l’Hôpital de Bord.
Personne n’osa contester cet excès de mauvaise foi de peur d’énerver à nouveau Tiphaine. Antoine se réinstalla sur la table de chirurgie, un peu anxieux, tandis qu’Elodie déballait le matériel de suture, un peu anxieuse elle aussi. Denis se chargea, après avoir trouvé une seringue, d’injecter une petite dose de morphine à Antoine afin qu’il ne sente pas l’aiguille lui piquer la peau du visage. Sonia, elle, avait emmené Aurélie à l’écart et se chargeait de désinfecter ses nombreuses plaies puis d’y appliquer des pansements après avoir fouillé la grande armoire vitrée à la recherche de coton, d’alcool désinfectant, et de pansements. Tiphaine, pendant ce temps, s’était approchée du hublot et regardait dehors, songeuse. Guillaume s’approcha d’elle mais ne dit rien, et regarda par le hublot lui aussi. Nicolas, quant à lui, était resté à l’entrée et regardait Antoine avec appréhension, se demandant si il allait oser le regarder se faire charcuter la joue. Elodie s’approcha alors d’Antoine, et après avoir inséré un fil chirurgical dans son aiguille à chas, elle lui piqua la joue afin de faire traverser l’aiguille.
Antoine poussa un hurlement si puissant que le hublot par lequel regardaient Tiphaine et Guillaume se fissura. Elodie, toute tremblante, battit en retraite et se cacha derrière Denis, qui avait failli faire un infarctus. L’historien se redressa sur la table de chirurgie, une aiguille fichée dans sa joue, et attrapa vivement le flacon de morphine. Après avoir consulté l’étiquette en fronçant les sourcils, il regarda Nicolas TRÈS méchamment.
- Monsieur le Techie est capable de consulter en détail une photo en noir et blanc d’une qualité dégueulasse afin de trouver un reflet de meuble inconnu sur une surface lisse… ou de pointer la marque écrit en tout petit sur une vis… MAIS MONSIEUR LE TECHIE N’EST PAS FOUTU DE LIRE L’ÉTIQUETTE SUR LE FLACON ! C’EST DE LA PÉNICILLINE, PAS DE LA MORPHINE ; ESPÈCE D’ABRUTI ! TU VEUX MA MORT ?!
Tiphaine avait été si effrayée par le hurlement d’Antoine qu’elle prit les choses en main. Elle fouilla l’armoire vitrée, en sortit un gros flacon, puis chipa un morceau de coton à Sonia. Elle imbiba le coton avec le liquide… puis le pressa contre le nez d’Antoine tout en plaquant une main sur sa bouche pour le forcer à respirer par le nez.
- Mais Fiphaine qu’est-f’tu fais… je… tu…
Antoine s’écroula sur la table de chirurgie, sur le dos, les yeux fermés. Tiphaine regarda doctement le gros flacon.
- Du chloroforme.
Elle le reposa dans l’armoire, mais l’en retira une seconde plus tard et le rangea dans ‘’son’’ sac à dos kaki, qu’elle avait toujours sur elle.
- Ça peut toujours servir…
Nicolas la regarda, sourcils froncés.
- C’est le sac de Vincent, je crois ? Il y a quoi dedans ? Pourquoi tu le gardes ?
- Oui. Dès que je l’ai vu, je me suis dit qu’il fallait que je le garde. J’ignorais pourquoi. Mais vu le tour que prennent les événements, je pense que c’est une bonne idée… Entre les mouettes tueuses, la cheminée tueuse, et tout ce qu’on casse… Surtout qu’il n’y a plus de canots… Dedans, il y a le livre de Marie Chessire, vu qu’il était dans le sac quand je l’ai trouvé. J’y ai ajouté le journal de Murdoch, que j’ai récupéré il y a quelques heures.
- … Je pourrai te donner les papiers que j’ai récupérés à l’imprimerie et le carnet de notes d’Andrews pour que tu les mettes dans ton sac ?
- Bien sûr Nicolas !
Denis se tourna vers lui, étonné.
- Tu as pris le carnet d’Andrews ?!
- Ben, euh… oui… Pourquoi, il fallait pas ?
- Si, c’est une bonne idée, mais j’aurais aimé que tu me le fasses lire, enfin !
- Oh, pas de problème, je te le montrerai dès que je repasserai à ma cabine. J’ai bien fait de le prendre, d’ailleurs, vu que la cabine d’Andrews s’est écroulée…
- QUOI ?!!!!
Le chef-cuisinier, scandalisé, avait hurlé si fort que tout le monde avait fait un bond. Tiphaine ressortit le flacon de chloroforme de son sac et toisa Denis d’un air sombre. Nicolas tenta de s’expliquer en bégayant.
- Mais, mais… C’est pas moi ! C’est quand la cheminée d’Antoine s’est effondrée !
Denis regarda alors Antoine, profondément assoupi sur sa table de chirurgie, et dût se retenir de lui cracher dessus.
- C’est une honte, un scandale ! Une véritable insulte ! On devrait priver Antoine de soins médicaux pour ce crime ! Pauvre Thomas Andrews !
Tiphaine intervint.
- Du calme, Denis. Andrews n’est pas mort… enfin, euh, si, mais pas à cause de ça.
Guillaume la regarda en réfrénant un sourire. Denis, lui, ne souriait pas. Pas du tout.
- Non, non, non ! C’est inqualifiable ! C’est un blasphème international, et même intergalactique ! C’est comme si on avait transformé Oradour-sur-Glane en parc d’attractions, ou l’Ossuaire de Douaumont en terrain de minigolf ! C’est terriblement choquant ! Oh, pardonnez-leur, Monsieur Andrews, ils n’ont pas fait exprès !!
Tiphaine intervint à nouveau.
- Oh, Denis, tu te calmes !
Elle avait prononcé sa mise en garde d’un ton entendu en insistant sur le « calmes ». Denis, soufflé, n’ajouta pas un mot, mais sortit en claquant la porte. Elodie s’était calmée, et semblait courroucée.
- Bon, je peux opérer le patient en paix, maintenant ?!
Un silence royal se fit alors que la Belge s’emparait de l’aiguille toujours fichée dans la joue d’Antoine.
Denis, terriblement chamboulé, avait grimpé quatre-à-quatre le Grand Escalier Arrière jusqu’au Pont A. Il avait été si vite qu’il n’avait pas aperçu la désolation régnant dans la réception du Restaurant à la Carte (notamment le lit de Thomas Andrews au milieu des décombres des ponts-promenades) au Pont B… Après avoir débouché au Pont A par la volée de marches tribord, le chef-cuisinier fit le tour de la rambarde en fer forgé, puis pénétra dans la petite alcôve de bâbord avant d’ouvrir la porte de la cabine A36. Là, il poussa un cri de rage. Il ne restait rien de la cabine : elle était à ciel ouvert, le mur extérieur s’était affaissé, et le sol s’était effondré, précipitant tout le mobilier de la pièce au pont se trouvant en-dessous. Il regarda la scène de désolation, consterné, et allait quitter l’alcôve quand son regard accrocha un éclat doré au milieu des décombres. En regardant de plus près, Denis eut l’impression que cela provenait d’un petit carton à moitié écrasé sous une coiffeuse démantibulée. Il choisit donc de descendre au Pont B, et marcha au milieu des décombres, à la recherche du petit carton. Il le localisa bien vite et parvint à l'extraire sans trop de difficultés, bien qu’il manqua de se couper un doigt contre un morceau de métal tranchant comme un rasoir. Il remonta alors au Pont A et se posa dans un des fauteuils, vu qu’on ne voyait pas grand-chose dans la réception car les lustres n’y fonctionnaient plus. Il déballa alors… l’Artémis de Versailles ?! Non, enfin, oui, c’était bien l’Artémis de Versailles, assez lourde au demeurant, mais des détails divergeaient : la position des bras, du regard, et du cerf était symétriquement opposée à celle de l’Artémis ‘’normale’’ (le regard se portait normalement vers la gauche, le bras qui prenait une flèche dans le carquois était normalement celui de gauche, et le cerf se trouvait normalement à droite ; alors que c’était l’exacte opposée pour cette statue), et cette statue semblait être plaquée or alors que la ‘’normale’’ était de couleur bien plus sombre (un alliage de zinc). Comment était-ce possible ? Denis se leva et se rendit au Grand Salon. Là, il put constater que l’Artémis ‘’normale’’ se trouvait sagement à sa place, posée au centre de la cheminée de marbre. Perplexe, Denis se rassit et observa à nouveau la statue dorée qu’il avait entre les mains : pourquoi y avait-il une deuxième Artémis à bord, et cachée chez Andrews ? C’est alors qu’il se rendit compte qu’une enveloppe (vierge) un peu chiffonnée se trouvait dans le carton. Il la prit, l’ouvrit avec un peu de scrupules, et reconnut l’écriture de Thomas Andrews. Son cœur se mit à battre fort tandis qu’il prenait connaissance de la lettre. Elle était adressée à Alexander Carlisle, le concepteur original des paquebots de la classe Olympic avant sa ‘’retraite anticipée’’ en 1910.
- Voyons… « Cher Alexander… blablabla… Le voyage inaugural se déroule dans de parfaites occasions… blablabla… L’équipage est très qualifié et les passagers sont très agréables, bien que je ne porte pas dans mon cœur celui qui a critiqué sa conception en arguant que j’étais un incompétent car le Grand Escalier Arrière ne desservait pas le Pont D, et donc la Salle à Manger de Première Classe. On ne pourra me reprocher le fait que les cuisines s’étendent sous le Grand Escalier Arrière et qu’on ne pouvait donc y faire déboucher un quatrième étage !… »
Denis était scandalisé.
- Non mais il se prend pour qui, ce passager à la con ?! Comment il ose attaquer mon pauvre Thomas Andrews pour un motif aussi débile ?! Il avait qu’à rester chez lui si il voulait accéder à une salle à manger par les cuisines !! Non mais vraiment, y en a qui méritent des baffes !!
Il se calma difficilement et continua sa lecture, son cœur battant toujours fort alors qu’il continuait à prendre connaissance de ce document d’une valeur historique inestimable.
- « Je suis monté le premier à bord avec mon groupe de garantie, ce 10 avril, et alors que nous passions dans le Grand Salon, j’ai décidé d’opérer un changement de dernière minute. J’ai songé à votre idée de placer deux Artémis de part et d’autre de la cheminée, contrairement à ce qui s’était fait sur l’Olympic ; mais il m’est apparu que cela chargeait peut-être un peu trop le manteau de cette cheminée, et il m’a alors paru préférable de retirer l’Artémis de gauche et de placer celle de droite au centre. Il est amusant de constater que j’ai choisi de retirer celle nous ayant donné le plus de fil à retordre. En effet, comme vous le savez, les deux Artémis sont creuses, légères, et faites d’un alliage de zinc. Or, l’Artémis de gauche est tombée du manteau de la cheminée au cours des essais de giration du 2 avril, et elle s’est brisée en touchant le sol. Il a donc fallu en fondre une nouvelle dans un laps de temps très court, si bien que nos instructions ont été mal comprises par le sculpteur, qui nous a livré une nouvelle statue lourde, pleine, et en or massif. Comme il était trop tard pour en redemander une nouvelle en alliage de zinc, nous nous sommes contentés de la recouvrir d’une pellicule de zinc pour lui donner un aspect semblable à celui de sa consœur de droite. Tout ça pour rien, étant donné que j’ai décidé de la retirer. Puisque nous nous retrouvons avec une statue en trop, j’ai pris la décision de faire retirer la pellicule d’alliage de zinc recouvrant la nouvelle statue de gauche afin de lui rendre son éclat doré, et de vous en faire don. Voyez ceci comme un « cadeau de retraite » : les navires de la classe Olympic, sur lesquels j’ai eu le privilège de poursuivre votre travail, sont probablement les plus somptueux et les plus ingénieux que vous n’ayez jamais construits. Vous manquerez à beaucoup de monde aux Chantiers Harland & Wolff, moi le premier. Je vous enverrai ce colis à notre arrivée à New-York, avant le voyage de retour du Titanic. Prenez soin de vous, et portez-vous bien. Thomas Andrews. »
Denis était comme paralysé parce ce qu’il venait de découvrir. Il était aussi très ému, si bien qu’il dût essuyer une larme qui commençait à couler de son œil droit. Ainsi donc, il y avait sur le Titanic, à l’origine, deux Artémis dans le Grand Salon. Mais Thomas Andrews avait jugé que cela faisait trop, et avait choisi de retirer celle de gauche… pour l’envoyer à son prédécesseur ! Et ce en sachant que cette statue avait une valeur inestimable de par sa composition : de l’or massif ! C’était pour ça qu’elle était plus lourde et brillait plus que l’Artémis ‘’normale’’… Décidément, Thomas Andrews était vraiment un homme adorable, fabuleux, généreux, merveilleux, et prévenant.
Après s’être perdu dans ses pensées pendant quelques minutes, Denis rangea soigneusement la statue et la lettre dans le petit carton, puis redescendit le Grand Escalier Arrière avec le fameux carton sous le bras. Arrivé au Pont C, il retourna à l’Hôpital de Bord, où il retrouva les Titanicophiles. Sonia avait fini de ‘’réparer’’ Aurélie, couverte de pansements, à qui elle avait prêté son gilet vu que son haut était plein de trous. Tiphaine, qui regardait à nouveau par le hublot (l’autre, celui pas fissuré) avec Guillaume, se retourna vers Denis, constatant qu’il s’était calmé.
- Ça va ? Tu as l’air un peu… sonné ?
- Oui, un peu. Excuse-moi de te demander ce service, mais est-ce que tu pourrais mettre ce petit carton dans ton sac ? C’est un peu lourd, mais…
- Pas de problème !
Elle prit le carton et le rangea dans son sac, heureusement spacieux, après avoir regardé ce qu’il y avait dedans.
- C’est la statue du Grand Salon, ça, non ? Pourquoi tu l’as prise ?
Denis leur expliqua alors toute l’histoire. Nicolas fut celui qui se montra le plus intéressé, et il insista pour que Tiphaine ressorte la statue de son sac afin de pouvoir la contempler. Pendant la discussion, Elodie, penchée sur le visage d’Antoine, s’était finalement redressée, un drôle d’air au visage. Aurélie s’approcha d’elle et contempla son travail.
- Wowh, c’est impeccable ! Tu as vraiment fait du beau boulot, ma chatonne belge. Mais… ça ne va pas ?
- Si, si… C’est juste… bizarre…
- Comment ça ?
- Je… j’avais l’impression de ne plus contrôler mes mouvements. Je n’avais jamais fait ça auparavant, et pourtant, je savais exactement ce qu'il fallait faire. Comme si quelqu’un dirigeait mes gestes.
Tiphaine reconnut la sensation qu’elle avait eue en jouant du violon.
- Tiens, c’est comme Antoine avec le piano ou moi avec le vio...
Guillaume, intrigué par le fait qu’elle s’était brusquement interrompue, se détacha du hublot et la regarda.
- Tiens, c’est vrai, tu ne nous avais pas dit ce que tu avais été faire avec ce violon, vu que tu avais demandé à Nicolas où il se trouvait ! Tu en as joué ?
Démasquée. Tiphaine bredouilla.
- N-non ! J’allais parler du voilier de Gwenaëlle.
- Hum.
Guillaume n’était clairement pas convaincu, mais un monstrueux gargouillement provenant du ventre de Nicolas le dispensa de répondre.
- Oups. Désolé. J’ai un peu faim…
Denis regarda sa montre, puis Sonia qui s’était mise à désinfecter et panser les plaies d’Elodie.
- Il est déjà 9 heures, c’est vrai. On ira tous à la Salle à Manger après que Sonia ait terminé de soigner Elodie.
Tout le monde approuva. Comme Elodie avait été moins blessée qu’Aurélie, ses soins durèrent moins longtemps. Sonia lui tendit ensuite une blouse de médecin afin qu’elle n’ait pas trop froid, vu que son haut à elle aussi avait été pas mal tailladé par le bec des mouettes. Guillaume, lui, se tourna vers Antoine, toujours endormi sur la table de chirurgie.
- Et Antoine ? Qui… dort… pour changer.
Aurélie s’approcha de lui.
- Vous n’avez qu’à aller manger, je resterai ici jusqu’à ce qu’il se réveille.
Denis fronça les sourcils.
- Pas question. Tu as vécu de dures épreuves, donc tu viens manger avec nous ! Tu as besoin de te remplir l’estomac après tout ça.
- Mais Denis, je…
- Pas de Denis qui tienne ! Tu viens avec nous. Antoine ne risque rien, et il nous rejoindra quand il se sera réveillé.
- Bon… D’accord.
Les Titanicophiles (sauf Antoine) sortirent donc de l’Hôpital de Bord. Quelques minutes plus tard, ils se trouvaient dans la Salle à Manger au Pont D afin de profiter du (toujours) copieux brunch concocté par Denis.
(message suivant pour la suite du chapitre)
Vendredi 12 décembre 2014, RMS Titanic, 08h00.
Dans l’Hôpital de Bord, il régnait un silence… d’hôpital. Aurélie était partie chercher Elodie, mais elle n’était pas encore revenue et elle se faisait par conséquent attendre depuis assez longtemps. Nicolas, après avoir donné un petit flacon rempli d’un liquide transparent et une pochette contenant du matériel de suture à Tiphaine, était alors parti la chercher, mais il n’était pas revenu lui non plus, et lui aussi commençait à se faire attendre. Tiphaine, un air désabusé au visage, regarda Antoine.
- Mon pauvre Antoine. On ne peut pas dire qu’on se presse beaucoup pour toi… Heureusement que tu n’es pas à l’agonie : tu aurais eu le temps de mourir dix fois… Enfin bon, au moins, on a arrêté le saignement… Bon, ben, je vais aller les chercher moi aussi : tu peux compter sur moi pour ne pas t’oublier. Je t’interdis de bouger !
Et Tiphaine sortit sans même attendre la réponse d’Antoine. Il en formula tout de même une, assez ironique quant à sa provenance.
- Je t’attends ici, Ros… Tiphaine !
Après avoir remonté toute la longue coursive centrale tribord du Pont C dans l’idée d’aller voir si quelqu’un se trouvait à la Salle à Manger du Pont D, Tiphaine descendit calmement le Grand Escalier par tribord et vit que Guillaume était complètement trempé et qu’il tremblait comme
- Guillaume ?!
Elle fronça les sourcils et descendit plus rapidement, avant de se retrouver devant lui.
- Qu’est-ce qui t’es arrivé ?
- On m’a pou-poussé dans la pi-piscine ! C’é-était pas t-toi, p-par hasard ?!
- Voyons Guillaume, ce n’est pas parce que je me permets de t’accuser de tout et n’importe quoi que tu es autorisé à faire de même avec moi ! J’étais à l’Hôpital de Bord, à l’arrière du Pont C : même si j’avais voulu faire ça, je n’aurais pas pu.
- Tu fai-faisais quoi là-b-bas ?
- Aucune importance. Je vais te chercher une serviette.
Tiphaine descendit, toujours par tribord, le Grand Escalier pour se rendre au Pont E, puis emprunta la volée de marches menant au Pont F. Elle comptait récupérer une serviette dans les Bains Turcs afin de la donner à son ami. Heureusement qu’elle avait dit qu’Antoine pouvait compter sur elle pour ne pas l’oublier…
Denis fut estomaqué quand il arriva au Pont des Embarcations et découvrit le carnage qui s’était opéré à cet étage du Grand Escalier.
- Mais… mais ! Que s’est-il passé ici ?! On dirait qu’il y a eu la guerre !
Elodie vint à sa rencontre. Elle était dans un piteux état et n’avait plus ses lunettes. Derrière elle, Aurélie était assise contre le mur et continuait de pleurer alors que Nicolas essayait de la réconforter.
- Ben, Denis, il y a eu la guerre. Titanicophiles VS mouettes. Les mouettes ont perdu, mais c’était tendu.
- Mais Elodie, c’est… c’est dingue ! Qu’est-ce que je peux… faire ?
- À part buter et transformer ces connasses de mouettes en rôti ? J’apprécierais que tu ailles me chercher mes lunettes, car je ne vois plus rien. Elles doivent être par terre, près de la Cheminée n°2. Nicolas se charge d’Aurélie.
- Euh… Ok.
Un peu anxieux, Denis sortit sur le pont-promenade. Là, deux choses le frappèrent. La première était qu’il n’y avait plus de canots. La seconde était que la Cheminée n°4 s’était effondrée en défonçant le pont-promenade. Que s’était-il donc passé ?! Encore plus anxieux, il avança légèrement vers l’arrière, et retrouva les lunettes, heureusement intactes. Il les ramassa et les ramena à sa propriétaire, dans le Grand Escalier.
- Oh, merci Denis, tu es adorable.
- Oh, euh, voyons, n’importe quel gentleman en aurait fait autant.
- Denis... Les gentlemen, c’est comme la prospérité économique ou les aliments sans colorants ni conservateurs, ça n’existe quasiment plus !
Nicolas redressa la tête alors qu’Aurélie séchait enfin ses larmes.
- Elodie, au lieu de complimenter Denis, tu pourrais nous expliquer exactement ce qu’il s’est passé ?
- Nous étions sur le pont-promenade en direction de l’Hôpital de Bord quand un essaim de mouettes s’est posé sur le pont. Aurélie leur a fait peur, et elles nous ont alors attaquées. Elles se sont enfuies quand il y a eu la sirène. Heureusement pour nous…
Le Techie-en-chef avait froncé les sourcils.
- La sirène… Qui donc aurait pu activer la sirène ?...
Denis fronçait aussi les sourcils, mais pour d’autres raisons.
- Aller à l’hôpital ? Mais pourquoi ?
- Oh, c’est Antoine qui s’est pris un câble dans la figure…
- Quoi ?!
- … lorsque la cheminée s’est effondrée…
- Quoi ?!!
- … après que tous les canots soient partis tous seuls.
- Quoi ?!!!
Denis était au bord de l’apoplexie. Aurélie, qui s’était relevée, parut brusquement épouvantée.
- On a complètement oublié Antoine !
On décida alors subito-presto de se dépêcher de descendre au Pont C. Les filles retenaient des grimaces et des gémissements de douleur à chacun des pas qu’elles faisaient à cause de leurs blessures.
Arrivés au Pont C (toujours dans le Grand Escalier), tous allaient se diriger vers l’arrière au moyen de la coursive centrale tribord, mais ils entendirent des voix au niveau inférieur et descendirent donc la volée de marches tribord. Ils retrouvèrent là Guillaume, trempé et tremblant, ainsi que Sonia. Chacun des deux groupes fut choqué en voyant l’autre.
- Guillaume ?!
- Aurélie ?! Elodie ?!
Tout le monde se mit à poser des questions en même temps au moment où Tiphaine revenait du Pont F avec une épaisse serviette blanche. Sans prêter la moindre attention au quatuor de retour du Pont des Embarcations, elle se dirigea vers Guillaume dont elle enleva adroitement le T-shirt blanc détrempé avant de le frictionner avec la serviette. Sonia, qui avait froid depuis son réveil, eut subitement chaud en se retrouvant avec la musculature développée du jeune homme sous les yeux. Aurélie, elle, qui semblait peu sensible aux gros muscles, était éberluée… par Tiphaine.
- Mais… Tiphaine, qu’est-ce que tu fais ?!
L’intéressée tourna la tête vers celle qui l’interpellait, sans cesser de sécher Guillaume, qui avait fermé les yeux et ne tremblait plus.
- Quoi ? Ça se voit, non ? Je sèche Guillaume. Il est tombé dans la piscine, et l’eau était gelée. Je n’ai pas envie qu’il ait froid, un rhume, une mauvaise toux, une grippe, une angine, une bronchite, une pneumonie, la peste noire, ou un cancer de l’utérus, c’est tout !
Denis remarqua que Nicolas s’était désintéressé de la discussion et qu’il s’était tourné vers le candélabre pour en compter machinalement les branches. Le chef-cuisinier, inquiet, se décala donc d’un pas pour obstruer la vue du Techie-en-chef sur le magnifique ornement, l’empêchant de continuer à en compter les branches (le Techie choisit donc de reporter son attention sur Guillaume, le centre de son attention étant évidemment totalement dû au hasard). Aurélie, elle, ne cachait plus sa colère.
- Et ça ne peut pas ATTENDRE ?! Antoine a besoin de soins immédiats pendant que tu cajoles ton Guillaume !
- Comment ça, MON Guillaume ?! Il appartient à tout le monde, que je sache !! L’ennui, c’est que s’il fallait attendre que l’un de vous se réveille et s’occupe de lui, il aurait le temps de mourir de vieillesse ! Ou plutôt de froid, dans le cas prés…
- Tiphaine, tu peux arrêter de me frotter, je suis sec et ma peau va finir par partir en lambeaux si tu contin…
- Guillaume, je parlemente, là.
- Oui madame.
Aurélie, à présent franchement en colère (plus que Tiphaine qui continuait de frotter), persifla.
- Pauvre Guillaume ! Tu ne veux pas non plus lui enlever son pantalon pour lui sécher ce qu’il a en-dessous ?!
- … C’est d’un ridicule. Guillaume est assez grand pour le faire tout seul dans un coin, et…
- Justement Tiphaine, je veux bien aller seul dans un coin pour le faire car tu m’as séché, là, et tu vas faire brûler la serviette si tu continues, regarde, elle commence à fum…
- Guillaume, je t’ai déjà dit de ne pas m’interrompre.
- Oui madame.
- Mais JUSTEMENT, Tiphaine : il PEUT le faire seul ! Alors pourquoi tu le fais ?! Tu es sa mère ? Sa grande sœur ? Ou bien sa copine ?
- Tu divagues complètement, Aurélie !
- C’est toi qui divague ! Je me sens obligée de te rappeler qu’Antoine NOUS ATTEND ! Il reste en convalescence par ton refus de venir ! Il SOUFFRE ! Et Elodie et moi ne sommes pas dans un très bon état non plus, au cas où tu n’aurais pas remarqué !
À présent aussi en colère qu’Aurélie (qui exagérait pas mal la situation d’Antoine, mais on pouvait la comprendre), Tiphaine cessa de sécher Guillaume (il avait la peau toute rose tant elle avait frotté dessus) : celui-ci prit la serviette et alla sécher ce qu’il restait à sécher en toute intimité dans un ascenseur. Tiphaine pointa alors un index accusateur vers Aurélie.
- Comment pouvez-vous tout mettre sur mes épaules ?!
- Et toi comment peux-tu être aussi égoïste ?!!
- C’est moi qui suis égoïste ?!!!
Denis, qui commençait à en avoir assez de cette scène de ménage, alla alors séparer les deux jeunes femmes qui s’étaient tant rapprochées l’une de l’autre que leur nez se touchait presque.
- Oh, Rose … euh, Tiphaine, tu te calmes !
Il avait prononcé sa mise en garde d’un ton entendu en insistant sur le « calmes ». Tiphaine lui lança un regard furibond, mais s’abstint de tout nouveau commentaire.
Un élément nouveau changea les idées de tout le monde : Guillaume, tout sec (et encore un peu rose), descendait par tribord le Grand Escalier depuis le Pont C, sa serviette pliée sous le bras. Il avait remis son T-shirt (Sonia ne put se retenir d’afficher un air déçu). Nicolas, qui regardait à nouveau le candélabre d’un air intrigué, se tourna vers lui.
- Guillaume ? Mais ?... Tu n’étais pas en train de te sécher dans un ascenseur ?
- Ben… si… Mais la manette s’est déclenchée toute seule et je suis monté jusqu’au Pont A !
- Comment ça toute seule ? Tu as dû l’actionner sans le faire exprès en te séchant.
- Non, non, je l’aurais senti. Et la cabine d’ascenseur est grande, je fais pas l’envergure de Sébastien Chabal non plus…
- Mais, Guillaume, c’est pas possible que la manette s’actionne toute seule. Ce ne sont pas des ascenseurs automatiques !
Guillaume, qui venait d’arriver à côté de lui, s’agaça.
- Écoute, je sais ce que j’ai vu ! Je te dis que je n’ai rien fait, et que la manette s’est enclenchée d’elle-même. Il s’est mis à faire froid, aussi. Même qu’après, arrivé là-haut, je n’ai pas réussi à la rebaisser pour revenir ici, donc j’ai emprunté les escaliers…
Nicolas, sceptique, avait froncé les sourcils, mais ne disait plus rien. Guillaume agita sa serviette.
- Je fais quoi de ça ? Merci encore, Tiphaine.
Tiphaine inclina légèrement la tête, tandis que Sonia s’approchait et prenait la serviette.
- Je vais la poser sur un des fauteuils.
- Merci Sonia.
Sonia alla donc poser la serviette sur l’un des fauteuils en osier situé à proximité du piano… et en chemin, heurta le palmier en pot qu’elle avait déjà heurté la veille, l’avant-veille, et le jour encore avant. Il tomba encore, et Sonia dût le ramasser et le redresser après avoir posé la serviette.
- Ce truc m’agace !
Une autre voix, forte et agacée elle aussi, se fit alors entendre. Antoine était apparu sur le demi-palier du Grand Escalier, et descendait à présent la volée de marches centrales. Il tenait le matériel de suture ainsi que la fiole de morphine, et on voyait nettement la balafre qu’il avait à la joue, toujours pas refermée.
- Oh là là, Antoine, tu as une de ces marques !
- Merci, Denis, j’avais vu. Dis-donc, Tiphaine, si je t’ai promis explicitement de t’attendre, c’est parce que je supposais que tu m’avais promis implicitement de revenir ! Qu’est-ce que tu fous ?! Et toi, Nicolas ? Je doute pas que le candélabre soit plus intéressant que moi, mais je…
- C’est pas ça, Antoine, j’ai l’impression que le candélabre…
- Bah moi, Nicolas, j’ai l’impression qu’on se fout de moi ! Et toi, Aurélie ?! Tu devais pas… AURÉLIE ?!!!
Antoine se précipita vers sa dulcinée, qui portait toujours les stigmates de sa bataille avec les mouettes. Elodie se vexa un peu en constatant que le chevelu n’avait rien remarqué chez elle, alors qu’elle présentait les mêmes blessures.
- Qu’est-ce qu’il s’est passé ?
C’était une bonne question. Et Sonia avait une suggestion assez intelligente.
- On pourrait commencer du début ? Parce que bon, moi, j’étais en bas.
C’est ce qui fut fait. Guillaume narra l’événement relatif aux canots, Antoine raconta l’épisode de la Cheminée n°4, et Aurélie expliqua le passage des mouettes. Sonia avait des yeux ronds comme des Mornilles quand tout le monde eut fini. Tiphaine, elle, paraissait sceptique ; tandis que Denis semblait inquiet.
- Le Pont des Embarcations est dangereux. Je préférerais que vous n’y alliez plus.
Tiphaine, qui adorait s’y rendre, le regarda d’un air agacé.
- C’est complètement idiot, Denis !
Aurélie leva les yeux au ciel.
- Eh bien vas-y, alors…
Son interlocutrice la regarda fixement, puis la prit au mot.
- Ouais, je vais faire ça. Je vais passer par le Pont des Embarcations pour vous rejoindre à l’Hôpital de Bord du Pont C. Comme ça, vous verrez que le conseil de Denis n’a pas lieu d’être. Amusant de constater au passage, Aurélie, qu’il t’a semblé plus important de raconter ce qui t’étais arrivé plutôt que de filer soigner la blessure d’Antoine ainsi que les tiennes…
Sur cette critique péremptoire, Tiphaine grimpa les escaliers quatre-à-quatre avant qu’Aurélie ne puisse répliquer. Elle le fit toutefois quand la Titanicophile celtique fut hors de vue.
- Non mais on sent bien qu’elle est bretonne, elle ! Quel caractère de cochon !
Antoine ne put s’empêcher de s’amuser de la remarque de sa compagne.
- Tu dis ça parce que la Bretagne est la région-phare de l’élevage porcin ?
Elodie n’avait cure de l’économie bretonne et du nombre de cochons qui se trouvaient là-bas.
- Bon, c’est bien mignon cette leçon de géographie ; mais on y va, à cet hôpital, ou bien on attend le dégel ?
Ils grimpèrent alors au Pont C eux aussi, avant de se diriger vers l’arrière, où se trouvait l’Hôpital de Bord.
Tiphaine avait été impressionnée en constatant les dégâts qui avaient eu lieu au Pont des Embarcations, mais elle n’avait pas rebroussé chemin. Elle était sortie sur le pont-promenade qu’elle avait ensuite remonté vers l’arrière, là où s’était écrasée la Cheminée n°4. Certes, il était un peu inquiétant de voir autant de plumes (et un peu de sang qui avait séché) sur le sol, mais bon, il en fallait plus pour l’effrayer. Elle avait presque atteint, et ce sans encombre, l’escalier à côté du local de rangement des chaises-longues menant au Pont A, lorsqu’elle sentit quelque chose toucher le talon de sa chaussure. Elle se retourna vivement pour faire face à… personne. Baissant les yeux, elle reconnut un palet de shuffleboard (une sorte de jeu de marelle). C’était comme si le palet avait glissé sur le pont jusqu’à heurter sa chaussure en douceur… Mais c’était anormal. Pour glisser, le palet devait avoir été lancé par quelqu’un. Or, tous les Titanicophiles se trouvaient au Pont C. Tiphaine voulut reculer d’un pas vers l’escalier menant au Pont A… et se prit les pieds dans quelque chose, avant de tomber de tout son long en arrière. Elle se fit mal aux coudes en chutant, et elle se releva en pestant. Elle constata alors qu’elle avait trébuché contre un manche de shuffleboard, posé en plein milieu du pont-promenade. Elle était pourtant sûre que cette chose ne se trouvait pas là avant : elle l’aurait forcément vue ! Ce n’était pas rassurant. Tiphaine regarda autour d’elle, mais ne vit personne. Elle se dirigea alors vers l’escalier et le descendit. Elle avait atteint la moitié de l’escalier quand un bruit la fit sursauter : un palet de shuffleboard (d’une autre couleur) avait roulé jusqu’au bord de l’escalier avant de tomber en rebondissant sur chacune des marches. À présent franchement inquiète, Tiphaine descendit le reste de l’escalier à toute vitesse, se jeta ensuite sur la porte de la coursive menant au Grand Escalier Arrière, et dévala alors ses trois niveaux pour se retrouver devant la coursive menant à l’Hôpital de Bord… pile quand arrivaient ses amis Titanicophiles. Remarquant que Tiphaine était essoufflée et visiblement nerveuse, Aurélie oublia l’animosité qu’elle avait manifesté une dizaine de minutes auparavant et s’inquiéta pour elle.
- Tiphaine ? Ça va ?
- Oui. Très bien. Mais Denis a raison, il ne faut plus emprunter le pont-promenade.
Denis acquiesça, ravi de voir qu’on l’écoutait, mais Sonia s’interrogeait.
- Pourquoi ? Un truc s’est encore effondré ? D’autres mouettes ? Un iceberg est tombé sur toi ?
- Il n’y a… rien eu. Je pense juste que c’est préférable de suivre les conseils de Denis, qui sont toujours très bons, voilà tout. Allez, entrons dans l’Hôpital de Bord.
Personne n’osa contester cet excès de mauvaise foi de peur d’énerver à nouveau Tiphaine. Antoine se réinstalla sur la table de chirurgie, un peu anxieux, tandis qu’Elodie déballait le matériel de suture, un peu anxieuse elle aussi. Denis se chargea, après avoir trouvé une seringue, d’injecter une petite dose de morphine à Antoine afin qu’il ne sente pas l’aiguille lui piquer la peau du visage. Sonia, elle, avait emmené Aurélie à l’écart et se chargeait de désinfecter ses nombreuses plaies puis d’y appliquer des pansements après avoir fouillé la grande armoire vitrée à la recherche de coton, d’alcool désinfectant, et de pansements. Tiphaine, pendant ce temps, s’était approchée du hublot et regardait dehors, songeuse. Guillaume s’approcha d’elle mais ne dit rien, et regarda par le hublot lui aussi. Nicolas, quant à lui, était resté à l’entrée et regardait Antoine avec appréhension, se demandant si il allait oser le regarder se faire charcuter la joue. Elodie s’approcha alors d’Antoine, et après avoir inséré un fil chirurgical dans son aiguille à chas, elle lui piqua la joue afin de faire traverser l’aiguille.
Antoine poussa un hurlement si puissant que le hublot par lequel regardaient Tiphaine et Guillaume se fissura. Elodie, toute tremblante, battit en retraite et se cacha derrière Denis, qui avait failli faire un infarctus. L’historien se redressa sur la table de chirurgie, une aiguille fichée dans sa joue, et attrapa vivement le flacon de morphine. Après avoir consulté l’étiquette en fronçant les sourcils, il regarda Nicolas TRÈS méchamment.
- Monsieur le Techie est capable de consulter en détail une photo en noir et blanc d’une qualité dégueulasse afin de trouver un reflet de meuble inconnu sur une surface lisse… ou de pointer la marque écrit en tout petit sur une vis… MAIS MONSIEUR LE TECHIE N’EST PAS FOUTU DE LIRE L’ÉTIQUETTE SUR LE FLACON ! C’EST DE LA PÉNICILLINE, PAS DE LA MORPHINE ; ESPÈCE D’ABRUTI ! TU VEUX MA MORT ?!
Tiphaine avait été si effrayée par le hurlement d’Antoine qu’elle prit les choses en main. Elle fouilla l’armoire vitrée, en sortit un gros flacon, puis chipa un morceau de coton à Sonia. Elle imbiba le coton avec le liquide… puis le pressa contre le nez d’Antoine tout en plaquant une main sur sa bouche pour le forcer à respirer par le nez.
- Mais Fiphaine qu’est-f’tu fais… je… tu…
Antoine s’écroula sur la table de chirurgie, sur le dos, les yeux fermés. Tiphaine regarda doctement le gros flacon.
- Du chloroforme.
Elle le reposa dans l’armoire, mais l’en retira une seconde plus tard et le rangea dans ‘’son’’ sac à dos kaki, qu’elle avait toujours sur elle.
- Ça peut toujours servir…
Nicolas la regarda, sourcils froncés.
- C’est le sac de Vincent, je crois ? Il y a quoi dedans ? Pourquoi tu le gardes ?
- Oui. Dès que je l’ai vu, je me suis dit qu’il fallait que je le garde. J’ignorais pourquoi. Mais vu le tour que prennent les événements, je pense que c’est une bonne idée… Entre les mouettes tueuses, la cheminée tueuse, et tout ce qu’on casse… Surtout qu’il n’y a plus de canots… Dedans, il y a le livre de Marie Chessire, vu qu’il était dans le sac quand je l’ai trouvé. J’y ai ajouté le journal de Murdoch, que j’ai récupéré il y a quelques heures.
- … Je pourrai te donner les papiers que j’ai récupérés à l’imprimerie et le carnet de notes d’Andrews pour que tu les mettes dans ton sac ?
- Bien sûr Nicolas !
Denis se tourna vers lui, étonné.
- Tu as pris le carnet d’Andrews ?!
- Ben, euh… oui… Pourquoi, il fallait pas ?
- Si, c’est une bonne idée, mais j’aurais aimé que tu me le fasses lire, enfin !
- Oh, pas de problème, je te le montrerai dès que je repasserai à ma cabine. J’ai bien fait de le prendre, d’ailleurs, vu que la cabine d’Andrews s’est écroulée…
- QUOI ?!!!!
Le chef-cuisinier, scandalisé, avait hurlé si fort que tout le monde avait fait un bond. Tiphaine ressortit le flacon de chloroforme de son sac et toisa Denis d’un air sombre. Nicolas tenta de s’expliquer en bégayant.
- Mais, mais… C’est pas moi ! C’est quand la cheminée d’Antoine s’est effondrée !
Denis regarda alors Antoine, profondément assoupi sur sa table de chirurgie, et dût se retenir de lui cracher dessus.
- C’est une honte, un scandale ! Une véritable insulte ! On devrait priver Antoine de soins médicaux pour ce crime ! Pauvre Thomas Andrews !
Tiphaine intervint.
- Du calme, Denis. Andrews n’est pas mort… enfin, euh, si, mais pas à cause de ça.
Guillaume la regarda en réfrénant un sourire. Denis, lui, ne souriait pas. Pas du tout.
- Non, non, non ! C’est inqualifiable ! C’est un blasphème international, et même intergalactique ! C’est comme si on avait transformé Oradour-sur-Glane en parc d’attractions, ou l’Ossuaire de Douaumont en terrain de minigolf ! C’est terriblement choquant ! Oh, pardonnez-leur, Monsieur Andrews, ils n’ont pas fait exprès !!
Tiphaine intervint à nouveau.
- Oh, Denis, tu te calmes !
Elle avait prononcé sa mise en garde d’un ton entendu en insistant sur le « calmes ». Denis, soufflé, n’ajouta pas un mot, mais sortit en claquant la porte. Elodie s’était calmée, et semblait courroucée.
- Bon, je peux opérer le patient en paix, maintenant ?!
Un silence royal se fit alors que la Belge s’emparait de l’aiguille toujours fichée dans la joue d’Antoine.
Denis, terriblement chamboulé, avait grimpé quatre-à-quatre le Grand Escalier Arrière jusqu’au Pont A. Il avait été si vite qu’il n’avait pas aperçu la désolation régnant dans la réception du Restaurant à la Carte (notamment le lit de Thomas Andrews au milieu des décombres des ponts-promenades) au Pont B… Après avoir débouché au Pont A par la volée de marches tribord, le chef-cuisinier fit le tour de la rambarde en fer forgé, puis pénétra dans la petite alcôve de bâbord avant d’ouvrir la porte de la cabine A36. Là, il poussa un cri de rage. Il ne restait rien de la cabine : elle était à ciel ouvert, le mur extérieur s’était affaissé, et le sol s’était effondré, précipitant tout le mobilier de la pièce au pont se trouvant en-dessous. Il regarda la scène de désolation, consterné, et allait quitter l’alcôve quand son regard accrocha un éclat doré au milieu des décombres. En regardant de plus près, Denis eut l’impression que cela provenait d’un petit carton à moitié écrasé sous une coiffeuse démantibulée. Il choisit donc de descendre au Pont B, et marcha au milieu des décombres, à la recherche du petit carton. Il le localisa bien vite et parvint à l'extraire sans trop de difficultés, bien qu’il manqua de se couper un doigt contre un morceau de métal tranchant comme un rasoir. Il remonta alors au Pont A et se posa dans un des fauteuils, vu qu’on ne voyait pas grand-chose dans la réception car les lustres n’y fonctionnaient plus. Il déballa alors… l’Artémis de Versailles ?! Non, enfin, oui, c’était bien l’Artémis de Versailles, assez lourde au demeurant, mais des détails divergeaient : la position des bras, du regard, et du cerf était symétriquement opposée à celle de l’Artémis ‘’normale’’ (le regard se portait normalement vers la gauche, le bras qui prenait une flèche dans le carquois était normalement celui de gauche, et le cerf se trouvait normalement à droite ; alors que c’était l’exacte opposée pour cette statue), et cette statue semblait être plaquée or alors que la ‘’normale’’ était de couleur bien plus sombre (un alliage de zinc). Comment était-ce possible ? Denis se leva et se rendit au Grand Salon. Là, il put constater que l’Artémis ‘’normale’’ se trouvait sagement à sa place, posée au centre de la cheminée de marbre. Perplexe, Denis se rassit et observa à nouveau la statue dorée qu’il avait entre les mains : pourquoi y avait-il une deuxième Artémis à bord, et cachée chez Andrews ? C’est alors qu’il se rendit compte qu’une enveloppe (vierge) un peu chiffonnée se trouvait dans le carton. Il la prit, l’ouvrit avec un peu de scrupules, et reconnut l’écriture de Thomas Andrews. Son cœur se mit à battre fort tandis qu’il prenait connaissance de la lettre. Elle était adressée à Alexander Carlisle, le concepteur original des paquebots de la classe Olympic avant sa ‘’retraite anticipée’’ en 1910.
- Voyons… « Cher Alexander… blablabla… Le voyage inaugural se déroule dans de parfaites occasions… blablabla… L’équipage est très qualifié et les passagers sont très agréables, bien que je ne porte pas dans mon cœur celui qui a critiqué sa conception en arguant que j’étais un incompétent car le Grand Escalier Arrière ne desservait pas le Pont D, et donc la Salle à Manger de Première Classe. On ne pourra me reprocher le fait que les cuisines s’étendent sous le Grand Escalier Arrière et qu’on ne pouvait donc y faire déboucher un quatrième étage !… »
Denis était scandalisé.
- Non mais il se prend pour qui, ce passager à la con ?! Comment il ose attaquer mon pauvre Thomas Andrews pour un motif aussi débile ?! Il avait qu’à rester chez lui si il voulait accéder à une salle à manger par les cuisines !! Non mais vraiment, y en a qui méritent des baffes !!
Il se calma difficilement et continua sa lecture, son cœur battant toujours fort alors qu’il continuait à prendre connaissance de ce document d’une valeur historique inestimable.
- « Je suis monté le premier à bord avec mon groupe de garantie, ce 10 avril, et alors que nous passions dans le Grand Salon, j’ai décidé d’opérer un changement de dernière minute. J’ai songé à votre idée de placer deux Artémis de part et d’autre de la cheminée, contrairement à ce qui s’était fait sur l’Olympic ; mais il m’est apparu que cela chargeait peut-être un peu trop le manteau de cette cheminée, et il m’a alors paru préférable de retirer l’Artémis de gauche et de placer celle de droite au centre. Il est amusant de constater que j’ai choisi de retirer celle nous ayant donné le plus de fil à retordre. En effet, comme vous le savez, les deux Artémis sont creuses, légères, et faites d’un alliage de zinc. Or, l’Artémis de gauche est tombée du manteau de la cheminée au cours des essais de giration du 2 avril, et elle s’est brisée en touchant le sol. Il a donc fallu en fondre une nouvelle dans un laps de temps très court, si bien que nos instructions ont été mal comprises par le sculpteur, qui nous a livré une nouvelle statue lourde, pleine, et en or massif. Comme il était trop tard pour en redemander une nouvelle en alliage de zinc, nous nous sommes contentés de la recouvrir d’une pellicule de zinc pour lui donner un aspect semblable à celui de sa consœur de droite. Tout ça pour rien, étant donné que j’ai décidé de la retirer. Puisque nous nous retrouvons avec une statue en trop, j’ai pris la décision de faire retirer la pellicule d’alliage de zinc recouvrant la nouvelle statue de gauche afin de lui rendre son éclat doré, et de vous en faire don. Voyez ceci comme un « cadeau de retraite » : les navires de la classe Olympic, sur lesquels j’ai eu le privilège de poursuivre votre travail, sont probablement les plus somptueux et les plus ingénieux que vous n’ayez jamais construits. Vous manquerez à beaucoup de monde aux Chantiers Harland & Wolff, moi le premier. Je vous enverrai ce colis à notre arrivée à New-York, avant le voyage de retour du Titanic. Prenez soin de vous, et portez-vous bien. Thomas Andrews. »
Denis était comme paralysé parce ce qu’il venait de découvrir. Il était aussi très ému, si bien qu’il dût essuyer une larme qui commençait à couler de son œil droit. Ainsi donc, il y avait sur le Titanic, à l’origine, deux Artémis dans le Grand Salon. Mais Thomas Andrews avait jugé que cela faisait trop, et avait choisi de retirer celle de gauche… pour l’envoyer à son prédécesseur ! Et ce en sachant que cette statue avait une valeur inestimable de par sa composition : de l’or massif ! C’était pour ça qu’elle était plus lourde et brillait plus que l’Artémis ‘’normale’’… Décidément, Thomas Andrews était vraiment un homme adorable, fabuleux, généreux, merveilleux, et prévenant.
Après s’être perdu dans ses pensées pendant quelques minutes, Denis rangea soigneusement la statue et la lettre dans le petit carton, puis redescendit le Grand Escalier Arrière avec le fameux carton sous le bras. Arrivé au Pont C, il retourna à l’Hôpital de Bord, où il retrouva les Titanicophiles. Sonia avait fini de ‘’réparer’’ Aurélie, couverte de pansements, à qui elle avait prêté son gilet vu que son haut était plein de trous. Tiphaine, qui regardait à nouveau par le hublot (l’autre, celui pas fissuré) avec Guillaume, se retourna vers Denis, constatant qu’il s’était calmé.
- Ça va ? Tu as l’air un peu… sonné ?
- Oui, un peu. Excuse-moi de te demander ce service, mais est-ce que tu pourrais mettre ce petit carton dans ton sac ? C’est un peu lourd, mais…
- Pas de problème !
Elle prit le carton et le rangea dans son sac, heureusement spacieux, après avoir regardé ce qu’il y avait dedans.
- C’est la statue du Grand Salon, ça, non ? Pourquoi tu l’as prise ?
Denis leur expliqua alors toute l’histoire. Nicolas fut celui qui se montra le plus intéressé, et il insista pour que Tiphaine ressorte la statue de son sac afin de pouvoir la contempler. Pendant la discussion, Elodie, penchée sur le visage d’Antoine, s’était finalement redressée, un drôle d’air au visage. Aurélie s’approcha d’elle et contempla son travail.
- Wowh, c’est impeccable ! Tu as vraiment fait du beau boulot, ma chatonne belge. Mais… ça ne va pas ?
- Si, si… C’est juste… bizarre…
- Comment ça ?
- Je… j’avais l’impression de ne plus contrôler mes mouvements. Je n’avais jamais fait ça auparavant, et pourtant, je savais exactement ce qu'il fallait faire. Comme si quelqu’un dirigeait mes gestes.
Tiphaine reconnut la sensation qu’elle avait eue en jouant du violon.
- Tiens, c’est comme Antoine avec le piano ou moi avec le vio...
Guillaume, intrigué par le fait qu’elle s’était brusquement interrompue, se détacha du hublot et la regarda.
- Tiens, c’est vrai, tu ne nous avais pas dit ce que tu avais été faire avec ce violon, vu que tu avais demandé à Nicolas où il se trouvait ! Tu en as joué ?
Démasquée. Tiphaine bredouilla.
- N-non ! J’allais parler du voilier de Gwenaëlle.
- Hum.
Guillaume n’était clairement pas convaincu, mais un monstrueux gargouillement provenant du ventre de Nicolas le dispensa de répondre.
- Oups. Désolé. J’ai un peu faim…
Denis regarda sa montre, puis Sonia qui s’était mise à désinfecter et panser les plaies d’Elodie.
- Il est déjà 9 heures, c’est vrai. On ira tous à la Salle à Manger après que Sonia ait terminé de soigner Elodie.
Tout le monde approuva. Comme Elodie avait été moins blessée qu’Aurélie, ses soins durèrent moins longtemps. Sonia lui tendit ensuite une blouse de médecin afin qu’elle n’ait pas trop froid, vu que son haut à elle aussi avait été pas mal tailladé par le bec des mouettes. Guillaume, lui, se tourna vers Antoine, toujours endormi sur la table de chirurgie.
- Et Antoine ? Qui… dort… pour changer.
Aurélie s’approcha de lui.
- Vous n’avez qu’à aller manger, je resterai ici jusqu’à ce qu’il se réveille.
Denis fronça les sourcils.
- Pas question. Tu as vécu de dures épreuves, donc tu viens manger avec nous ! Tu as besoin de te remplir l’estomac après tout ça.
- Mais Denis, je…
- Pas de Denis qui tienne ! Tu viens avec nous. Antoine ne risque rien, et il nous rejoindra quand il se sera réveillé.
- Bon… D’accord.
Les Titanicophiles (sauf Antoine) sortirent donc de l’Hôpital de Bord. Quelques minutes plus tard, ils se trouvaient dans la Salle à Manger au Pont D afin de profiter du (toujours) copieux brunch concocté par Denis.
(message suivant pour la suite du chapitre)
Canard-jaune-
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Re: [Nouvelle d'Halloween] Les Limbes de Kali
(message précédent pour le début du chapitre)
Vendredi 12 décembre 2014, RMS Titanic, 13h30.
Le food coma était proche. Les Titanicophiles s’empiffraient chaque jour plus que la veille : ils avaient littéralement dévoré (entre autres) le poulet cuit au bacon avec de la sauce Parsley, le gâteau de tapioca, le tournedos de bœuf épicé qui avait donné tant de difficultés à Denis, sans oublier du Cheshire (un fromage du Nord-Ouest de l’Angleterre). Antoine avait été laissé à se convalescence pendant le repas, mais maintenant que les ventres étaient remplis, son souvenir se rappelait à ses amis et à sa compagne. Aurélie se leva donc, ce qui étonna Sonia.
- Oh, tu ne veux rien manger d’autre, Aurélie ?
- Mais tu es folle Sonia, tu vas me faire exploser ! Non, je vais aller voir comment se porte notre blessé de guerre. Qui m’aime me suive !
Tout le monde aimait Aurélie, mais personne ne la suivit… Sans doute voulaient-ils que les amoureux se retrouvent en paix : Antoine avait quand même failli mourir. La juriste sortit de la Salle à Manger par bâbord, et grimpa au Pont C par la volée de marche bâbord du Grand Escalier Avant. Là, elle remonta la coursive centrale bâbord, traversa transversalement le hall du Grand Escalier arrière, et entra dans l’Hôpital de Bord… où ne se trouvait plus Antoine ! Perplexe, Aurélie fit un pas dans la pièce… et la porte se referma brutalement derrière elle : un cliquetis indiqua qu’elle avait été fermée à clé. Mais par qui ?!
- Antoine ?
Pas de réponse. Et elle commençait à avoir drôlement froid.
- Antoine, ce n’est pas drôle !
La lampe au plafond s’alluma et se mit à clignoter par intermittence.
- Arrête, Antoi-
Une bonne heure s’était écoulée depuis le départ d’Aurélie. On riait beaucoup, à la Salle à Manger : Sonia racontait les potins livrés parfois par une de ses amies enseignantes. Celui en cours de narration était consacré au petit Christophe, qui s’était débrouillé pour s’enfermer dans un réfrigérateur au cours d’une partie de cache-cache. Il avait fallu deux heures pour le retrouver, mais l’enfant n’avait eu aucun problème : non seulement il n’avait pas eu froid… mais en plus, il s’était allègrement servi dans la réserve de yaourts fruités stockée dans l’appareil.
- Vous auriez vu la tête de mon amie, ahah ! N’empêche que je n’en aurais pas mené large si j’avais été à sa place, j’aurais eu hyper peur que le petit finisse comme Jack dans The Shining !
Antoine fit soudain son entrée. Il souriait, tout comme les convives… bien qu’Elodie haussa les sourcils.
- Ben. Tu as laissé Aurélie là-bas ?
Ce fut au tour d’Antoine d’hausser un sourcil.
- Quoi ? Comment ça ?
- Bah… Aurélie… Pourquoi tu l’as laissée à l’Hôpital de Bord ? On commençait d’ailleurs à se demander pourquoi elle ne revenait pas.
- Pourquoi elle serait allée à l’Hôpital de Bord ? Vous m’avez soigné dans la Bibliothèque de Deuxième Classe ! D’ailleurs, j’ai pas compris pourquoi ni comment vous m’avez déplacé là-bas : la morphine devait être hyper puissante pour que je ne sente rien.
Tiphaine se leva : elle ne souriait plus du tout.
- Antoine, je ne sais pas trop si tu es encore… drogué par la morphine… Mais on ne t’a jamais soigné là-bas. On t’a laissé à l’Hôpital de Bord après t’avoir recousu. Tu peux d’ailleurs remercier Elodie.
- Mais… Je me suis réveillé là-bas, pourtant ! En Deuxième Classe !
Elodie pinça les lèvres : Antoine ne l’avait pas remerciée malgré le rappel de Tiphaine. Denis se leva à son tour.
- Mais, euh, attendez. Si Antoine vient de se réveiller… tu viens de te réveiller ?
- Oui, ça fait à peu près dix minutes.
- Il vient de se réveiller complètement ailleurs qu’à l’Hôpital de Bord. Mais alors, pourquoi Aurélie prend autant de temps à revenir de cet endroit ?
Ce fut au tour de Sonia de se lever. Elle paraissait grave.
- Il faut aller la chercher immédiatement.
Tiphaine fronça les sourcils.
- Mais, pourquoi tu t’emballes ? Si elle n’est pas revenue, c’est qu’elle est allée prendre l’air, ou lire, ou encore…
- Mais enfin, Tiphaine, si Aurélie est allée à l’Hôpital de Bord sans y trouver Antoine, c’est qu’elle y est encore ! Quand tu pars chercher ton copain convalescent et qu’il n’est pas là où il doit se trouver, tu reviens immédiatement prévenir : tu t’arrêtes pas en route pour lire du Jane Austen !
La demoiselle au sang celtique dût admettre que Sonia marquait un point. Toutefois, Sonia cru bon d’ajouter autre chose.
- Regarde Guillaume : si il était dans le même cas qu’Antoine, tu serais revenue immédiatement et tu aurais déclenché une chasse à l’homme géante dans tout le navire !
Ce fut au tour de Guillaume de froncer les sourcils.
- Euh, qu’est-ce que tu veux dire Sonia ?
Sonia demeura interdite… puis fit demi-tour et sortit en coup de vent.
- Zut, je vais la chercher !
Tout le monde suivit, Sonia et Antoine ouvrant la marche après que celui-ci eut rejoint la Béarnaise.
Tout était normal dans l’Hôpital de Bord. Les flacons et outils médicinaux étaient sagement rangés dans les armoires vitrées, les blouses médicales étaient tranquillement suspendues à leur patère… et Aurélie, auréolée d’une lueur rouge, flottait dans les airs au-dessus de la table d’observation : ses yeux étaient fermés et ses membres pendaient dans le vide. On entendit soudain la porte remuer, puis la voix d’Antoine.
- Pourquoi cette porte est fermée ? Elle est bloquée ?
Denis répondit.
- Non, c’est la serrure. Qui donc aurait fermé cette porte ?
Antoine se fit alors donneur d’ordres.
- Elle doit être derrière. Denis, enfonce cette porte.
- Dîtes, vous croyez pas que vous avez assez cassé de trucs comme ça ?!
- Oh, c’est pas le moment de geindre, Nicolas ! Denis, enfonce donc cette porte !
Denis s’exécuta… et faillit se démettre l’épaule.
- Outch ! Ils faisaient du solide, à l’époque !
- Bah voyons, quand vous voulez casser, ça marche pas, mais alors quand vous faites pas expr…
- La ferme, Nicolas ! Denis, recommence !
Tiphaine entra dans la partie.
- Je te trouve bien autoritaire et vulgaire, Antoine ! Calme-toi un peu !
- Et c’est toi qui me dis ça ?!
- Dis-donc, je suis censée prendre ça comment ?!
- OH, LA FERME !!!
La dernière exclamation venait d’Elodie. Tout le monde se tut, tandis qu’elle écartait Denis sans ménagement. Elle décocha ensuite un vigoureux coup de pied dans la porte, qui brisa net la serrure. La porte s’ouvrit en grand, et Antoine s’y engouffra. Il fut alors interloqué de voir Aurélie... en train de fouiller l’armoire vitrée.
- Aurélie ?
Sa dulcinée se tourna vers lui et parut surprise.
- Oh, Antoine ! Je me demandais où tu étais ! J’allais revenir à la Salle à Manger, vu que tu t’es réveillé avant que j’arrive… Mais je me suis mis à avoir un peu mal au ventre, et j’ai cherché du Spasfon là-dedans, mais évidemment, ça ne devait pas exister à l’époque… Tu vas mieux ?
- Moi ? Oui, que je vais bien, mais on a eu peur ! Pourquoi t’es-tu enfermée là-dedans ?
- Je ne me suis pas enferm…
- Mais si ! À clef !
- La porte s’est peut-être bloquée quand je l’ai refermée ?
- Et pourquoi ne nous as-tu pas entendus ?
- Euh… J’étais peut-être trop plongée dans l’armoire… Tout est écrit en latin, sur les pots : ça demande un peu de concentration…
Nicolas paraissait exaspéré.
- Nous avons donc enfoncé une porte pour rien, car tu n’as « pas entendu ». Bravo, Aurélie.
- Oh, ça va, Tiphaine ! Toujours en train de faire une remarque désobligeante !
- Euh, je n’ai rien dit, c’était Nicolas. Mais il appréciera la remarque. Et moi aussi, d’ailleurs…
Pendant ce temps, Antoine, toujours un peu inquiet, avait fait un bref câlin à Aurélie. Sonia cassa l’ambiance mignonne induite par le câlin.
- Je ne comprends strictement rien. Quelqu’un peut m’expliquer ?
Denis avait froncé les sourcils.
- En effet, des explications ne seraient pas de trop, Aurélie. La porte, passe encore. Mais je ne comprends pas comment tu n’as pas pu nous entendre.
- Mais… je ne comprends pas non plus. Sans doute la distraction, comme je te disais.
Tout le monde resta songeur, et Elodie finit par faire une remarque pertinente, suivie d’une heureuse proposition.
- Cette armoire a donc une excellente isolation phonique. Et si on allait ailleurs ?
La proposition fut acceptée à l’unanimité, et ils s’éloignèrent. Quand ils furent hors de vue, la lumière au plafond de l’Hôpital de Bord s’éteignit toute seule, et la porte se referma comme si un portier invisible s’était trouvé là.
Vendredi 12 décembre 2014, RMS Titanic, 15h00.
Les Titanicophiles s’étaient installés dans la Salle à Manger des Valets, qui était toute proche (et où ils n’étaient encore jamais allés). Là, chacun se mit à suggérer un programme pour l’après-midi. Nicolas parut soudain se souvenir de quelque chose.
- Oh, Tiphaine ! Tu as ton sac ?
- Oui, il ne me quitte plus.
- Est-ce que je peux aller chercher le carnet de Thomas Andrews et…
- Bonne idée, Nicolas : tu pourras me le faire lire !
- Euh, oui, d’accord Denis. Donc, son carnet et les menus et vade-mecum que je suis allé chercher à l’imprimerie pour que tu les mettes dans ton sac ?
- Bien sûr, Nicolas !
- Ok, merci Tiphaine, je vais les chercher.
Nicolas quitta la salle, et retourna vers sa cabine, qui était à bâbord. En chemin, il se fit la réflexion qu’à nouveau, il n’avait pas allumé les lumières des coursives et du Grand Escalier Avant : il le ferait en ressortant de sa cabine. Arrivé à l’endroit désiré, il mit la main sur le précieux carnet (ainsi que celui qui était vierge, où il comptait prendre des notes) et sur les papiers. Alors qu’il s’apprêtait à sortir, la porte se referma violemment à son nez : sous le choc, le verrou s’enclencha tout seul.
- Hé ! Qui a fait ça ?! Ce n’est pas drôle, j’aurais pu recevoir la porte dans le nez !
Personne ne répondit, mais la lumière, qu’il n’avait pas eu le temps d’éteindre, se mit à clignoter. Et il commençait à avoir froid. Le techie se retourna donc vers la fenêtre, pensant qu’il l’avait laissée ouverte et qu’elle aurait pu faire courant d’air, mais non : ce n’était pas le cas. Nicolas fronça alors les sourcils, ôta le verrou sans ménagement, ouvrit la porte, éteignit la lumière, et sortit. Il referma soigneusement la porte, puis s’éloigna, un peu troublé. À nouveau, il avait oublié de rallumer dans les coursives et dans le Grand Escalier Avant. Dans sa cabine désormais vide de présence humaine (mais pas de présence tout court), le miroir de la coiffeuse se brisa tout seul.
Sonia sourit à Nicolas quand il fut de retour, mais il ne lui rendit pas. Elle s’en étonna donc.
- Quelque chose ne va pas, Nicolas ?
- Oui ! Je trouve ça pas cool de faire des blagues avec les portes !
Tiphaine, qui s’était approchée en ouvrant son sac, s’arrêta net.
- Euh, de quoi tu parles ?
- Quelqu’un m’a refermé la porte au nez ! Et ça ne peut pas être un courant d’air : ma fenêtre était fermée !
Denis tenta de se montrer docte.
- Mais, Nicolas… Personne n’a bougé d’ici…
- Très bien, très bien. Vous voulez jouer les complices. Ben pour la peine, la visite des lieux de Troisième Classe est reportée à demain ! Ça vous apprendra !
Elodie sentit la moutarde lui monter au nez.
- Non mais descends un peu de ton estrade, Nicolas ! Tu trouves ça normal, de tous nous traiter de menteurs ?!
Sonia renchérit, elle aussi agacée.
- Et puis, tu n’avais pas la même façon de voir les choses, l’autre jour, quand tu m’as fait peur à côté de Scotland Road ! Donc n’en rajoute pas !
Ce fut au tour de Nicolas de s’agacer.
- Mais bon sang, de quoi tu parles ? J’ai déjà dit à tout le monde ici que ce n’était pas moi ! Sois logique, Sonia, tu…
- Merci de me traiter de conne…
- Mais non, je ne dis pas ça ! Mais j’étais tout en haut, au Pont des Embarcations : tout le monde m’a vu descendre le Grand Escalier juste après que tu sois partie vers la Salle à Manger !
- Alors c’était qui, MONSIEUR Nicolas ?! Vincent, peut-être ?!
Il y eut un énorme blanc. La température sembla chuter d’une dizaine de degrés, et Sonia, qui s’était remise à frissonner, sentit sa voix chevroter.
- Pardon. Je ne voulais pas dire ça.
Les lampes au plafond se mirent à grésiller, puis s’éteignirent l’espace d’une seconde. Dans l’intervalle avant qu’elles se rallument, Denis sentit Aurélie, assise à côté de lui, poser sa main sur son épaule l’espace d’un instant. Une fois les lampes rallumées, Guillaume regarda le plafond, songeur, tandis que Denis se tournait vers Aurélie. Captant son regard (elle parlait avec Antoine), elle le dévisagea.
- Oui ?
- Eh bah ? Tu voulais me dire quelque chose ?
- Non, pourquoi ?
- Ben, pourquoi tu m’as touché l’épaule ?
- Euh… Je ne t’ai pas touché l’épaule…
- … Antoine ?
- Qui que quoi ? Denis, certains de mes membres sont d’une taille très appréciable, mais mes bras sont trop courts pour que…
- Ouais, c’est bon, j’ai compris, merci Antoine.
Et après avoir levé les yeux au ciel, Denis recentra son attention sur Nicolas, qui venait de déposer ses papiers dans le sac de Tiphaine. Il avait gardé un carnet (le vierge) sur lui, et avait posé celui de Thomas Andrews sur la table, devant Denis, pour qu’il puisse le lire.
- Oh, merci Nicolas. Euh… Tu t’en vas ?
En effet, Nicolas s’était dirigé vers la sortie.
- Oui. J’aime pas vos blagues. Je vais aller faire des croquis.
Tiphaine paraissait exaspérée.
- Non mais écoutez-le ! Tu ne veux pas qu’on sorte les violons, non plus ?! Si c’est pour pourrir l’ambiance, ne te gêne pas : pars !
Nicolas la regarda d’un air mi-peiné, mi-fâché, et sortit sans claquer la porte. Tiphaine, se demandant si elle n’avait pas été trop dure, se tourna vers Guillaume en quête d’un allié.
- Tu ne trouves pas qu’il exagère ? Il refuse de nous croire et tout !
Mais Guillaume était toujours songeur, regardant le plafond. Il recentra alors son attention sur Tiphaine.
- Les violons, oui… Ah, euh, ben, je sais pas. Au pire, c’est pas grave si on se disperse tous, hein. Les installations de Troisième Classe peuvent bien encore attendre encore un jour. Et puis, t’as été un peu dure.
- Merci pour ton soutien indéfectible, Guillaume.
- De rien. J’y vais.
- Mais… Tu vas où ?
- Un truc à vérifier.
Et il sortit, filant vers son destin. Tiphaine se tourna vers les autres : Denis, face à elle, lisait le carnet de Thomas Andrews comme s’il s’agissait du Nouveau Testament. À côté de lui, Aurélie était en conversation avec Antoine. Face à Aurélie, Elodie semblait songeuse, tandis que Sonia observait une tasse posée sur la table comme si elle avait été un objet d’art moderne. Voyant que personne ne semblait la retenir, Tiphaine sortit à son tour.
Vendredi 12 décembre 2014, RMS Titanic, 16h30.
Nicolas se trouvait dans le Fumoir de Première Classe depuis près d’une heure : après avoir ouvert toutes les fenêtres pour dissiper l’affreuse odeur de tabac froid qui y régnait, il avait pu, sur son carnet vierge, tranquillement reproduire avec force détails les vitraux de l’élégant salon de style Géorgien ancien. L’ennui était qu’il faisait un peu froid, vu que la pièce était ouverte aux quatre vents… Une fois qu’il eut achevé son dernier dessin, consacré à Clio (la Muse de l’Épopée, qui apparaissait sur le dernier vitrail qu’il avait étudié), il prit soin de refermer les fenêtres intérieures avec délicatesse : il aurait été extrêmement ballot qu’il en casse une… Il sortit ensuite sur le pont-promenade pour refermer celles de dehors. Puis, il revint au Grand Escalier Arrière (par tribord, l’entrée bâbord étant inutilisable à cause de la chute de la cheminée) et se dirigea vers le Grand Salon, son carnet en poche. Il y retrouva Tiphaine, qui lisait un livre près du feu, et Denis, qui leur servait un thé à tous les deux. Ce dernier lui fit un signe de la main.
- Le carnet de Thomas Andrews était très instructif. Merci beaucoup, Nicolas, pour avoir partagé ce document d’une valeur inestimable.
Tiphaine ne leva pas les yeux de son livre, mais interrogea quand même Nicolas.
- Tu dessinais les vitraux du Fumoir, Nicolas ?
- Euh, oui, pourquoi ?
- D’accord. Je t’ai vu en passant.
- Ah.
Denis trouva la voix de Tiphaine un peu fraîche. Nicolas tenta de réchauffer un peu la conversation.
- Tu… lis un livre de la bibliothèque du Grand Salon ? Un Brontë, on dirait.
- Oui, c’est Jane Eyre. Tu devras attendre que je le finisse si il t’intéresse.
- Oh, non, il y a bien assez de livres ici pour me faire plaisir, ne t’en fais pas ! En tout cas, c’est une très belle édition.
La couverture, d’un ravissant bleu royal, était dorée à l’or fin.
- Oui, je sais.
La voix de Tiphaine était toujours aussi fraîche. Elle ne semblait pas vouloir pardonner à Nicolas son ‘’caprice’’ de tout à l’heure. Denis toussota, et réorienta la conversation.
- Je pourrais voir tes croquis, Nicolas ?
- Bien sûr !
Nicolas posa son carnet sur la table, à côté du plateau à thé, pour que Denis puisse le feuilleter.
- Hum, et… est-ce que je pourrais te demander un thé ? Aux fruits rouges, tu aurais ça ?
- Bien sûr, Nicolas. Je vais te le préparer.
Denis disparut dans le bar accessible via une petite pièce attenante au Grand Salon. Nicolas jeta un regard un peu gêné vers Tiphaine, qui ne bronchait toujours pas, et se dirigea vers le grand meuble-bibliothèque pour y regarder la sélection de livres. Il s’arrêta à mi-chemin et tourna la tête vers l’entrée avant de la salle : il lui semblait avoir entendu crier.
- Tiphaine ?
- Quoi, encore ?
- J’ai entendu crier. Sonia, je crois.
Il se retourna vers Tiphaine, venant de poser son livre, qu’elle venait de refermer, sur la place à côté d’elle. Elle avait froncé les sourcils.
- Encore ?
- Comment ça encore ?
- Ah, tu n’étais pas là hier, c’est vrai… Non, rien. Allons voir.
Et ils sortirent tous les deux. Nicolas les fit descendre jusqu’au Pont F : ses connaissances de l’architecture du navire étaient telles qu’il était capable de savoir d’où venait précisément le cri grâce à la manière dont il s’était répercuté sur les boiseries, cette répercussion variant selon leurs dimensions ou l’essence de bois les composant. Denis, lui, venait de terminer de préparer le thé de Nicolas dans le bar. Il s’apprêtait à en sortir quand la porte se referma à son nez.
- Eh bien ?!
Il posa la main sur la poignée et tenta de l’actionner, mais elle ne bougea pas d’un pouce : elle semblait coincée. La lampe au plafond s’alluma soudain, alors que Denis n’avait pas touché à l’interrupteur, et se mit à grésiller. Il commença à avoir froid. Denis grommela, inspira un grand coup, et tira sur la poignée tellement fort qu’il l’arracha littéralement de la porte.
- Euh… Oups.
C’était la deuxième chose qu’il cassait aujourd’hui. Décidément, il ne connaissait pas sa force… Gêné, il cacha la poignée dans un tiroir tout proche, éteignit la lumière, et sortit avec le thé de Nicolas. Après son départ, une bouteille de Romanée-Conti, posée près de l’armoire à vins, décolla soudain de son emplacement et alla se fracasser contre l’entrebâillement de la porte, éclaboussant de vin tout le mur à côté. Revenu dans le Grand Salon, Denis constata avec étonnement que Tiphaine et Nicolas n’étaient plus là. Autre détail troublant, l’Artémis de Versailles n’était plus à sa place : elle était à présent posée sur la boîte-aux-lettres à côté de l’entrée avant de la salle. Troublé, il posa le thé de Nicolas sur le plateau placé sur la table près de la cheminée, et alla s’emparer de la statuette. Il la reposa avec vénération à l’emplacement qui était le sien : le manteau de la cheminée.
Vendredi 12 décembre 2014, RMS Titanic, 16h00.
Sonia, qui ne comptait pas passer le reste de la traversée à contempler la tasse de porcelaine posée sur la table, se leva. Denis, qui venait de terminer sa lecture du carnet de Thomas Andrews, leva la tête vers elle.
- Où vas-tu, Sonia ?
- Je pensais aller essayer de faire du piano dans le Salon de Réception. Il n’est jamais trop tard pour commencer à apprendre à en jouer, non ?
- C’est une bonne idée ! Avec tes doigts de fée, tu es sûre d’y arriver.
- Qu’il est charmeur ! Et toi, que vas-tu faire ?
- Je ne sais pas trop. Et vous, les amoureux ?
Il s’était tourné vers Aurélie et Antoine.
- On pensait aller lire un peu au Salon de Lecture et de Correspondance. Ce serait dommage de ne pas profiter de la bibliothèque du navire, par ailleurs fort bien pourvue.
- Et il n’y a pas que la bibliothèque qui est fort bien pourvue ici !
- Antoine…
Denis les aurait bien accompagnés, mais il ne tenait pas encore à subir les blagues graveleuses du chevelu. Il opta donc pour un compromis : il se rendrait au Grand Salon, juste à côté. Chacun d’eux sortit donc par un accès différent : Aurélie et Antoine par l’escalier de service (accessible via une porte au milieu de la salle), Denis par le Grand Escalier Arrière (via la porte du fond), et Sonia par l’accès via la Salle à Manger des Postiers et des Opérateurs Radio (via l’alcôve du côté opposé au fond de la salle). Personne ne se donna la peine de refermer les portes. Elodie, toujours perdue dans ses pensées, tourna soudain la tête à droite et à gauche.
- Ah bah merci, c’est gentil de m’attendre ou de me proposer des activités !
Elle se leva dans l’idée de suivre Denis, mais à peine avait-elle fait un pas vers la porte du fond qu’elle se referma toute seule en claquant. Un cliquetis de serrure se fit entendre. Un nouveau claquement de porte fit sursauter Elodie : la porte menant à l’escalier de service venait de se verrouiller toute seule elle aussi. Un dernier claquement, au-delà de l’alcôve menant à la pièce des postiers à côté, indiqua que la porte qui donnait accès à la coursive centrale tribord de Première Classe venait elle aussi d’être fermée sans intervention humaine.
- À quoi vous jouez ? C’est pas drôle !
Personne ne répondit, mais les lampes au plafond se mirent à grésiller. Elodie commença à avoir froid. Envers et contre tout, elle se dirigea vers la porte du fond, donnant accès au Grand Escalier Arrière, et tenta de peser de tout son poids contre elle : mais cela n’eut aucun effet. La jeune femme se sentait de plus en plus mal. Une migraine lui vrillait les tempes, et elle commençait à suffoquer, comme si un étau la serrait. Elle eut aussi la désagréable impression que quelqu’un venait de la frôler… alors que la salle était vide.
- CA SUFFIT !!
Le froid, la sensation d’étau, et le grésillement des lampes s’interrompirent brusquement, comme si le cri de colère d’Elodie les avaient fait disparaître. Elle chancela un instant. Elle ne comprenait pas ce qu’il venait de se produire… Un nouveau cliquetis se fit entendre depuis la serrure de la porte qui lui faisait face : elle semblait déverrouillée. Désireuse de quitter la salle au plus vite, elle posa sa main sur la poignée. Mais celle-ci s’actionna toute seule et la porte s’ouvrit brutalement. Elodie se la prit de plein fouet et tomba au sol, assommée. La porte se referma ensuite toute seule, tout doucement, avant que son cliquetis de serrure ne se fasse à nouveau entendre. Une lueur rouge se mit à auréoler Elodie.
Sonia venait de déboucher dans le Salon de Réception depuis la volée de marches bâbord du Grand Escalier. Elle se dirigeait vers le magnifique piano à queue quand elle l’entendit à nouveau.
Ambiance sonore (à écouter impérativement jusqu’au bout en poursuivant la lecture).
Elle frissonna. Non, elle ne voulait pas aller à l’endroit où se faisait entendre cette boîte à musique ! Mais le désirait-elle vraiment ? Après tout, cette mélodie était jolie… Non, elle ne lui inspirait pas confiance. Mais une mélodie était inoffensive… pourquoi avait-elle peur ? Il était vrai que ce n’était qu’une mélodie de boîte à musique : elle ne craignait rien. Et puis, il faisait froid dans cette grande pièce. La musique semblait venir des Bains Turcs, deux ponts plus bas : il y ferait sans doute plus chaud. Sonia prit donc à nouveau la volée de marches bâbord, sans avoir vraiment l’impression qu’elle en avait vraiment envie. Arrivée au Pont E, elle descendit la vingtaine de marches menant au Pont F, et entra dans la Salle Froide des Bains Turcs après en avoir ouvert la porte : c’était une magnifique pièce de style mauresque, pleine de mosaïques et de meubles exotiques. Il y faisait une chaleur guère supportable. La musique s’était arrêtée : elle semblait provenir de la coiffeuse, qui se trouvait près des cabines garnies de rideaux pour se changer à l’abri des regards, au fond de la salle. Sonia s’en approcha, et posa les yeux sur la boîte à musique. Celle-ci paraissait inoffensive. Elle leva alors un peu les yeux. Et à nouveau, l’air froid du hall de l’escalier et l’air chaud de la pièce entrèrent en collision : le miroir de la coiffeuse se couvrit de buée, et laissa apparaître des lettres. « TU DOIS ». Sonia, épouvantée, poussa un cri et recula vivement en se prenant les pieds dans l’une des banquettes, ce qui la fit trébucher. Elle se releva, endolorie, et se tourna vers la porte par laquelle elle était entrée, mais celle-ci se referma en claquant. L’autre porte, à droite, était déjà fermée, mais un cliquetis de serrure se fit entendre. Elle était enfermée. Les lumières s’éteignirent un instant, avant de se rallumer. Sonia se demanda si elle n’allait pas hurler. C’est alors que son regard se posa sur la banquette qu’elle avait heurtée. La poupée qu’elle avait vue dans une cabine, la veille, et dans la Salle à Manger de Première Classe, le matin-même, était à présent posée sur le siège comme si elle s’y relaxait. Ses yeux de porcelaine peinte étaient dirigés vers le mur face à elle. Sonia déglutit : elle était sûre qu’aucune poupée ne s’était trouvée là quand elle était entrée. Elle commençait en plus à grelotter : l’atmosphère était devenue glaciale. Elle se dirigea à toute allure vers la porte, dans l’espoir d’y frapper afin de signaler sa présence. La lumière s’éteignit à nouveau, manquant à nouveau de la faire trébucher. Mais Sonia était parvenue à la porte. Elle allait y frapper quand elle eut l’idée de se retourner. Comme ça. Juste au cas où. Elle le fit. La poupée était toujours à sa place. Mais sa tête avait bougé. Elle ne regardait plus le mur en face d’elle. Elle regardait Sonia. Terrifiée, la jeune femme hurla et se mit à tambouriner contre la porte, alors qu’elle commençait à se sentir prise comme dans un étau. Toutes les lampes grésillaient. Elle allait faire un malaise quand elle se sentit propulsée en arrière : la porte venait de s’ouvrir sur Tiphaine et Nicolas, qui s’étaient ligués contre l’huis ornementé. Nicolas rattrapa Sonia, qui s’effondrait par terre, tandis que Tiphaine inspectait la pièce. Elle revint vers Sonia, pleurant abondamment contre l’épaule de Nicolas, qui commençait à se sentir passablement inondé. Lentement, avec les tapes maladroites dans le dos de Nicolas et les mots apaisants de Tiphaine, elle se calma. Il fut alors possible d’avoir une conversation cohérente et constructive.
- Sonia. Dis-nous tout, à Nicolas et à moi. Que s’est-il passé ?
Sonia, pour toute réponse, écarta Nicolas, qui lui masquait la vue sur les banquettes de gauche. Mais elle s’aperçut, mortifiée, que la poupée ne s’y trouvait plus. Et la buée sur le miroir avait depuis longtemps disparu.
- Je…
- Oui ? Dis-nous.
- Je… Non, rien.
- Comment ça, rien ?! On t’a trouvée dans un état absolument catastro…
- Je croyais que je m’étais enfermée. C’est tout.
Nicolas fronça les sourcils.
- Sonia, je crois que tu ne nous dis pas tout…
- Je suis bien assez grande pour savoir pourquoi j’ai eu peur !
Mais Tiphaine n’admettait pas.
- Mais tu étais terrorisée !
- Car il n’y a personne qui passe jamais dans ce coin ! J’avais peur de mourir de froid et de faim !
Nicolas regarda autour de lui.
- De froid, tu exagères. Il fait plutôt bon, ici.
Il sentit alors qu’on lui tapait l’épaule.
- Quoi ?
Il se tourna vers Tiphaine, qui montrait du doigt la fontaine. L’eau contenue dans celle-ci était complètement gelée. La glace commençait seulement à fondre. Nicolas regarda gravement Tiphaine, puis Sonia.
- Sortons d’ici.
Ils ne firent pas prier pour quitter les lieux. Après leur départ, les rideaux masquant les cabines pour se changer furent arrachés de leur tringle l’un après l’autre, comme tirés par une main invisible.
Les chemins de Nicolas et de Tiphaine et Sonia se séparèrent au Pont D : Tiphaine tenait à emmener Sonia dans l’Office afin de lui servir quelque chose de chaud. Nicolas, lui, souhaitait informer Denis de ce qu’il venait de se produire. Il prit donc la volée de marches bâbord du Grand Escalier, et sa main frôla le candélabre. Il se prit alors une décharge électrique de faible intensité.
- Eh !!
Nicolas, alarmé, se retourna vers le magnifique objet. Il ne se demanda qu’un instant ce qu’il venait de se produire : il venait de s’apercevoir qu’une branche manquait. Un fil électrique dénudé pendait par le trou où la branche manquante aurait dû se trouver. Le pauvre Nicolas prit un air terriblement blasé, soupira un bon coup, et reprit son ascension vers les étages supérieurs. En chemin, il persista à croire que Sonia ne leur avait pas tout dit. Mais comment aurait-il pu la forcer à dire la vérité ?... Arrivé au Grand Salon, il avisa Denis, en train de contempler l’Artémis de Versailles posée sur le manteau de la cheminée de marbre. Il ne l’avait pas vu entrer. Nicolas toussota pour signaler sa présence. Denis sursauta, et se tourna vers lui.
- Oh, Nicolas ! Où étais-tu ? Tiphaine n’est pas avec toi ? Je suis désolé, je crois que ton thé a dû refroidir.
- Ce n’est pas grave. Tiphaine est avec Sonia, dans l’Office de Première Classe du Pont D : elle tenait à lui donner quelque chose de chaud à boire.
- Mais, pourquoi ? Il s’est passé quelqu…
- Oui. Elle… s’est enfermée dans les Bains Turcs… et on a dû courir la délivrer.
- Mais comment a-t-elle fait ça ?
- Je l’ignore. Elle semblait assez… perturbée. Mais elle n’a rien voulu nous dire de plus.
- Je vais aller la voir.
- C’est une bonne idée, elle t’aime bien : tu sauras la rassurer.
Denis sortit du Grand Salon, un air inquiet au visage. Nicolas, lui, se dirigea vers sa tasse de thé, et eut confirmation qu’effectivement, celui-ci avait bien refroidi. Il se rendit donc dans le Bar attendant à la petite pièce accessible via le Grand Salon… et surpris, posa sa tasse sur l’un des comptoirs en avisant la porte menant au Bar en question : sa poignée semblait avoir été arrachée.
- Mais qu’est-ce qu’il s’est encore passé ici ?
Entrant dans le Bar en lui-même, sa surprise augmenta lorsqu’il remarqua les tessons de bouteille à terre, et la grosse coulée de vin sur le mur à gauche de l’entrebâillement de la porte. Ceci laissa Nicolas songeur : même si le bateau avait violemment tangué, cela n’aurait jamais pu arriver. Et quand bien même, tous l’auraient senti. Perplexe, il retourna vers le Grand Salon en oubliant complètement son thé. Souhaitant se sortir ses questionnements de la tête, il alla récupérer son carnet, posé à côté du plateau à thé (il n’avait pas bougé de place depuis qu’il l’y avait posé). Il avait dans l’idée de consulter un détail sur l’un de ses croquis. Mais alors qu’il ouvrait son carnet en revenant machinalement vers le meuble-bibliothèque, il s’arrêta net, à égale distance du meuble et de la cheminée. Le carnet était vierge. Pas un des croquis qu’il avait dessiné ne se trouvait sur les pages vierges. Sentant une bouffée de colère monter en lui, Nicolas leva les yeux vers l’Artémis de Versailles : seul Denis avait pu faire ça. Mais c’était illogique. Pourquoi aurait-il fait ça ? Il n’avait même pas de gomme sur lui… Et les pages étaient immaculées : la gomme aurait forcément laissé des traces. Mais alors, qui avait fait ça, et comment ? Nicolas, extrêmement contrarié par la perte de ses croquis, laissa alors éclater son ressentiment.
- Je ne sais pas qui a fait ça, mais c’est dégueulasse ! Ces blagues ne font rire que vous ! On dirait vraiment des gosses ! Pfff, et dire que des gosses, ça va devenir le centre de ma carrière professionnelle pendant 40 ans…
Nicolas entendit soudain un grincement, et sentit un choc à l’arrière de sa tête qui le fit brièvement vaciller. Il lâcha son carnet sur le coup. Se retournant en passant sa main contre l’arrière de son crâne, il remarqua que la porte du meuble-bibliothèque, celle du côté tribord, s’était ouverte toute seule. Il avisa ensuite un livre, qui reposait à ses pieds. Celui-ci avait une couverture en cuir noir, et son titre semblait avoir été tracé à la main et à l’or fin. Il indiquait « Manuel Avancé d’Égyptologie ». Des hiéroglyphes, dorés eux aussi, se trouvaient au bas d’un dessin au centre de la couverture représentant une pyramide, elle aussi dorée. Les pages étaient en vélin. Et la première d’entre elles indiquait un copyright datant de 1922. Coïncidence ou non, c’était l’année où Howard Carter avait découvert la tombe de Toutankhamon. Dix ans après le naufrage du Titanic.
- Alors ça, c’est anachronique.
Cet ouvrage était précieux… et suscitait des questions. Pourquoi ce livre était-il écrit en français ? Pourquoi datait-il d’une décennie après le premier et unique voyage du Titanic ? Pourquoi s’était-il trouvé dans la bibliothèque du navire alors que ce n’était manifestement pas sa place ? Et surtout, pourquoi avait-il décollé de son rayonnage pour venir le percuter à l’arrière du crâne pile quand il venait de parler de son futur destin d’instituteur ?
Il n’eut pas l’occasion d’ébaucher le moindre début de réponse, car Tiphaine et Sonia venaient d’entrer.
- Coucou Nicolas !
- Coucou Sonia… Mais… Denis n’est pas avec vous ? Il m’a dit qu’il allait vous voir.
Tiphaine, en train de refermer les portes, resta interdite.
- Qu’est-ce que tu racontes ? On l’aurait croisé.
- Vous étiez bien dans l’Office, non ?
- Ben, oui.
- Et vous êtes revenues par le Grand Escalier Avant ?
- C’est ça.
- Mais alors, pourquoi ne l’avez-vous pas croisé ?
- Qu’est-ce que j’en sais, Nicolas ?! Il a dû prendre un raccourci.
- Ce n’est pas logique.
Pendant qu’ils parlementaient, Sonia s’était assise près du feu électrique : ici, elle était au chaud. Nicolas, lui venait de rouvrir les portes fermées par Tiphaine : il voulait aller voir où était passé Denis. Tiphaine haussa les épaules, et vint prendre place à côté de Sonia. Elle s’aperçut alors, contrariée, que son livre ne se trouvait plus sur le canapé où elle s’était installée plus tôt dans l’après-midi. Elle se releva, et alla vers le meuble-bibliothèque dont la porte côté tribord, elle ne savait pourquoi, était grande ouverte. Elle y retrouva son livre, dont la page, évidemment, avait été perdue. Agacée, elle le reprit, et referma la porte vitrée du meuble. Mais elle la rouvrit aussitôt : elle voulait prendre un livre susceptible de détendre Sonia. Son choix se porta sur l’édition anglaise des Malheurs de Sophie, par la Comtesse de Ségur. Après avoir refermé le meuble pour de bon, elle allait retourner vers son amie quand elle avisa, posé sur une table juste à côté du meuble-bibliothèque, le livre à couverture noire et dorée qui avait heurté Nicolas (bien qu’elle ne le sache pas), ainsi qu’un carnet posé dessus. Curieuse, elle s’empara du carnet, et regarda dedans. Excepté la première page, couverte de dizaines de hiéroglyphes avec leur correspondance dans l’alphabet latin, il était vide. Elle l’ignorait, mais Nicolas n’avait absolument rien écrit dedans depuis la disparition de ses croquis des vitraux du Fumoir de Première Classe. Elle reposa le carnet, et alla prendre place au côté de Sonia, qui accueillit en souriant sa suggestion littéraire.
Denis venait de prendre pied au Pont D après avoir descendu par bâbord le Grand Escalier Avant. Il s’apprêtait à se diriger vers la Salle à Manger de Première Classe, et au-delà vers l’Office, quand il entendit un bruit curieux. Tournant la tête à gauche, il vit qu’une petite balle avait roulé à ses pieds. Était-ce une balle de squash ? Mais oui, c’en était une ! Mais que faisait-elle là et d’où provenait-elle ? Il n’y avait pourtant personne, dans ce Salon de Réception. Curieux, Denis s’engagea dans la coursive de Première Classe la plus proche, et la remonta jusqu’aux escaliers menant au Pont F. Arrivé là, il fut relativement soulagé de ne pas entendre de bruits ou d’exclamations de voix signalant un match en train d’être joué, comme hier : ses sens l’avaient probablement trompé à ce moment-là. Il dépassa donc l’espace-tribune du Court de Squash, descendit l’étroit escalier menant au Pont G, et entra dans le lieu sportif proprement dit après avoir allumé. Denis y fit quelques pas, et regarda un peu partout mais ne trouva aucune balle de squash. L’endroit était entièrement vide. Il posa donc la balle qu’il avait récupérée dans le Salon de Réception par terre, et se dirigea vers la porte. Qui se referma toute seule en claquant.
- Quoi, encore ?!
La lumière s’éteignit. Celle de la tribune qu’on voyait par les grilles en haut du mur arrière du Cour de Squash, restèrent allumées. Denis était plongé dans une semi-obscurité assez désagréable, et il avait subitement froid. Soudain, il sentit une balle venir le taper contre la tempe.
- Aïe !
Une autre vient le frapper au bras gauche, et encore une autre dans le dos.
- Mais qu’est-ce que… Arrêtez ça !
Des balles de squash venaient de tous les côtés, et n’épargnaient aucun endroit de son anatomie (aucun). Denis n’arrivait même plus à articuler quoi que ce soit, tentant de reprendre son souffle alors qu’il était mitraillé de balles de squash. Il sentit alors une raquette le heurter en plein visage, ce qui le fit tomber en arrière. Il entendit soudain quelqu’un crier son nom au même moment. Le mitraillage de balles cessa aussitôt, et l’instant d’après, la lumière s’alluma. Denis fut alors secouru par Nicolas, qui le redressa et l’ausculta.
- Denis ! Ça va ?!
- Je… je déteste le squash.
- Mais… Je croyais que tu adorais ça ! Mais, attends. Comment y as-tu joué ? Le matériel est sous clé, et seul Frederick Wright peut ouvrir la porte du local de rangement.
- Des balles… De tous les côtés ! Elles m’ont frappé !
- Mais… Denis, il n’y a aucune balle dans cette salle, regarde !
Denis regarda autour de lui, et dut se rendre à l’évidence : aucune balle ne se trouvait ici. Même pas celle qu’il avait ramenée du Salon de Réception. Par contre, il y avait…
- Et ça, c’est quoi ? Je ne l’ai pas rêvée !
- Une raquette. Oui. Tu as son… empreinte… sur le visage. J’ai d’ailleurs cru te voir en train de te gifler avec depuis la tribune, juste avant que je n’arrive ici et allume la lumière.
- Enfin, Nicolas ! Tu penses bien que je ne suis pas sadomasochiste ! Pourquoi j’irais me frapper avec ça ?!
- Mais j’en sais rien, moi ! Et il faisait noir, en plus ! Mais elle ne t’a pas frappé toute seule, cette raquette !
- Moi, je te dis que si !
- Et moi, je te dis que non ! Tu as dû rester trop longtemps dans cette grande pièce obscure, et tu auras imaginé des choses.
Nicolas ne paraissait qu’à moitié convaincu de sa propre tentative d’explication. Mais Denis capitula.
- D’accord, d’accord. Tu dois avoir raison. Mais j’aimerais qu’on quitte cet endroit.
Nicolas releva alors Denis, et ils quittèrent le Court de Squash sans éteindre la lumière. Ils étaient loin quand la raquette, abandonnée dans un coin, se souleva soudain toute seule dans les airs… avant de se casser en deux. Les deux morceaux furent projetés dans des directions différentes et rebondirent sur le mur avant de demeurer à terre, inertes.
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Vendredi 12 décembre 2014, RMS Titanic, 13h30.
Le food coma était proche. Les Titanicophiles s’empiffraient chaque jour plus que la veille : ils avaient littéralement dévoré (entre autres) le poulet cuit au bacon avec de la sauce Parsley, le gâteau de tapioca, le tournedos de bœuf épicé qui avait donné tant de difficultés à Denis, sans oublier du Cheshire (un fromage du Nord-Ouest de l’Angleterre). Antoine avait été laissé à se convalescence pendant le repas, mais maintenant que les ventres étaient remplis, son souvenir se rappelait à ses amis et à sa compagne. Aurélie se leva donc, ce qui étonna Sonia.
- Oh, tu ne veux rien manger d’autre, Aurélie ?
- Mais tu es folle Sonia, tu vas me faire exploser ! Non, je vais aller voir comment se porte notre blessé de guerre. Qui m’aime me suive !
Tout le monde aimait Aurélie, mais personne ne la suivit… Sans doute voulaient-ils que les amoureux se retrouvent en paix : Antoine avait quand même failli mourir. La juriste sortit de la Salle à Manger par bâbord, et grimpa au Pont C par la volée de marche bâbord du Grand Escalier Avant. Là, elle remonta la coursive centrale bâbord, traversa transversalement le hall du Grand Escalier arrière, et entra dans l’Hôpital de Bord… où ne se trouvait plus Antoine ! Perplexe, Aurélie fit un pas dans la pièce… et la porte se referma brutalement derrière elle : un cliquetis indiqua qu’elle avait été fermée à clé. Mais par qui ?!
- Antoine ?
Pas de réponse. Et elle commençait à avoir drôlement froid.
- Antoine, ce n’est pas drôle !
La lampe au plafond s’alluma et se mit à clignoter par intermittence.
- Arrête, Antoi-
Une bonne heure s’était écoulée depuis le départ d’Aurélie. On riait beaucoup, à la Salle à Manger : Sonia racontait les potins livrés parfois par une de ses amies enseignantes. Celui en cours de narration était consacré au petit Christophe, qui s’était débrouillé pour s’enfermer dans un réfrigérateur au cours d’une partie de cache-cache. Il avait fallu deux heures pour le retrouver, mais l’enfant n’avait eu aucun problème : non seulement il n’avait pas eu froid… mais en plus, il s’était allègrement servi dans la réserve de yaourts fruités stockée dans l’appareil.
- Vous auriez vu la tête de mon amie, ahah ! N’empêche que je n’en aurais pas mené large si j’avais été à sa place, j’aurais eu hyper peur que le petit finisse comme Jack dans The Shining !
Antoine fit soudain son entrée. Il souriait, tout comme les convives… bien qu’Elodie haussa les sourcils.
- Ben. Tu as laissé Aurélie là-bas ?
Ce fut au tour d’Antoine d’hausser un sourcil.
- Quoi ? Comment ça ?
- Bah… Aurélie… Pourquoi tu l’as laissée à l’Hôpital de Bord ? On commençait d’ailleurs à se demander pourquoi elle ne revenait pas.
- Pourquoi elle serait allée à l’Hôpital de Bord ? Vous m’avez soigné dans la Bibliothèque de Deuxième Classe ! D’ailleurs, j’ai pas compris pourquoi ni comment vous m’avez déplacé là-bas : la morphine devait être hyper puissante pour que je ne sente rien.
Tiphaine se leva : elle ne souriait plus du tout.
- Antoine, je ne sais pas trop si tu es encore… drogué par la morphine… Mais on ne t’a jamais soigné là-bas. On t’a laissé à l’Hôpital de Bord après t’avoir recousu. Tu peux d’ailleurs remercier Elodie.
- Mais… Je me suis réveillé là-bas, pourtant ! En Deuxième Classe !
Elodie pinça les lèvres : Antoine ne l’avait pas remerciée malgré le rappel de Tiphaine. Denis se leva à son tour.
- Mais, euh, attendez. Si Antoine vient de se réveiller… tu viens de te réveiller ?
- Oui, ça fait à peu près dix minutes.
- Il vient de se réveiller complètement ailleurs qu’à l’Hôpital de Bord. Mais alors, pourquoi Aurélie prend autant de temps à revenir de cet endroit ?
Ce fut au tour de Sonia de se lever. Elle paraissait grave.
- Il faut aller la chercher immédiatement.
Tiphaine fronça les sourcils.
- Mais, pourquoi tu t’emballes ? Si elle n’est pas revenue, c’est qu’elle est allée prendre l’air, ou lire, ou encore…
- Mais enfin, Tiphaine, si Aurélie est allée à l’Hôpital de Bord sans y trouver Antoine, c’est qu’elle y est encore ! Quand tu pars chercher ton copain convalescent et qu’il n’est pas là où il doit se trouver, tu reviens immédiatement prévenir : tu t’arrêtes pas en route pour lire du Jane Austen !
La demoiselle au sang celtique dût admettre que Sonia marquait un point. Toutefois, Sonia cru bon d’ajouter autre chose.
- Regarde Guillaume : si il était dans le même cas qu’Antoine, tu serais revenue immédiatement et tu aurais déclenché une chasse à l’homme géante dans tout le navire !
Ce fut au tour de Guillaume de froncer les sourcils.
- Euh, qu’est-ce que tu veux dire Sonia ?
Sonia demeura interdite… puis fit demi-tour et sortit en coup de vent.
- Zut, je vais la chercher !
Tout le monde suivit, Sonia et Antoine ouvrant la marche après que celui-ci eut rejoint la Béarnaise.
Tout était normal dans l’Hôpital de Bord. Les flacons et outils médicinaux étaient sagement rangés dans les armoires vitrées, les blouses médicales étaient tranquillement suspendues à leur patère… et Aurélie, auréolée d’une lueur rouge, flottait dans les airs au-dessus de la table d’observation : ses yeux étaient fermés et ses membres pendaient dans le vide. On entendit soudain la porte remuer, puis la voix d’Antoine.
- Pourquoi cette porte est fermée ? Elle est bloquée ?
Denis répondit.
- Non, c’est la serrure. Qui donc aurait fermé cette porte ?
Antoine se fit alors donneur d’ordres.
- Elle doit être derrière. Denis, enfonce cette porte.
- Dîtes, vous croyez pas que vous avez assez cassé de trucs comme ça ?!
- Oh, c’est pas le moment de geindre, Nicolas ! Denis, enfonce donc cette porte !
Denis s’exécuta… et faillit se démettre l’épaule.
- Outch ! Ils faisaient du solide, à l’époque !
- Bah voyons, quand vous voulez casser, ça marche pas, mais alors quand vous faites pas expr…
- La ferme, Nicolas ! Denis, recommence !
Tiphaine entra dans la partie.
- Je te trouve bien autoritaire et vulgaire, Antoine ! Calme-toi un peu !
- Et c’est toi qui me dis ça ?!
- Dis-donc, je suis censée prendre ça comment ?!
- OH, LA FERME !!!
La dernière exclamation venait d’Elodie. Tout le monde se tut, tandis qu’elle écartait Denis sans ménagement. Elle décocha ensuite un vigoureux coup de pied dans la porte, qui brisa net la serrure. La porte s’ouvrit en grand, et Antoine s’y engouffra. Il fut alors interloqué de voir Aurélie... en train de fouiller l’armoire vitrée.
- Aurélie ?
Sa dulcinée se tourna vers lui et parut surprise.
- Oh, Antoine ! Je me demandais où tu étais ! J’allais revenir à la Salle à Manger, vu que tu t’es réveillé avant que j’arrive… Mais je me suis mis à avoir un peu mal au ventre, et j’ai cherché du Spasfon là-dedans, mais évidemment, ça ne devait pas exister à l’époque… Tu vas mieux ?
- Moi ? Oui, que je vais bien, mais on a eu peur ! Pourquoi t’es-tu enfermée là-dedans ?
- Je ne me suis pas enferm…
- Mais si ! À clef !
- La porte s’est peut-être bloquée quand je l’ai refermée ?
- Et pourquoi ne nous as-tu pas entendus ?
- Euh… J’étais peut-être trop plongée dans l’armoire… Tout est écrit en latin, sur les pots : ça demande un peu de concentration…
Nicolas paraissait exaspéré.
- Nous avons donc enfoncé une porte pour rien, car tu n’as « pas entendu ». Bravo, Aurélie.
- Oh, ça va, Tiphaine ! Toujours en train de faire une remarque désobligeante !
- Euh, je n’ai rien dit, c’était Nicolas. Mais il appréciera la remarque. Et moi aussi, d’ailleurs…
Pendant ce temps, Antoine, toujours un peu inquiet, avait fait un bref câlin à Aurélie. Sonia cassa l’ambiance mignonne induite par le câlin.
- Je ne comprends strictement rien. Quelqu’un peut m’expliquer ?
Denis avait froncé les sourcils.
- En effet, des explications ne seraient pas de trop, Aurélie. La porte, passe encore. Mais je ne comprends pas comment tu n’as pas pu nous entendre.
- Mais… je ne comprends pas non plus. Sans doute la distraction, comme je te disais.
Tout le monde resta songeur, et Elodie finit par faire une remarque pertinente, suivie d’une heureuse proposition.
- Cette armoire a donc une excellente isolation phonique. Et si on allait ailleurs ?
La proposition fut acceptée à l’unanimité, et ils s’éloignèrent. Quand ils furent hors de vue, la lumière au plafond de l’Hôpital de Bord s’éteignit toute seule, et la porte se referma comme si un portier invisible s’était trouvé là.
Vendredi 12 décembre 2014, RMS Titanic, 15h00.
Les Titanicophiles s’étaient installés dans la Salle à Manger des Valets, qui était toute proche (et où ils n’étaient encore jamais allés). Là, chacun se mit à suggérer un programme pour l’après-midi. Nicolas parut soudain se souvenir de quelque chose.
- Oh, Tiphaine ! Tu as ton sac ?
- Oui, il ne me quitte plus.
- Est-ce que je peux aller chercher le carnet de Thomas Andrews et…
- Bonne idée, Nicolas : tu pourras me le faire lire !
- Euh, oui, d’accord Denis. Donc, son carnet et les menus et vade-mecum que je suis allé chercher à l’imprimerie pour que tu les mettes dans ton sac ?
- Bien sûr, Nicolas !
- Ok, merci Tiphaine, je vais les chercher.
Nicolas quitta la salle, et retourna vers sa cabine, qui était à bâbord. En chemin, il se fit la réflexion qu’à nouveau, il n’avait pas allumé les lumières des coursives et du Grand Escalier Avant : il le ferait en ressortant de sa cabine. Arrivé à l’endroit désiré, il mit la main sur le précieux carnet (ainsi que celui qui était vierge, où il comptait prendre des notes) et sur les papiers. Alors qu’il s’apprêtait à sortir, la porte se referma violemment à son nez : sous le choc, le verrou s’enclencha tout seul.
- Hé ! Qui a fait ça ?! Ce n’est pas drôle, j’aurais pu recevoir la porte dans le nez !
Personne ne répondit, mais la lumière, qu’il n’avait pas eu le temps d’éteindre, se mit à clignoter. Et il commençait à avoir froid. Le techie se retourna donc vers la fenêtre, pensant qu’il l’avait laissée ouverte et qu’elle aurait pu faire courant d’air, mais non : ce n’était pas le cas. Nicolas fronça alors les sourcils, ôta le verrou sans ménagement, ouvrit la porte, éteignit la lumière, et sortit. Il referma soigneusement la porte, puis s’éloigna, un peu troublé. À nouveau, il avait oublié de rallumer dans les coursives et dans le Grand Escalier Avant. Dans sa cabine désormais vide de présence humaine (mais pas de présence tout court), le miroir de la coiffeuse se brisa tout seul.
Sonia sourit à Nicolas quand il fut de retour, mais il ne lui rendit pas. Elle s’en étonna donc.
- Quelque chose ne va pas, Nicolas ?
- Oui ! Je trouve ça pas cool de faire des blagues avec les portes !
Tiphaine, qui s’était approchée en ouvrant son sac, s’arrêta net.
- Euh, de quoi tu parles ?
- Quelqu’un m’a refermé la porte au nez ! Et ça ne peut pas être un courant d’air : ma fenêtre était fermée !
Denis tenta de se montrer docte.
- Mais, Nicolas… Personne n’a bougé d’ici…
- Très bien, très bien. Vous voulez jouer les complices. Ben pour la peine, la visite des lieux de Troisième Classe est reportée à demain ! Ça vous apprendra !
Elodie sentit la moutarde lui monter au nez.
- Non mais descends un peu de ton estrade, Nicolas ! Tu trouves ça normal, de tous nous traiter de menteurs ?!
Sonia renchérit, elle aussi agacée.
- Et puis, tu n’avais pas la même façon de voir les choses, l’autre jour, quand tu m’as fait peur à côté de Scotland Road ! Donc n’en rajoute pas !
Ce fut au tour de Nicolas de s’agacer.
- Mais bon sang, de quoi tu parles ? J’ai déjà dit à tout le monde ici que ce n’était pas moi ! Sois logique, Sonia, tu…
- Merci de me traiter de conne…
- Mais non, je ne dis pas ça ! Mais j’étais tout en haut, au Pont des Embarcations : tout le monde m’a vu descendre le Grand Escalier juste après que tu sois partie vers la Salle à Manger !
- Alors c’était qui, MONSIEUR Nicolas ?! Vincent, peut-être ?!
Il y eut un énorme blanc. La température sembla chuter d’une dizaine de degrés, et Sonia, qui s’était remise à frissonner, sentit sa voix chevroter.
- Pardon. Je ne voulais pas dire ça.
Les lampes au plafond se mirent à grésiller, puis s’éteignirent l’espace d’une seconde. Dans l’intervalle avant qu’elles se rallument, Denis sentit Aurélie, assise à côté de lui, poser sa main sur son épaule l’espace d’un instant. Une fois les lampes rallumées, Guillaume regarda le plafond, songeur, tandis que Denis se tournait vers Aurélie. Captant son regard (elle parlait avec Antoine), elle le dévisagea.
- Oui ?
- Eh bah ? Tu voulais me dire quelque chose ?
- Non, pourquoi ?
- Ben, pourquoi tu m’as touché l’épaule ?
- Euh… Je ne t’ai pas touché l’épaule…
- … Antoine ?
- Qui que quoi ? Denis, certains de mes membres sont d’une taille très appréciable, mais mes bras sont trop courts pour que…
- Ouais, c’est bon, j’ai compris, merci Antoine.
Et après avoir levé les yeux au ciel, Denis recentra son attention sur Nicolas, qui venait de déposer ses papiers dans le sac de Tiphaine. Il avait gardé un carnet (le vierge) sur lui, et avait posé celui de Thomas Andrews sur la table, devant Denis, pour qu’il puisse le lire.
- Oh, merci Nicolas. Euh… Tu t’en vas ?
En effet, Nicolas s’était dirigé vers la sortie.
- Oui. J’aime pas vos blagues. Je vais aller faire des croquis.
Tiphaine paraissait exaspérée.
- Non mais écoutez-le ! Tu ne veux pas qu’on sorte les violons, non plus ?! Si c’est pour pourrir l’ambiance, ne te gêne pas : pars !
Nicolas la regarda d’un air mi-peiné, mi-fâché, et sortit sans claquer la porte. Tiphaine, se demandant si elle n’avait pas été trop dure, se tourna vers Guillaume en quête d’un allié.
- Tu ne trouves pas qu’il exagère ? Il refuse de nous croire et tout !
Mais Guillaume était toujours songeur, regardant le plafond. Il recentra alors son attention sur Tiphaine.
- Les violons, oui… Ah, euh, ben, je sais pas. Au pire, c’est pas grave si on se disperse tous, hein. Les installations de Troisième Classe peuvent bien encore attendre encore un jour. Et puis, t’as été un peu dure.
- Merci pour ton soutien indéfectible, Guillaume.
- De rien. J’y vais.
- Mais… Tu vas où ?
- Un truc à vérifier.
Et il sortit, filant vers son destin. Tiphaine se tourna vers les autres : Denis, face à elle, lisait le carnet de Thomas Andrews comme s’il s’agissait du Nouveau Testament. À côté de lui, Aurélie était en conversation avec Antoine. Face à Aurélie, Elodie semblait songeuse, tandis que Sonia observait une tasse posée sur la table comme si elle avait été un objet d’art moderne. Voyant que personne ne semblait la retenir, Tiphaine sortit à son tour.
Vendredi 12 décembre 2014, RMS Titanic, 16h30.
Nicolas se trouvait dans le Fumoir de Première Classe depuis près d’une heure : après avoir ouvert toutes les fenêtres pour dissiper l’affreuse odeur de tabac froid qui y régnait, il avait pu, sur son carnet vierge, tranquillement reproduire avec force détails les vitraux de l’élégant salon de style Géorgien ancien. L’ennui était qu’il faisait un peu froid, vu que la pièce était ouverte aux quatre vents… Une fois qu’il eut achevé son dernier dessin, consacré à Clio (la Muse de l’Épopée, qui apparaissait sur le dernier vitrail qu’il avait étudié), il prit soin de refermer les fenêtres intérieures avec délicatesse : il aurait été extrêmement ballot qu’il en casse une… Il sortit ensuite sur le pont-promenade pour refermer celles de dehors. Puis, il revint au Grand Escalier Arrière (par tribord, l’entrée bâbord étant inutilisable à cause de la chute de la cheminée) et se dirigea vers le Grand Salon, son carnet en poche. Il y retrouva Tiphaine, qui lisait un livre près du feu, et Denis, qui leur servait un thé à tous les deux. Ce dernier lui fit un signe de la main.
- Le carnet de Thomas Andrews était très instructif. Merci beaucoup, Nicolas, pour avoir partagé ce document d’une valeur inestimable.
Tiphaine ne leva pas les yeux de son livre, mais interrogea quand même Nicolas.
- Tu dessinais les vitraux du Fumoir, Nicolas ?
- Euh, oui, pourquoi ?
- D’accord. Je t’ai vu en passant.
- Ah.
Denis trouva la voix de Tiphaine un peu fraîche. Nicolas tenta de réchauffer un peu la conversation.
- Tu… lis un livre de la bibliothèque du Grand Salon ? Un Brontë, on dirait.
- Oui, c’est Jane Eyre. Tu devras attendre que je le finisse si il t’intéresse.
- Oh, non, il y a bien assez de livres ici pour me faire plaisir, ne t’en fais pas ! En tout cas, c’est une très belle édition.
La couverture, d’un ravissant bleu royal, était dorée à l’or fin.
- Oui, je sais.
La voix de Tiphaine était toujours aussi fraîche. Elle ne semblait pas vouloir pardonner à Nicolas son ‘’caprice’’ de tout à l’heure. Denis toussota, et réorienta la conversation.
- Je pourrais voir tes croquis, Nicolas ?
- Bien sûr !
Nicolas posa son carnet sur la table, à côté du plateau à thé, pour que Denis puisse le feuilleter.
- Hum, et… est-ce que je pourrais te demander un thé ? Aux fruits rouges, tu aurais ça ?
- Bien sûr, Nicolas. Je vais te le préparer.
Denis disparut dans le bar accessible via une petite pièce attenante au Grand Salon. Nicolas jeta un regard un peu gêné vers Tiphaine, qui ne bronchait toujours pas, et se dirigea vers le grand meuble-bibliothèque pour y regarder la sélection de livres. Il s’arrêta à mi-chemin et tourna la tête vers l’entrée avant de la salle : il lui semblait avoir entendu crier.
- Tiphaine ?
- Quoi, encore ?
- J’ai entendu crier. Sonia, je crois.
Il se retourna vers Tiphaine, venant de poser son livre, qu’elle venait de refermer, sur la place à côté d’elle. Elle avait froncé les sourcils.
- Encore ?
- Comment ça encore ?
- Ah, tu n’étais pas là hier, c’est vrai… Non, rien. Allons voir.
Et ils sortirent tous les deux. Nicolas les fit descendre jusqu’au Pont F : ses connaissances de l’architecture du navire étaient telles qu’il était capable de savoir d’où venait précisément le cri grâce à la manière dont il s’était répercuté sur les boiseries, cette répercussion variant selon leurs dimensions ou l’essence de bois les composant. Denis, lui, venait de terminer de préparer le thé de Nicolas dans le bar. Il s’apprêtait à en sortir quand la porte se referma à son nez.
- Eh bien ?!
Il posa la main sur la poignée et tenta de l’actionner, mais elle ne bougea pas d’un pouce : elle semblait coincée. La lampe au plafond s’alluma soudain, alors que Denis n’avait pas touché à l’interrupteur, et se mit à grésiller. Il commença à avoir froid. Denis grommela, inspira un grand coup, et tira sur la poignée tellement fort qu’il l’arracha littéralement de la porte.
- Euh… Oups.
C’était la deuxième chose qu’il cassait aujourd’hui. Décidément, il ne connaissait pas sa force… Gêné, il cacha la poignée dans un tiroir tout proche, éteignit la lumière, et sortit avec le thé de Nicolas. Après son départ, une bouteille de Romanée-Conti, posée près de l’armoire à vins, décolla soudain de son emplacement et alla se fracasser contre l’entrebâillement de la porte, éclaboussant de vin tout le mur à côté. Revenu dans le Grand Salon, Denis constata avec étonnement que Tiphaine et Nicolas n’étaient plus là. Autre détail troublant, l’Artémis de Versailles n’était plus à sa place : elle était à présent posée sur la boîte-aux-lettres à côté de l’entrée avant de la salle. Troublé, il posa le thé de Nicolas sur le plateau placé sur la table près de la cheminée, et alla s’emparer de la statuette. Il la reposa avec vénération à l’emplacement qui était le sien : le manteau de la cheminée.
Vendredi 12 décembre 2014, RMS Titanic, 16h00.
Sonia, qui ne comptait pas passer le reste de la traversée à contempler la tasse de porcelaine posée sur la table, se leva. Denis, qui venait de terminer sa lecture du carnet de Thomas Andrews, leva la tête vers elle.
- Où vas-tu, Sonia ?
- Je pensais aller essayer de faire du piano dans le Salon de Réception. Il n’est jamais trop tard pour commencer à apprendre à en jouer, non ?
- C’est une bonne idée ! Avec tes doigts de fée, tu es sûre d’y arriver.
- Qu’il est charmeur ! Et toi, que vas-tu faire ?
- Je ne sais pas trop. Et vous, les amoureux ?
Il s’était tourné vers Aurélie et Antoine.
- On pensait aller lire un peu au Salon de Lecture et de Correspondance. Ce serait dommage de ne pas profiter de la bibliothèque du navire, par ailleurs fort bien pourvue.
- Et il n’y a pas que la bibliothèque qui est fort bien pourvue ici !
- Antoine…
Denis les aurait bien accompagnés, mais il ne tenait pas encore à subir les blagues graveleuses du chevelu. Il opta donc pour un compromis : il se rendrait au Grand Salon, juste à côté. Chacun d’eux sortit donc par un accès différent : Aurélie et Antoine par l’escalier de service (accessible via une porte au milieu de la salle), Denis par le Grand Escalier Arrière (via la porte du fond), et Sonia par l’accès via la Salle à Manger des Postiers et des Opérateurs Radio (via l’alcôve du côté opposé au fond de la salle). Personne ne se donna la peine de refermer les portes. Elodie, toujours perdue dans ses pensées, tourna soudain la tête à droite et à gauche.
- Ah bah merci, c’est gentil de m’attendre ou de me proposer des activités !
Elle se leva dans l’idée de suivre Denis, mais à peine avait-elle fait un pas vers la porte du fond qu’elle se referma toute seule en claquant. Un cliquetis de serrure se fit entendre. Un nouveau claquement de porte fit sursauter Elodie : la porte menant à l’escalier de service venait de se verrouiller toute seule elle aussi. Un dernier claquement, au-delà de l’alcôve menant à la pièce des postiers à côté, indiqua que la porte qui donnait accès à la coursive centrale tribord de Première Classe venait elle aussi d’être fermée sans intervention humaine.
- À quoi vous jouez ? C’est pas drôle !
Personne ne répondit, mais les lampes au plafond se mirent à grésiller. Elodie commença à avoir froid. Envers et contre tout, elle se dirigea vers la porte du fond, donnant accès au Grand Escalier Arrière, et tenta de peser de tout son poids contre elle : mais cela n’eut aucun effet. La jeune femme se sentait de plus en plus mal. Une migraine lui vrillait les tempes, et elle commençait à suffoquer, comme si un étau la serrait. Elle eut aussi la désagréable impression que quelqu’un venait de la frôler… alors que la salle était vide.
- CA SUFFIT !!
Le froid, la sensation d’étau, et le grésillement des lampes s’interrompirent brusquement, comme si le cri de colère d’Elodie les avaient fait disparaître. Elle chancela un instant. Elle ne comprenait pas ce qu’il venait de se produire… Un nouveau cliquetis se fit entendre depuis la serrure de la porte qui lui faisait face : elle semblait déverrouillée. Désireuse de quitter la salle au plus vite, elle posa sa main sur la poignée. Mais celle-ci s’actionna toute seule et la porte s’ouvrit brutalement. Elodie se la prit de plein fouet et tomba au sol, assommée. La porte se referma ensuite toute seule, tout doucement, avant que son cliquetis de serrure ne se fasse à nouveau entendre. Une lueur rouge se mit à auréoler Elodie.
Sonia venait de déboucher dans le Salon de Réception depuis la volée de marches bâbord du Grand Escalier. Elle se dirigeait vers le magnifique piano à queue quand elle l’entendit à nouveau.
Ambiance sonore (à écouter impérativement jusqu’au bout en poursuivant la lecture).
Elle frissonna. Non, elle ne voulait pas aller à l’endroit où se faisait entendre cette boîte à musique ! Mais le désirait-elle vraiment ? Après tout, cette mélodie était jolie… Non, elle ne lui inspirait pas confiance. Mais une mélodie était inoffensive… pourquoi avait-elle peur ? Il était vrai que ce n’était qu’une mélodie de boîte à musique : elle ne craignait rien. Et puis, il faisait froid dans cette grande pièce. La musique semblait venir des Bains Turcs, deux ponts plus bas : il y ferait sans doute plus chaud. Sonia prit donc à nouveau la volée de marches bâbord, sans avoir vraiment l’impression qu’elle en avait vraiment envie. Arrivée au Pont E, elle descendit la vingtaine de marches menant au Pont F, et entra dans la Salle Froide des Bains Turcs après en avoir ouvert la porte : c’était une magnifique pièce de style mauresque, pleine de mosaïques et de meubles exotiques. Il y faisait une chaleur guère supportable. La musique s’était arrêtée : elle semblait provenir de la coiffeuse, qui se trouvait près des cabines garnies de rideaux pour se changer à l’abri des regards, au fond de la salle. Sonia s’en approcha, et posa les yeux sur la boîte à musique. Celle-ci paraissait inoffensive. Elle leva alors un peu les yeux. Et à nouveau, l’air froid du hall de l’escalier et l’air chaud de la pièce entrèrent en collision : le miroir de la coiffeuse se couvrit de buée, et laissa apparaître des lettres. « TU DOIS ». Sonia, épouvantée, poussa un cri et recula vivement en se prenant les pieds dans l’une des banquettes, ce qui la fit trébucher. Elle se releva, endolorie, et se tourna vers la porte par laquelle elle était entrée, mais celle-ci se referma en claquant. L’autre porte, à droite, était déjà fermée, mais un cliquetis de serrure se fit entendre. Elle était enfermée. Les lumières s’éteignirent un instant, avant de se rallumer. Sonia se demanda si elle n’allait pas hurler. C’est alors que son regard se posa sur la banquette qu’elle avait heurtée. La poupée qu’elle avait vue dans une cabine, la veille, et dans la Salle à Manger de Première Classe, le matin-même, était à présent posée sur le siège comme si elle s’y relaxait. Ses yeux de porcelaine peinte étaient dirigés vers le mur face à elle. Sonia déglutit : elle était sûre qu’aucune poupée ne s’était trouvée là quand elle était entrée. Elle commençait en plus à grelotter : l’atmosphère était devenue glaciale. Elle se dirigea à toute allure vers la porte, dans l’espoir d’y frapper afin de signaler sa présence. La lumière s’éteignit à nouveau, manquant à nouveau de la faire trébucher. Mais Sonia était parvenue à la porte. Elle allait y frapper quand elle eut l’idée de se retourner. Comme ça. Juste au cas où. Elle le fit. La poupée était toujours à sa place. Mais sa tête avait bougé. Elle ne regardait plus le mur en face d’elle. Elle regardait Sonia. Terrifiée, la jeune femme hurla et se mit à tambouriner contre la porte, alors qu’elle commençait à se sentir prise comme dans un étau. Toutes les lampes grésillaient. Elle allait faire un malaise quand elle se sentit propulsée en arrière : la porte venait de s’ouvrir sur Tiphaine et Nicolas, qui s’étaient ligués contre l’huis ornementé. Nicolas rattrapa Sonia, qui s’effondrait par terre, tandis que Tiphaine inspectait la pièce. Elle revint vers Sonia, pleurant abondamment contre l’épaule de Nicolas, qui commençait à se sentir passablement inondé. Lentement, avec les tapes maladroites dans le dos de Nicolas et les mots apaisants de Tiphaine, elle se calma. Il fut alors possible d’avoir une conversation cohérente et constructive.
- Sonia. Dis-nous tout, à Nicolas et à moi. Que s’est-il passé ?
Sonia, pour toute réponse, écarta Nicolas, qui lui masquait la vue sur les banquettes de gauche. Mais elle s’aperçut, mortifiée, que la poupée ne s’y trouvait plus. Et la buée sur le miroir avait depuis longtemps disparu.
- Je…
- Oui ? Dis-nous.
- Je… Non, rien.
- Comment ça, rien ?! On t’a trouvée dans un état absolument catastro…
- Je croyais que je m’étais enfermée. C’est tout.
Nicolas fronça les sourcils.
- Sonia, je crois que tu ne nous dis pas tout…
- Je suis bien assez grande pour savoir pourquoi j’ai eu peur !
Mais Tiphaine n’admettait pas.
- Mais tu étais terrorisée !
- Car il n’y a personne qui passe jamais dans ce coin ! J’avais peur de mourir de froid et de faim !
Nicolas regarda autour de lui.
- De froid, tu exagères. Il fait plutôt bon, ici.
Il sentit alors qu’on lui tapait l’épaule.
- Quoi ?
Il se tourna vers Tiphaine, qui montrait du doigt la fontaine. L’eau contenue dans celle-ci était complètement gelée. La glace commençait seulement à fondre. Nicolas regarda gravement Tiphaine, puis Sonia.
- Sortons d’ici.
Ils ne firent pas prier pour quitter les lieux. Après leur départ, les rideaux masquant les cabines pour se changer furent arrachés de leur tringle l’un après l’autre, comme tirés par une main invisible.
Les chemins de Nicolas et de Tiphaine et Sonia se séparèrent au Pont D : Tiphaine tenait à emmener Sonia dans l’Office afin de lui servir quelque chose de chaud. Nicolas, lui, souhaitait informer Denis de ce qu’il venait de se produire. Il prit donc la volée de marches bâbord du Grand Escalier, et sa main frôla le candélabre. Il se prit alors une décharge électrique de faible intensité.
- Eh !!
Nicolas, alarmé, se retourna vers le magnifique objet. Il ne se demanda qu’un instant ce qu’il venait de se produire : il venait de s’apercevoir qu’une branche manquait. Un fil électrique dénudé pendait par le trou où la branche manquante aurait dû se trouver. Le pauvre Nicolas prit un air terriblement blasé, soupira un bon coup, et reprit son ascension vers les étages supérieurs. En chemin, il persista à croire que Sonia ne leur avait pas tout dit. Mais comment aurait-il pu la forcer à dire la vérité ?... Arrivé au Grand Salon, il avisa Denis, en train de contempler l’Artémis de Versailles posée sur le manteau de la cheminée de marbre. Il ne l’avait pas vu entrer. Nicolas toussota pour signaler sa présence. Denis sursauta, et se tourna vers lui.
- Oh, Nicolas ! Où étais-tu ? Tiphaine n’est pas avec toi ? Je suis désolé, je crois que ton thé a dû refroidir.
- Ce n’est pas grave. Tiphaine est avec Sonia, dans l’Office de Première Classe du Pont D : elle tenait à lui donner quelque chose de chaud à boire.
- Mais, pourquoi ? Il s’est passé quelqu…
- Oui. Elle… s’est enfermée dans les Bains Turcs… et on a dû courir la délivrer.
- Mais comment a-t-elle fait ça ?
- Je l’ignore. Elle semblait assez… perturbée. Mais elle n’a rien voulu nous dire de plus.
- Je vais aller la voir.
- C’est une bonne idée, elle t’aime bien : tu sauras la rassurer.
Denis sortit du Grand Salon, un air inquiet au visage. Nicolas, lui, se dirigea vers sa tasse de thé, et eut confirmation qu’effectivement, celui-ci avait bien refroidi. Il se rendit donc dans le Bar attendant à la petite pièce accessible via le Grand Salon… et surpris, posa sa tasse sur l’un des comptoirs en avisant la porte menant au Bar en question : sa poignée semblait avoir été arrachée.
- Mais qu’est-ce qu’il s’est encore passé ici ?
Entrant dans le Bar en lui-même, sa surprise augmenta lorsqu’il remarqua les tessons de bouteille à terre, et la grosse coulée de vin sur le mur à gauche de l’entrebâillement de la porte. Ceci laissa Nicolas songeur : même si le bateau avait violemment tangué, cela n’aurait jamais pu arriver. Et quand bien même, tous l’auraient senti. Perplexe, il retourna vers le Grand Salon en oubliant complètement son thé. Souhaitant se sortir ses questionnements de la tête, il alla récupérer son carnet, posé à côté du plateau à thé (il n’avait pas bougé de place depuis qu’il l’y avait posé). Il avait dans l’idée de consulter un détail sur l’un de ses croquis. Mais alors qu’il ouvrait son carnet en revenant machinalement vers le meuble-bibliothèque, il s’arrêta net, à égale distance du meuble et de la cheminée. Le carnet était vierge. Pas un des croquis qu’il avait dessiné ne se trouvait sur les pages vierges. Sentant une bouffée de colère monter en lui, Nicolas leva les yeux vers l’Artémis de Versailles : seul Denis avait pu faire ça. Mais c’était illogique. Pourquoi aurait-il fait ça ? Il n’avait même pas de gomme sur lui… Et les pages étaient immaculées : la gomme aurait forcément laissé des traces. Mais alors, qui avait fait ça, et comment ? Nicolas, extrêmement contrarié par la perte de ses croquis, laissa alors éclater son ressentiment.
- Je ne sais pas qui a fait ça, mais c’est dégueulasse ! Ces blagues ne font rire que vous ! On dirait vraiment des gosses ! Pfff, et dire que des gosses, ça va devenir le centre de ma carrière professionnelle pendant 40 ans…
Nicolas entendit soudain un grincement, et sentit un choc à l’arrière de sa tête qui le fit brièvement vaciller. Il lâcha son carnet sur le coup. Se retournant en passant sa main contre l’arrière de son crâne, il remarqua que la porte du meuble-bibliothèque, celle du côté tribord, s’était ouverte toute seule. Il avisa ensuite un livre, qui reposait à ses pieds. Celui-ci avait une couverture en cuir noir, et son titre semblait avoir été tracé à la main et à l’or fin. Il indiquait « Manuel Avancé d’Égyptologie ». Des hiéroglyphes, dorés eux aussi, se trouvaient au bas d’un dessin au centre de la couverture représentant une pyramide, elle aussi dorée. Les pages étaient en vélin. Et la première d’entre elles indiquait un copyright datant de 1922. Coïncidence ou non, c’était l’année où Howard Carter avait découvert la tombe de Toutankhamon. Dix ans après le naufrage du Titanic.
- Alors ça, c’est anachronique.
Cet ouvrage était précieux… et suscitait des questions. Pourquoi ce livre était-il écrit en français ? Pourquoi datait-il d’une décennie après le premier et unique voyage du Titanic ? Pourquoi s’était-il trouvé dans la bibliothèque du navire alors que ce n’était manifestement pas sa place ? Et surtout, pourquoi avait-il décollé de son rayonnage pour venir le percuter à l’arrière du crâne pile quand il venait de parler de son futur destin d’instituteur ?
Il n’eut pas l’occasion d’ébaucher le moindre début de réponse, car Tiphaine et Sonia venaient d’entrer.
- Coucou Nicolas !
- Coucou Sonia… Mais… Denis n’est pas avec vous ? Il m’a dit qu’il allait vous voir.
Tiphaine, en train de refermer les portes, resta interdite.
- Qu’est-ce que tu racontes ? On l’aurait croisé.
- Vous étiez bien dans l’Office, non ?
- Ben, oui.
- Et vous êtes revenues par le Grand Escalier Avant ?
- C’est ça.
- Mais alors, pourquoi ne l’avez-vous pas croisé ?
- Qu’est-ce que j’en sais, Nicolas ?! Il a dû prendre un raccourci.
- Ce n’est pas logique.
Pendant qu’ils parlementaient, Sonia s’était assise près du feu électrique : ici, elle était au chaud. Nicolas, lui venait de rouvrir les portes fermées par Tiphaine : il voulait aller voir où était passé Denis. Tiphaine haussa les épaules, et vint prendre place à côté de Sonia. Elle s’aperçut alors, contrariée, que son livre ne se trouvait plus sur le canapé où elle s’était installée plus tôt dans l’après-midi. Elle se releva, et alla vers le meuble-bibliothèque dont la porte côté tribord, elle ne savait pourquoi, était grande ouverte. Elle y retrouva son livre, dont la page, évidemment, avait été perdue. Agacée, elle le reprit, et referma la porte vitrée du meuble. Mais elle la rouvrit aussitôt : elle voulait prendre un livre susceptible de détendre Sonia. Son choix se porta sur l’édition anglaise des Malheurs de Sophie, par la Comtesse de Ségur. Après avoir refermé le meuble pour de bon, elle allait retourner vers son amie quand elle avisa, posé sur une table juste à côté du meuble-bibliothèque, le livre à couverture noire et dorée qui avait heurté Nicolas (bien qu’elle ne le sache pas), ainsi qu’un carnet posé dessus. Curieuse, elle s’empara du carnet, et regarda dedans. Excepté la première page, couverte de dizaines de hiéroglyphes avec leur correspondance dans l’alphabet latin, il était vide. Elle l’ignorait, mais Nicolas n’avait absolument rien écrit dedans depuis la disparition de ses croquis des vitraux du Fumoir de Première Classe. Elle reposa le carnet, et alla prendre place au côté de Sonia, qui accueillit en souriant sa suggestion littéraire.
Denis venait de prendre pied au Pont D après avoir descendu par bâbord le Grand Escalier Avant. Il s’apprêtait à se diriger vers la Salle à Manger de Première Classe, et au-delà vers l’Office, quand il entendit un bruit curieux. Tournant la tête à gauche, il vit qu’une petite balle avait roulé à ses pieds. Était-ce une balle de squash ? Mais oui, c’en était une ! Mais que faisait-elle là et d’où provenait-elle ? Il n’y avait pourtant personne, dans ce Salon de Réception. Curieux, Denis s’engagea dans la coursive de Première Classe la plus proche, et la remonta jusqu’aux escaliers menant au Pont F. Arrivé là, il fut relativement soulagé de ne pas entendre de bruits ou d’exclamations de voix signalant un match en train d’être joué, comme hier : ses sens l’avaient probablement trompé à ce moment-là. Il dépassa donc l’espace-tribune du Court de Squash, descendit l’étroit escalier menant au Pont G, et entra dans le lieu sportif proprement dit après avoir allumé. Denis y fit quelques pas, et regarda un peu partout mais ne trouva aucune balle de squash. L’endroit était entièrement vide. Il posa donc la balle qu’il avait récupérée dans le Salon de Réception par terre, et se dirigea vers la porte. Qui se referma toute seule en claquant.
- Quoi, encore ?!
La lumière s’éteignit. Celle de la tribune qu’on voyait par les grilles en haut du mur arrière du Cour de Squash, restèrent allumées. Denis était plongé dans une semi-obscurité assez désagréable, et il avait subitement froid. Soudain, il sentit une balle venir le taper contre la tempe.
- Aïe !
Une autre vient le frapper au bras gauche, et encore une autre dans le dos.
- Mais qu’est-ce que… Arrêtez ça !
Des balles de squash venaient de tous les côtés, et n’épargnaient aucun endroit de son anatomie (aucun). Denis n’arrivait même plus à articuler quoi que ce soit, tentant de reprendre son souffle alors qu’il était mitraillé de balles de squash. Il sentit alors une raquette le heurter en plein visage, ce qui le fit tomber en arrière. Il entendit soudain quelqu’un crier son nom au même moment. Le mitraillage de balles cessa aussitôt, et l’instant d’après, la lumière s’alluma. Denis fut alors secouru par Nicolas, qui le redressa et l’ausculta.
- Denis ! Ça va ?!
- Je… je déteste le squash.
- Mais… Je croyais que tu adorais ça ! Mais, attends. Comment y as-tu joué ? Le matériel est sous clé, et seul Frederick Wright peut ouvrir la porte du local de rangement.
- Des balles… De tous les côtés ! Elles m’ont frappé !
- Mais… Denis, il n’y a aucune balle dans cette salle, regarde !
Denis regarda autour de lui, et dut se rendre à l’évidence : aucune balle ne se trouvait ici. Même pas celle qu’il avait ramenée du Salon de Réception. Par contre, il y avait…
- Et ça, c’est quoi ? Je ne l’ai pas rêvée !
- Une raquette. Oui. Tu as son… empreinte… sur le visage. J’ai d’ailleurs cru te voir en train de te gifler avec depuis la tribune, juste avant que je n’arrive ici et allume la lumière.
- Enfin, Nicolas ! Tu penses bien que je ne suis pas sadomasochiste ! Pourquoi j’irais me frapper avec ça ?!
- Mais j’en sais rien, moi ! Et il faisait noir, en plus ! Mais elle ne t’a pas frappé toute seule, cette raquette !
- Moi, je te dis que si !
- Et moi, je te dis que non ! Tu as dû rester trop longtemps dans cette grande pièce obscure, et tu auras imaginé des choses.
Nicolas ne paraissait qu’à moitié convaincu de sa propre tentative d’explication. Mais Denis capitula.
- D’accord, d’accord. Tu dois avoir raison. Mais j’aimerais qu’on quitte cet endroit.
Nicolas releva alors Denis, et ils quittèrent le Court de Squash sans éteindre la lumière. Ils étaient loin quand la raquette, abandonnée dans un coin, se souleva soudain toute seule dans les airs… avant de se casser en deux. Les deux morceaux furent projetés dans des directions différentes et rebondirent sur le mur avant de demeurer à terre, inertes.
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Canard-jaune-
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Re: [Nouvelle d'Halloween] Les Limbes de Kali
(message précédent pour le début du chapitre)
Vendredi 12 décembre 2014, RMS Titanic, 18h00.
Tiphaine accueillit l’arrivée de Nicolas et Denis par un regard désapprobateur. Elle leva les yeux de son livre, marqua sa page, et posa l’ouvrage à côté du plateau à thé avant de croiser les bras.
- Eh bien, tu as trouvé Denis.
- Oui, il…
- Sinon, je peux savoir pourquoi tu t’es amusé à ranger mon livre dans la bibliothèque ? Je n’avais pas fini de le lire. C’est très impoli, tu sais ?
- Tiphaine, de quoi tu parles ?
- Oh, Nicolas, ne fais pas semblant de…
- Tiens, mais d’ailleurs, moi aussi j’ai une réclamation à faire ! Pourquoi quelqu’un a effacé tout ce qu’il y avait dans mon carnet ?! Denis ?!
Denis parut abasourdi, alors qu’il allait prendre place en face de Sonia, toujours plongée dans le livre de la Comtesse de Ségur.
- Mais je n’ai rien fait !
Tiphaine surenchérit.
- Tu divagues, Nicolas. Ton carnet n’est même pas vide, en plus.
- Comment ça ? Quoi ?
- Bah oui, tu as écrit une page de hiéroglyphes dedans.
- Je n’ai rien écrit de tel là-dedans !
- Ben regarde, puisque je suis une menteuse !
Nicolas, échaudé, s’exécuta… et dut se rendre à l’évidence. Il n’y avait non pas une, mais quatre pages de hiéroglyphes.
- Mais ! Je n’y comprends rien, moi ! À l’origine, j’y avais dessiné plein de croquis, ensuite, ils n’y étaient plus, et maintenant, quelqu’un écrit de l’égyptien ancien dedans !!
- Bah si c’est pas toi, c’est qui ? La momie du Colonel Astor ?
Les double-portes d’entrée avant, restées ouvertes, se refermèrent en claquant subitement. Tout le monde sursauta, au point que Sonia en lâcha son livre. Tiphaine demeura interdite quelques instants, puis ramassa lentement le livre de Sonia pour le lui rendre. Elle voulut ensuite poser la main sur son propre livre afin d’en achever la lecture et de penser à autre chose, mais ses mains ne rencontrèrent que du vide. Tournant les yeux vers la table où était posé le plateau à thé, elle constata que son livre n’était (à nouveau) plus là. Raide comme un piquet, elle se dirigea d’un pas quasi-militaire vers la bibliothèque, et en inspecta les étagères. Son livre s’y trouvait. Nicolas la rejoignit, apparemment inquiet.
- Euh, Tiphaine, ça va ?
- Ce n’est VRAIMENT pas drôle.
- Que… Mais qu’est-ce que j’ai encore fait ?! Tu m’énerves à la fin ! Guillaume n’est pas là, alors tu te rabats sur moi, c’est ça ?!
- Je ne pensais pas forcément à t… COMMENT ÇA, Guillaume n’est…
- Oh, mais ça suffit, oui !?
Exaspérée, Sonia avait refermé et posé son livre à côté d’elle.
- Depuis tout à l’heure, vous ne faites que vous engueuler ! Merde, à la fin ! Grandissez un peu, et arrêtez de pourrir l’ambiance !
- Mais, mon livre était à côté de…
- On s’en fiche de ton livre, Tiphaine ! Denis !!
Denis sursauta, se demandant ce qu’on allait lui reprocher.
- Euh, oui ?
- Trouve une activité de groupe susceptible de renforcer notre cohésion et redynamiser l’esprit de fraternité du groupe.
- Euh… On a qu’à aller faire un gâteau dans la Cuisine du Restaurant à la Carte, tous ensemble ?
- Excellente idée. Allons-y immédiatement.
Tiphaine, qui brûlait de faire redescendre Sonia de ses envies autoritaires, se retint à grande peine de le faire et fit remarquer l’absence des autres. Elle devait reconnaître que l’après-midi n’avait guère été joyeuse, et que c’était une bonne idée.
- D’accord, mais il manque Elodie, Aurélie, et Antoine.
Nicolas compléta.
- Et Guillaume. Bizarre que tu l’aies oublié.
Tiphaine le fusilla du regard. Denis quitta le Grand Salon par l’entrée avant, et revint quelques instants après avec Aurélie et Antoine : ils avaient lu dans le Salon de Lecture et de Correspondance, juste à côté, sans que rien ne vienne perturber leur tranquillité.
- Par contre, Elodie n’était pas avec vous : je croyais qu’elle lisait en votre compagnie. Où est-elle ?
Les double-portes à l’arrière s’ouvrirent au même instant sur Elodie.
- Oh, vous êtes là !
Denis, étonné par la simultanéité de son apparition, se tourna vers elle.
- Oui. Nous allions au Pont B. Où étais-tu et que faisais-tu ?
- Oh, des trucs. Rien de très transcendant. Tiens, je ne vois pas Guillaume ?
Tiphaine suggéra une idée.
- On a qu’à aller au Pont B maintenant : on le croisera peut-être en route.
Tout le monde acquiesça et se mit en mouvement. Nicolas s’apprêtait à sortir le dernier, lorsqu’il se souvint que les portes à l’avant du Grand Salon était restées ouvertes après que Denis soit allé chercher Aurélie et Antoine. Il fit demi-tour, et il était arrivé à mi-chemin quand les double-portes qu’il comptait fermer se refermèrent toutes seules en claquant, juste sous ses yeux. Nicolas, un brin mal à l’aise, repartit donc aussitôt. Mais il revient juste après pour prendre ‘’son’’ livre et son carnet, qu’il ne voulait plus laisser sans surveillance. Il avisa alors le canapé où s’était installée Sonia pour lire tout à l’heure : le livre qu’elle y avait posé ne s’y trouvait plus. En se retournant vers le meuble-bibliothèque, Nicolas constata que Les Malheurs de Sophie avaient retrouvé leur place sur les étagères. Il ne resta pas plus longtemps.
En se pressant un peu, Nicolas rattrapa ses amis titanicophiles, qui se trouvaient dans le Salon de Réception du Restaurant à la Carte, au Pont B. Ils commençaient à s’engager dans la coursive menant au Restaurant proprement dit : elle longeait le Café Parisien… où se trouvait Guillaume ! Celui-ci les aperçut, et les rejoignit alors dans le couloir. Tiphaine s’étonna.
- Mais qu’est-ce que tu as fait pendant tout ce temps ?
- Oh, je vous raconterai. J’ai un peu vadrouillé, et ensuite, je suis venu casser la croûte ici : il y avait de délicieux sorbets dans une chambre-froide !
- Ok. Je vois. Donc tu n’as fait que déambuler on ne sait où et te goinfrer.
- Je te trouve bien mauvaise langue, Tiphaine ! Tu as accordé ton violon avec ceux du groupe qui râlent tout le temps ?
Tiphaine fronça les sourcils. Elodie, elle, se fit réprobatrice.
- Dis-donc, l’ami Guillaume, tu vises quelqu’un ?!
- Mais non, je plaisantais. Vous alliez manger au Ritz ?
Sonia, qui menait la marche avec Denis, expliqua leur projet.
- On a songé à aller faire un gâteau dans les laboratoires du Ritz. Tous ensemble.
- Oh ! Je peux venir ? J’ai un peu faim !
Antoine pouffa de rire.
- Tu as encore faim ?! Après le repas de ce midi et tes sorbets ? Mais où mets-tu tout ça ?
Sur cette remarque amusée, les Titanicophiles entrèrent dans le luxueux Restaurant à la Carte. L’ambiance était incontestablement plus chic et plus intimiste que la grande Salle à Manger de Première Classe (boiseries de sycomore, tapis d’Axminster, dorures sur les murs et colonnes sans oublier le plafond, grands lustres ornementés…). Ils longèrent le buffet massif, et pénétrèrent alors dans le saint des saints : les Cuisines du Restaurant à la Carte. Ils allumèrent la lumière. Tout était ultra-moderne (pour l’époque, évidemment) et optimisé. Denis avait des étoiles dans les yeux. Mais celui-ci reprit vite contenance, et distribua des tabliers à ses acolytes. Il répartit ensuite les tâches.
- Elodie, tu prépares la vaisselle. Guillaume, amène des casseroles. Tiphaine, allume donc ce four. Aurélie, je voudrais que tu m’apportes les fruits de cette chambre-froide. Antoine, il me faudrait du lait, du beurre, et des œufs. Nicolas, peux-tu m’amener un grand saladier ? Et Sonia, je souhaite que tu me disposes ce sac de farine sur le plan de travail.
Tout le monde s’exécuta, pendant que Denis réfléchissait à quelle recette il allait pouvoir concocter. Devinant l’objet de ses pensées, Guillaume le taquina.
- Pas de gâteau Waldorf, Denis !
- Guillaume, tu n’es qu’un rouspéteur. Mais c’est d’accord.
Denis remarqua soudain que Sonia portait son sac de farine à l’envers : il allait s’ouvrir et répandre de la farine partout.
- Non, Sonia, fais attention, c’est à l’envers ! Tu vas faire comme Vincent !
Sonia s’arrêta, posa le sac sur le plan de travail, et le regarda d’un drôle d’air. Comme tous les autres, qui s’étaient figés dans leurs positions. Denis lui-même était troublé par ce qu’il venait dire.
- Qu’est-ce que tu veux dire, Denis ?...
- Je… je… C’est bizarre, je ne comprends pas, j’ai l’impression d’avoir déjà vécu cette scène, mais avec Vincent…
Sonia s’approcha doucement de lui, et prit sa main.
- Mais, Denis… Tu n’es jamais venu ici au cours de la traversée… Et encore moins avec Vincent.
Elle lui parlait comme s’il était un déficient placé dans une clinique spécialisée. Ce qui l’agaça passablement.
- Je le sais bien, Sonia ! Mais je n’arrive pas à me défaire de cet étrange… souvenir.
Il lui fit lâcher sa main. Antoine s’approcha.
- C’est normal, Denis. Parfois, notre cerveau a des sortes de… bugs… qui classent comme souvenir…
- Je sais, Antoine, je sais ! Mais ce n’est pas comme d’habitude. Et je ne vois pas ce que Vincent serait venu faire dans ce souvenir : je ne l’ai même pas rencontré une seule fois depuis qu'on se connait. C'était prévu pour décembre...
- Tu penses à lui, tout simplement. Il nous manque tous depuis qu’il est parti.
Les lampes grésillèrent et s’éteignirent pendant une brève seconde. Dans l’intervalle entre leur extinction et leur rallumage, Tiphaine sentit Guillaume, derrière elle, poser brièvement sa main sur son épaule. Une fois les lampes rallumées, elle se tourna vers lui.
- Quoi ?
Il ne la regardait pas. Il se tourna donc vers elle, surpris.
- Quoi, quoi ?
- Ben, tu as quelque chose à me dire ?
- Pas mal de choses, oui, mais pourquoi tu me demandes ça ?
- Ben… parce que tu m’as touché l’épaule. C’est un signe commode, quand on veut signaler à quelqu’un qu’on veut lui parler.
- Euh… Je suis d’accord, sauf que je ne t’ai pas touché l’épaule.
- Guillaume, je n’ai pas rêvé…
- Tiphaine, je suis encore maître de mes mouvements…
Elle lui jeta un regard soupçonneux, puis regarda à nouveau l’assistance. Personne n’avait fait attention à leur discussion, car Nicolas faisait une réflexion de Techie.
- Hum, ça fait quand même deux fois aujourd’hui. Est-ce que la puissance des chaudières diminuerait, provoquant des micro-coupures de courant ? On ne peut même pas vérifier…
Mais Aurélie apporta un démenti.
- Je ne pense pas que ce soit généralisé. On a pu voir par les hublots des portes donnant accès au Restaurant à la Carte que les lumières ne s’y sont pas éteintes.
Sonia les rappela à leurs bas instincts alimentaires.
- Bon, on le fait, ce gâteau ?
La petite assemblée se remit au travail… et la collaboration fut fructueuse. Du chocolat fut fondu dans une casserole, mais également réduit en poudre. Les œufs, le beurre et le lait furent mélangés avec de la levure et du sucre dans un saladier avec de la crème fraîche. Le chocolat en poudre y fut ajouté à un moment avec un peu de chocolat fondu. La pâte ainsi obtenue avait été placée dans un énorme moule pour aller au four. Denis commenta l’appareil.
- Alors ça, c’était le niveau absolu de technologie en matière de fours. Ceux du Restaurant à la Carte du Titanic étaient connus pour être extrêmement rapides : ils pouvaient cuire en cinq minutes ce qu’il fallait parfois cuire pendant cinq heures dans un four classique ! Même nos fours de 2016…
Elodie l’interrompit.
- Comment ça 2016 ? On est en 2015.
Aurélie la reprit.
- Chatonne, on est plutôt en 2014…
Nicolas corrigea à son tour.
- À vrai dire, on est plutôt… en 1912. Mais continue, Denis.
- Merci Nicolas. Donc, nos fours de 2014 : eux-mêmes ne peuvent pas atteindre ce niveau de performance, car ils consommeraient bien trop d’énergie.
Antoine fronça les sourcils.
- Donc, pour résumer, les fours du Ritz étaient quasi-magiques et vont nous permettre de manger ce gâteau tout de suite au lieu d’attendre des heures ?
- C’est exact.
- Eh bien, si on était dans une histoire, on appellerait ça un raccourci scénaristique. Et on pourrait traiter l’auteur de fainéant.
Sonia pouffa de rire.
- Mais nous ne sommes pas dans une histoire, Antoine, seulement dans un univers parallèle ! Peut-être qu’en réalité, nous sommes encore tous sur le Charron, bourrés comme des coings, en train d’halluciner après avoir pris de la drogue !
Tout le monde éclata de rire.
Après cette tranche de franche rigolade, Denis ôta le gâteau (déjà cuit parfaitement, donc), et le recouvrit du restant de chocolat fondu, avant d’y ajouter un liseré de crème chantilly et des cerises. C’était très joli. Le chef-pâtissier mit ensuite son œuvre-d’art dans une des chambres-froides. Pendant ce temps, les autres rangeaient. Tiphaine, toutefois, s’interrogeait sur un détail et elle questionna Denis lorsque celui-ci revint de la chambre-froide.
- Denis, pourquoi tu as prévu de la farine ?
- Je pensais en avoir besoin… Mais finalement, non. Tiens, Guillaume, je te vois les bras ballants : qu’est-ce que tu as fait de ton après-midi, finalement ?
- Oh, j’ai visité un peu la Deuxième Classe plus en détail. D’ailleurs, j’en ai profité pour aller voir les instruments, vu que l’orchestre y habitait…
Tiphaine se tétanisa.
- … En effet, je me suis dit que vu qu’on profitait de notre présence ici pour sauver des objets ayant une certaine valeur historico-titanicophile, il serait judicieux de ‘’sauver’’ le violon d’Hartley et de le mettre dans le sac de Tiphaine…
Tiphaine cherchait de toute la force de ses méninges un moyen de faire diversion.
- Sauf que quand je suis arrivé dans leur cabi… MAIS TIPHAINE, FAIS ATTENTION !
Tiphaine n’avait rien trouvé de mieux à faire que de faire (accidentellement (évidemment)) tomber le gros sac de farine à ses pieds : celui-ci s’était ouvert et l’avait recouvert de poudre blanche. On aurait dit qu’il avait vieilli de 40 ans.
- Oh, Guillaume, je suis tellement désolée !...
- Tu l’as fait exprès !!
- Quoi ?! Mais non voyons, pourquoi aurais-je…
- C’est ça, ouais !! J’allais donc dire que dans la cabine, il y avait… TIPHAINE BON SANG DE BONSOIR !!!!
Tiphaine venait (à nouveau accidentellement (bien évidemment)) de donner un coup de pied dans le sac de farine, recouvrant encore plus Guillaume de farine. Tout le monde s’était mis à rire, sauf Denis, qui hésitait entre consternation et amusement. Et sauf Guillaume, qui avait pris un air belliqueux.
- Ah bon, ça vous fait rire ?! Ben tenez !
Et le juriste ne trouva rien de mieux à faire… que d’utiliser sa force herculéenne pour vider le tiers du sac de farine sur la tête de Tiphaine. Et ce fut alors un charivari indescriptible. Denis partit se réfugier en courant dans la chambre-froide pendant que l’impeccable et ordonnée Cuisine du Restaurant à la Carte se transformait en champ de bataille alimentaire : on se lançait de la farine, des œufs, du beurre, et même du chocolat fondu. Les fruits volaient en tous sens, et lorsque les combattants venaient à manquer de munitions, les chatouilles devenaient des armes redoutables. Nicolas n’était pas très emballé à la base, mais changea d’avis quand il reçut ce qu’il restait du saladier de pâte à gâteau dans les cheveux. Antoine, lui, apprécia beaucoup la bataille jusqu’à ce qu’il se retrouve les quatre fers en l’air : Denis, toujours caché dans sa chambre-froide, n’avait pas pu s’empêcher de lui envoyer un pamplemousse. Le fruit, volumineux, fit donc tomber le chevelu lorsqu’il recula et marcha dessus : Denis ne put s’empêcher de ricaner. Finalement, faute d’aliments encore lançables et de souffle restant, on prononça l’arrêt des hostilités. Denis sortit de son abri, et regarda l’étendue du carnage : on aurait dit qu’ils avaient essayé de faire un gâteau géant avec la cuisine comme seul récipient.
- Eh bien, mes amis, quelle pagaille. Je ne vais pas vous réprimander car, même s’il est très mal de jouer avec la nourriture, elle aurait fini au fond de l’océan. Nous aurons, au moins, retrouvé notre bonne humeur. Par contre, allez-vous laver. Nicolas sera forcé de vous laisser utiliser les baignoires, cette fois-ci : il saura bien où sont les plus proches.
- Grmmmbl. C’est d’accord. Mais ne cassez pas ENCORE les robinets !
Sonia essayait d’ôter la pâte pleine de grumeaux qui s’étaient formée sur ses cheveux.
- Et toi, Denis ?
- Moi, je vais essayer de nettoyer un peu vos bêtises pendant que le gâteau refroidit.
- Euh. Personne n’a vu mes lunettes ?
Après une recherche quasi-policière dans les décombres alimentaires jonchant le sol et les meubles, on (Aurélie) retrouva les lunettes d’Elodie, qui s’étaient retrouvées on ne sait comment sur un ananas (à qui elles allaient fort bien au demeurant). Tout le monde se dirigea alors vers la sortie, Tiphaine et Guillaume fermant la marche. Celle-ci glissa subitement, et ne put que se rattraper à Guillaume. Qui, lui, ne parvint à se rattraper nulle part : ils chutèrent donc tous les deux. Guillaume se retrouva sur le dos, tandis que Tiphaine était à plat-ventre sur lui. La situation, peu orthodoxe, les firent rougir légèrement tous les deux. Heureusement que la présence de diverses substances alimentaires sur eux deux aidait grandement à dédramatiser la situation. Tiphaine commença donc à se redresser en souriant, non sans au passage glisser quelques mots à l’oreille de Guillaume.
- Merci de nous avoir permis de rire autant…
Elle en profita pour lui déposer un très furtif baiser sur la joue : était-ce pour la délicieuse pâte vanillée s’étendant sur la joue droite de Guillaume, ou était-ce simplement pour Guillaume tout-court ? Nul ne le saurait jamais. Les deux amis se redressèrent, et suivirent les cinq autres Titanicophiles transformés en gâteaux sur pattes qui se rendaient aux salles de bains les plus proches. Ils tachèrent au passage de ne pas trop dégueulasser la moquette raffinée du Restaurant à la Carte, ni les tapis ornant le sol du Grand Escalier Arrière.
Vendredi 12 décembre 2014, RMS Titanic, 21h30.
Pendant que les Titanicophiles procédaient à leurs ablutions sans perturbation aucune, Denis était allé déposer un plat en argent (récupéré dans l’Office de Première Classe) sur le buffet du Restaurant à la Carte. Ce n’est qu’après qu’il retourna dans les Cuisines du Restaurant à la Carte où avait eu lieu le carnage alimentaire. Il en soupirait d’avance, car il lui faudrait un temps assez conséquent pour tout briquer. Bien plus que le temps nécessaire aux Titanicophiles pour prendre leur bain, en tout cas… Mais Denis avait eu une surprise. En revenant sur les lieux… il n’avait pu que s’esclaffer. Les lieux étaient impeccables. C’était comme si rien ne s’y était produit.
- Mais… comment…
Tout étincelait, tout était rangé, tout était impeccable. C’était à ne rien y comprendre… Denis entendit soudain du bruit derrière lui, et se retourna : c’était Sonia, ses cheveux encore humides et non-coiffés.
- Wowh, tu as… tout nettoyé ?! Denis, il ne fallait pas, on t’aurait aidé !
- Euh, je… ce n’est pas… Euh, bref, tu es très jolie, ainsi coiffée, Sonia.
- Mais… je ne suis pas coiffée ! Je ne suis pas jolie du tout !
- Eh bien moi, je trouve que si.
Il y eut un silence.
- Je vais sortir le gâteau. Peux-tu accueillir nos camarades et les placer à table ? Je crois qu’Elodie a décoré la table principale pendant qu’on préparait la pâte.
- Euh… Oui, bien sûr.
Sonia alla donc se poster près du buffet pour accueillir les Titanicophiles, tous propres comme un sou neuf. Des plaisanteries et des conversations joyeuses fusaient alors que Sonia les conduisait à la table d’honneur, spécialement décorée par Elodie : tous s’émerveillèrent en découvrant les guirlandes de fleurs et les serviettes pliées que la jeune Belge avait spécialement confectionnées. Une fois assis, ils acclamèrent Denis qui apportait le magnifique gâteau, surmonté de huit bougies. Denis prit place après avoir placé le plat en argent contenant le gâteau (et diverses autres pâtisseries récupérées dans la chambre-froide) au centre de la table. Mais à peine s’était-il assis qu’il fut à nouveau debout.
- Je pense qu’on peut arroser ça ! Souhaitez-vous du vin ?
La proposition fut acceptée à l’unanimité (sauf Antoine, qui se contenterait de jus de raisin). Sonia souhaita toutefois se dévouer.
- Reste assis, Denis, je vais le faire. Nicolas, tu sais où sont les bouteilles de vin ?
- Oui, Sonia. Tu as juste à prendre la porte à droite du buffet, ce sera tout de suite à droite.
- Merci !
La jeune femme se leva et se rendit à l’endroit indiqué. Le plafonnier du couloir n’était pas allumé, et il ne se passa rien quand elle appuya sur l’interrupteur. Toutefois, grâce à la riche lumière du Ritz, elle put localiser la porte de droite, l’ouvrit, et alluma la lumière. Ce n’était pas un espace consacré au stockage du vin, mais un petit bureau : celui de Luigi Gatti, qui gérait la concession du Restaurant à la Carte. Il y avait même un joli coffre-fort (où se trouvait les recettes (financières) du restaurant), dont on retrouverait un jour la porte sur l’épave. Il était évidemment fermé. Ce n’était toutefois pas ce que cherchait Sonia, et elle ressortit après avoir éteint. Elle avança alors un peu, et avisa une deuxième porte à droite. Elle entra, alluma, et sut qu’elle avait trouvé : il y avait plusieurs casiers à vin. Elle resta quelques instants à regarder les étiquettes des (très) grands crus, et sélectionna finalement un vin cultivé dans un domaine qu’elle connaissait de nom, puisqu’il était situé près de sa ville natale. Elle n’oublia pas de prendre un tire-bouchon posé sur une étagère. Elle sortit ensuite après avoir éteint, mais s’arrêta au milieu du petit couloir obscur, perplexe. La lumière était à nouveau allumée dans le bureau. Elle était pourtant sûre de l’avoir éteinte… Elle s’avança alors lentement, et ouvrit en grand la porte du bureau, qui n’était qu’entrouverte. Rien n’avait changé changé, sauf le coffre-fort… désormais grand-ouvert ! Surprise, Sonia posa les bouteilles sur le bureau, mit le tire-bouchon dans sa poche, et s’agenouilla devant l’imposant coffre métallique. Celui-ci était rempli de liasses de Dollars américains, de Livres britanniques, et de Francs français. Sonia, sans trop savoir pourquoi, les prit, puis reprit ses bouteilles sur le bureau (ainsi que plusieurs crayons), éteignit, et sortit. Dans le noir le plus complet, Sonia ayant refermé la porte, la lourde porte du coffre-fort se referma toute seule.
Le repas était exceptionnel. Le vin, fruité, était délicieux, et le gâteau préparé par Denis et ses sept commis de cuisine était tout bonnement succulent, de même que les pâtisseries disposées autour. De plus, Sonia venait d’avoir une riche idée (dans tous les sens du terme) : utiliser les billets pour que chacun s’écrive de petits mots gentils. Elle baptisa ce concept « Les Billets Doux des Titanicophiles », et il remporta tous les suffrages. Elodie s’étonna toutefois lorsqu’elle découvrit dans la liasse de Francs… une petite pièce de laiton qui n’avait rien à faire ici.
- Mais… C’est une pièce de 20 centimes d’Euros !
Tout le monde se tourna vers Nicolas, semblant attendre qu’il dise quelque chose.
- Euh… Alors ça, c’est anachronique. Ça fait deux fois dans la même journée, d’ailleurs…
Tout le monde éclata de rire. Mais Guillaume voulait des précisions.
- Comment ça ?
- Oh, je vous expliquerai plus tard.
Sonia, qui était en train de dédicacer un Franc-Delacroix à Denis, paraissait en tout cas très surprise, et ne put s’empêcher de faire un lien.
- Vingt centimes… Vincent… Cela me fait penser que, radin comme il est, s’il nous voyait traiter ainsi ces précieux billets, il ne serait sans doute pas très d’accord… voire en colère.
Comme pour confirmer ses propos, l’ampoule de la petite lampe de table à l’abat-jour fauve posée à côté du plat en argent éclata d’un bruit sec. Tout le monde sursauta. Antoine ne put s’empêcher d’utiliser son esprit cartésien.
- Eh bien, quelle coïncidence !
Tous approuvèrent plus ou moins, sauf Tiphaine. Le regard un peu sombre, elle commençait à se demander si c’en était vraiment une... Heureusement, l’ambiance qui venait légèrement de se retendre profita d’une découverte étrange d’Elodie, qui amena un peu d’hilarité : elle venait de remarquer dans la poche du pantalon d’Aurélie quelque chose qui n’aurait nullement dû se trouver là.
- Aurélie… C’est quoi ce truc pointu qui dépasse de ta poche, là, vers le bas ? Ça fait un trou.
Aurélie, étonnée, retira alors de la poche gauche (trouée) de son pantalon… un scalpel de chirurgien.
- Ben ça alors ! Qu’est-ce que ça fait dans ma poche ?
Nicolas proposa une hypothèse.
- Il a peut-être glissé dans ta poche pendant que tu fouillais le placard ?
- C’est possible…
Denis, toujours attentif à la santé des autres, fit un commentaire.
- Heureusement que tu ne t’es pas blessée avec, en tout cas. Pose-le sur la table, ça évitera un accident.
Elle s’exécuta. Tiphaine contemplait l’objet de métal avec curiosité.
- Tu voulais te lever pendant la nuit pour disséquer secrètement une grenouille, Aurélie ?
Sonia, qui s’apprêtait à reboire un peu de vin, posa son verre, semblant offensée.
- Oh, ne dis pas ça, Tiphaine ! C’est horrible, la dissection ! D’ailleurs, je m’étais fait aligner au collège car je refusais d’en faire…
Elodie acquiesça.
- Et tu n’es pas la seule.
Les Titanicophiles continuèrent à se dédicacer les billets jusqu’à une heure assez tardive de la soirée, mais ils passèrent ce qui fut probablement leur meilleure soirée à bord du Titanic. Tous commencèrent toutefois à sentir la fatigue poindre. Même Denis, pourtant fort endurant.
- Oh, il y a encore la vaisselle à faire… Et si on la faisait demain ?
Tiphaine acquiesça.
- Oui, Denis, il n’y a pas le feu au lac – ou plutôt l’iceberg au bateau. Et puis, si on faisait la vaisselle en étant trop fatigués, on risquerait de casser quelque chose. Je pense qu’on l’a déjà assez fait, n’est-ce pas, Nicolas ?
L’intéressé émit un léger grognement, qui fit rire les convives. Guillaume tapa dans ses mains.
- Dans ce cas, c’est officiel : nous filons au lit !
Et il se leva. Il en profita pour tendre sa main à Tiphaine pour l’aider à se lever : elle l’accepta et lui sourit. Tout le monde se dirigea vers la sortie. Nicolas avait pris soin de ne pas oublier son livre et son carnet. Rien de notable ne se produisit sur le chemin menant à leurs cabines, à part Antoine qui confondit la porte des toilettes avec celle d’une des lingeries : heureusement que son envie n’était pas pressante ! Une fois que tout le monde se fut dit bonne nuit, presque tous les Titanicophiles s’endormirent et s’embarquèrent vers le pays des rêves.
Presque. Mais outre les deux personnes non-concernées par un endormissement immédiat, tout le monde ne dormait pas à bord du Titanic, et ce pour la troisième fois consécutive. La désormais habituelle silhouette maigre et sombre remontait la coursive centrale bâbord de Première Classe depuis le Grand Escalier arrière. Ses yeux rouges luisaient dans l’obscurité. Et leur lueur était ce soir particulièrement malsaine. L’effrayante créature s’arrêta devant la C66, occupée par Elodie, et replia ses doigts ressemblant à des griffes pour taper avec douceur trois coups contre la porte. Elle avança ensuite de quelques pas et fit de même à la C64, en demeurant devant la porte. Celle-ci s’ouvrit sur Aurélie, le regard vide. Elodie sortit de sa chambre au même instant, le même regard au visage, et vint les rejoindre. Aucune des deux jeunes femmes ne paraissait effrayée. Un étrange et sinistre murmure sembla être émis par la silhouette sombre. Aurélie acquiesça, et retourna dans sa cabine dont elle ferma la porte. Quant à Elodie, elle suivit d’un pas raide le monstre, qui retournait vers le Grand Escalier Arrière.
Vendredi 12 décembre 2014, RMS Titanic, 18h00.
Tiphaine accueillit l’arrivée de Nicolas et Denis par un regard désapprobateur. Elle leva les yeux de son livre, marqua sa page, et posa l’ouvrage à côté du plateau à thé avant de croiser les bras.
- Eh bien, tu as trouvé Denis.
- Oui, il…
- Sinon, je peux savoir pourquoi tu t’es amusé à ranger mon livre dans la bibliothèque ? Je n’avais pas fini de le lire. C’est très impoli, tu sais ?
- Tiphaine, de quoi tu parles ?
- Oh, Nicolas, ne fais pas semblant de…
- Tiens, mais d’ailleurs, moi aussi j’ai une réclamation à faire ! Pourquoi quelqu’un a effacé tout ce qu’il y avait dans mon carnet ?! Denis ?!
Denis parut abasourdi, alors qu’il allait prendre place en face de Sonia, toujours plongée dans le livre de la Comtesse de Ségur.
- Mais je n’ai rien fait !
Tiphaine surenchérit.
- Tu divagues, Nicolas. Ton carnet n’est même pas vide, en plus.
- Comment ça ? Quoi ?
- Bah oui, tu as écrit une page de hiéroglyphes dedans.
- Je n’ai rien écrit de tel là-dedans !
- Ben regarde, puisque je suis une menteuse !
Nicolas, échaudé, s’exécuta… et dut se rendre à l’évidence. Il n’y avait non pas une, mais quatre pages de hiéroglyphes.
- Mais ! Je n’y comprends rien, moi ! À l’origine, j’y avais dessiné plein de croquis, ensuite, ils n’y étaient plus, et maintenant, quelqu’un écrit de l’égyptien ancien dedans !!
- Bah si c’est pas toi, c’est qui ? La momie du Colonel Astor ?
Les double-portes d’entrée avant, restées ouvertes, se refermèrent en claquant subitement. Tout le monde sursauta, au point que Sonia en lâcha son livre. Tiphaine demeura interdite quelques instants, puis ramassa lentement le livre de Sonia pour le lui rendre. Elle voulut ensuite poser la main sur son propre livre afin d’en achever la lecture et de penser à autre chose, mais ses mains ne rencontrèrent que du vide. Tournant les yeux vers la table où était posé le plateau à thé, elle constata que son livre n’était (à nouveau) plus là. Raide comme un piquet, elle se dirigea d’un pas quasi-militaire vers la bibliothèque, et en inspecta les étagères. Son livre s’y trouvait. Nicolas la rejoignit, apparemment inquiet.
- Euh, Tiphaine, ça va ?
- Ce n’est VRAIMENT pas drôle.
- Que… Mais qu’est-ce que j’ai encore fait ?! Tu m’énerves à la fin ! Guillaume n’est pas là, alors tu te rabats sur moi, c’est ça ?!
- Je ne pensais pas forcément à t… COMMENT ÇA, Guillaume n’est…
- Oh, mais ça suffit, oui !?
Exaspérée, Sonia avait refermé et posé son livre à côté d’elle.
- Depuis tout à l’heure, vous ne faites que vous engueuler ! Merde, à la fin ! Grandissez un peu, et arrêtez de pourrir l’ambiance !
- Mais, mon livre était à côté de…
- On s’en fiche de ton livre, Tiphaine ! Denis !!
Denis sursauta, se demandant ce qu’on allait lui reprocher.
- Euh, oui ?
- Trouve une activité de groupe susceptible de renforcer notre cohésion et redynamiser l’esprit de fraternité du groupe.
- Euh… On a qu’à aller faire un gâteau dans la Cuisine du Restaurant à la Carte, tous ensemble ?
- Excellente idée. Allons-y immédiatement.
Tiphaine, qui brûlait de faire redescendre Sonia de ses envies autoritaires, se retint à grande peine de le faire et fit remarquer l’absence des autres. Elle devait reconnaître que l’après-midi n’avait guère été joyeuse, et que c’était une bonne idée.
- D’accord, mais il manque Elodie, Aurélie, et Antoine.
Nicolas compléta.
- Et Guillaume. Bizarre que tu l’aies oublié.
Tiphaine le fusilla du regard. Denis quitta le Grand Salon par l’entrée avant, et revint quelques instants après avec Aurélie et Antoine : ils avaient lu dans le Salon de Lecture et de Correspondance, juste à côté, sans que rien ne vienne perturber leur tranquillité.
- Par contre, Elodie n’était pas avec vous : je croyais qu’elle lisait en votre compagnie. Où est-elle ?
Les double-portes à l’arrière s’ouvrirent au même instant sur Elodie.
- Oh, vous êtes là !
Denis, étonné par la simultanéité de son apparition, se tourna vers elle.
- Oui. Nous allions au Pont B. Où étais-tu et que faisais-tu ?
- Oh, des trucs. Rien de très transcendant. Tiens, je ne vois pas Guillaume ?
Tiphaine suggéra une idée.
- On a qu’à aller au Pont B maintenant : on le croisera peut-être en route.
Tout le monde acquiesça et se mit en mouvement. Nicolas s’apprêtait à sortir le dernier, lorsqu’il se souvint que les portes à l’avant du Grand Salon était restées ouvertes après que Denis soit allé chercher Aurélie et Antoine. Il fit demi-tour, et il était arrivé à mi-chemin quand les double-portes qu’il comptait fermer se refermèrent toutes seules en claquant, juste sous ses yeux. Nicolas, un brin mal à l’aise, repartit donc aussitôt. Mais il revient juste après pour prendre ‘’son’’ livre et son carnet, qu’il ne voulait plus laisser sans surveillance. Il avisa alors le canapé où s’était installée Sonia pour lire tout à l’heure : le livre qu’elle y avait posé ne s’y trouvait plus. En se retournant vers le meuble-bibliothèque, Nicolas constata que Les Malheurs de Sophie avaient retrouvé leur place sur les étagères. Il ne resta pas plus longtemps.
En se pressant un peu, Nicolas rattrapa ses amis titanicophiles, qui se trouvaient dans le Salon de Réception du Restaurant à la Carte, au Pont B. Ils commençaient à s’engager dans la coursive menant au Restaurant proprement dit : elle longeait le Café Parisien… où se trouvait Guillaume ! Celui-ci les aperçut, et les rejoignit alors dans le couloir. Tiphaine s’étonna.
- Mais qu’est-ce que tu as fait pendant tout ce temps ?
- Oh, je vous raconterai. J’ai un peu vadrouillé, et ensuite, je suis venu casser la croûte ici : il y avait de délicieux sorbets dans une chambre-froide !
- Ok. Je vois. Donc tu n’as fait que déambuler on ne sait où et te goinfrer.
- Je te trouve bien mauvaise langue, Tiphaine ! Tu as accordé ton violon avec ceux du groupe qui râlent tout le temps ?
Tiphaine fronça les sourcils. Elodie, elle, se fit réprobatrice.
- Dis-donc, l’ami Guillaume, tu vises quelqu’un ?!
- Mais non, je plaisantais. Vous alliez manger au Ritz ?
Sonia, qui menait la marche avec Denis, expliqua leur projet.
- On a songé à aller faire un gâteau dans les laboratoires du Ritz. Tous ensemble.
- Oh ! Je peux venir ? J’ai un peu faim !
Antoine pouffa de rire.
- Tu as encore faim ?! Après le repas de ce midi et tes sorbets ? Mais où mets-tu tout ça ?
Sur cette remarque amusée, les Titanicophiles entrèrent dans le luxueux Restaurant à la Carte. L’ambiance était incontestablement plus chic et plus intimiste que la grande Salle à Manger de Première Classe (boiseries de sycomore, tapis d’Axminster, dorures sur les murs et colonnes sans oublier le plafond, grands lustres ornementés…). Ils longèrent le buffet massif, et pénétrèrent alors dans le saint des saints : les Cuisines du Restaurant à la Carte. Ils allumèrent la lumière. Tout était ultra-moderne (pour l’époque, évidemment) et optimisé. Denis avait des étoiles dans les yeux. Mais celui-ci reprit vite contenance, et distribua des tabliers à ses acolytes. Il répartit ensuite les tâches.
- Elodie, tu prépares la vaisselle. Guillaume, amène des casseroles. Tiphaine, allume donc ce four. Aurélie, je voudrais que tu m’apportes les fruits de cette chambre-froide. Antoine, il me faudrait du lait, du beurre, et des œufs. Nicolas, peux-tu m’amener un grand saladier ? Et Sonia, je souhaite que tu me disposes ce sac de farine sur le plan de travail.
Tout le monde s’exécuta, pendant que Denis réfléchissait à quelle recette il allait pouvoir concocter. Devinant l’objet de ses pensées, Guillaume le taquina.
- Pas de gâteau Waldorf, Denis !
- Guillaume, tu n’es qu’un rouspéteur. Mais c’est d’accord.
Denis remarqua soudain que Sonia portait son sac de farine à l’envers : il allait s’ouvrir et répandre de la farine partout.
- Non, Sonia, fais attention, c’est à l’envers ! Tu vas faire comme Vincent !
Sonia s’arrêta, posa le sac sur le plan de travail, et le regarda d’un drôle d’air. Comme tous les autres, qui s’étaient figés dans leurs positions. Denis lui-même était troublé par ce qu’il venait dire.
- Qu’est-ce que tu veux dire, Denis ?...
- Je… je… C’est bizarre, je ne comprends pas, j’ai l’impression d’avoir déjà vécu cette scène, mais avec Vincent…
Sonia s’approcha doucement de lui, et prit sa main.
- Mais, Denis… Tu n’es jamais venu ici au cours de la traversée… Et encore moins avec Vincent.
Elle lui parlait comme s’il était un déficient placé dans une clinique spécialisée. Ce qui l’agaça passablement.
- Je le sais bien, Sonia ! Mais je n’arrive pas à me défaire de cet étrange… souvenir.
Il lui fit lâcher sa main. Antoine s’approcha.
- C’est normal, Denis. Parfois, notre cerveau a des sortes de… bugs… qui classent comme souvenir…
- Je sais, Antoine, je sais ! Mais ce n’est pas comme d’habitude. Et je ne vois pas ce que Vincent serait venu faire dans ce souvenir : je ne l’ai même pas rencontré une seule fois depuis qu'on se connait. C'était prévu pour décembre...
- Tu penses à lui, tout simplement. Il nous manque tous depuis qu’il est parti.
Les lampes grésillèrent et s’éteignirent pendant une brève seconde. Dans l’intervalle entre leur extinction et leur rallumage, Tiphaine sentit Guillaume, derrière elle, poser brièvement sa main sur son épaule. Une fois les lampes rallumées, elle se tourna vers lui.
- Quoi ?
Il ne la regardait pas. Il se tourna donc vers elle, surpris.
- Quoi, quoi ?
- Ben, tu as quelque chose à me dire ?
- Pas mal de choses, oui, mais pourquoi tu me demandes ça ?
- Ben… parce que tu m’as touché l’épaule. C’est un signe commode, quand on veut signaler à quelqu’un qu’on veut lui parler.
- Euh… Je suis d’accord, sauf que je ne t’ai pas touché l’épaule.
- Guillaume, je n’ai pas rêvé…
- Tiphaine, je suis encore maître de mes mouvements…
Elle lui jeta un regard soupçonneux, puis regarda à nouveau l’assistance. Personne n’avait fait attention à leur discussion, car Nicolas faisait une réflexion de Techie.
- Hum, ça fait quand même deux fois aujourd’hui. Est-ce que la puissance des chaudières diminuerait, provoquant des micro-coupures de courant ? On ne peut même pas vérifier…
Mais Aurélie apporta un démenti.
- Je ne pense pas que ce soit généralisé. On a pu voir par les hublots des portes donnant accès au Restaurant à la Carte que les lumières ne s’y sont pas éteintes.
Sonia les rappela à leurs bas instincts alimentaires.
- Bon, on le fait, ce gâteau ?
La petite assemblée se remit au travail… et la collaboration fut fructueuse. Du chocolat fut fondu dans une casserole, mais également réduit en poudre. Les œufs, le beurre et le lait furent mélangés avec de la levure et du sucre dans un saladier avec de la crème fraîche. Le chocolat en poudre y fut ajouté à un moment avec un peu de chocolat fondu. La pâte ainsi obtenue avait été placée dans un énorme moule pour aller au four. Denis commenta l’appareil.
- Alors ça, c’était le niveau absolu de technologie en matière de fours. Ceux du Restaurant à la Carte du Titanic étaient connus pour être extrêmement rapides : ils pouvaient cuire en cinq minutes ce qu’il fallait parfois cuire pendant cinq heures dans un four classique ! Même nos fours de 2016…
Elodie l’interrompit.
- Comment ça 2016 ? On est en 2015.
Aurélie la reprit.
- Chatonne, on est plutôt en 2014…
Nicolas corrigea à son tour.
- À vrai dire, on est plutôt… en 1912. Mais continue, Denis.
- Merci Nicolas. Donc, nos fours de 2014 : eux-mêmes ne peuvent pas atteindre ce niveau de performance, car ils consommeraient bien trop d’énergie.
Antoine fronça les sourcils.
- Donc, pour résumer, les fours du Ritz étaient quasi-magiques et vont nous permettre de manger ce gâteau tout de suite au lieu d’attendre des heures ?
- C’est exact.
- Eh bien, si on était dans une histoire, on appellerait ça un raccourci scénaristique. Et on pourrait traiter l’auteur de fainéant.
Sonia pouffa de rire.
- Mais nous ne sommes pas dans une histoire, Antoine, seulement dans un univers parallèle ! Peut-être qu’en réalité, nous sommes encore tous sur le Charron, bourrés comme des coings, en train d’halluciner après avoir pris de la drogue !
Tout le monde éclata de rire.
Après cette tranche de franche rigolade, Denis ôta le gâteau (déjà cuit parfaitement, donc), et le recouvrit du restant de chocolat fondu, avant d’y ajouter un liseré de crème chantilly et des cerises. C’était très joli. Le chef-pâtissier mit ensuite son œuvre-d’art dans une des chambres-froides. Pendant ce temps, les autres rangeaient. Tiphaine, toutefois, s’interrogeait sur un détail et elle questionna Denis lorsque celui-ci revint de la chambre-froide.
- Denis, pourquoi tu as prévu de la farine ?
- Je pensais en avoir besoin… Mais finalement, non. Tiens, Guillaume, je te vois les bras ballants : qu’est-ce que tu as fait de ton après-midi, finalement ?
- Oh, j’ai visité un peu la Deuxième Classe plus en détail. D’ailleurs, j’en ai profité pour aller voir les instruments, vu que l’orchestre y habitait…
Tiphaine se tétanisa.
- … En effet, je me suis dit que vu qu’on profitait de notre présence ici pour sauver des objets ayant une certaine valeur historico-titanicophile, il serait judicieux de ‘’sauver’’ le violon d’Hartley et de le mettre dans le sac de Tiphaine…
Tiphaine cherchait de toute la force de ses méninges un moyen de faire diversion.
- Sauf que quand je suis arrivé dans leur cabi… MAIS TIPHAINE, FAIS ATTENTION !
Tiphaine n’avait rien trouvé de mieux à faire que de faire (accidentellement (évidemment)) tomber le gros sac de farine à ses pieds : celui-ci s’était ouvert et l’avait recouvert de poudre blanche. On aurait dit qu’il avait vieilli de 40 ans.
- Oh, Guillaume, je suis tellement désolée !...
- Tu l’as fait exprès !!
- Quoi ?! Mais non voyons, pourquoi aurais-je…
- C’est ça, ouais !! J’allais donc dire que dans la cabine, il y avait… TIPHAINE BON SANG DE BONSOIR !!!!
Tiphaine venait (à nouveau accidentellement (bien évidemment)) de donner un coup de pied dans le sac de farine, recouvrant encore plus Guillaume de farine. Tout le monde s’était mis à rire, sauf Denis, qui hésitait entre consternation et amusement. Et sauf Guillaume, qui avait pris un air belliqueux.
- Ah bon, ça vous fait rire ?! Ben tenez !
Et le juriste ne trouva rien de mieux à faire… que d’utiliser sa force herculéenne pour vider le tiers du sac de farine sur la tête de Tiphaine. Et ce fut alors un charivari indescriptible. Denis partit se réfugier en courant dans la chambre-froide pendant que l’impeccable et ordonnée Cuisine du Restaurant à la Carte se transformait en champ de bataille alimentaire : on se lançait de la farine, des œufs, du beurre, et même du chocolat fondu. Les fruits volaient en tous sens, et lorsque les combattants venaient à manquer de munitions, les chatouilles devenaient des armes redoutables. Nicolas n’était pas très emballé à la base, mais changea d’avis quand il reçut ce qu’il restait du saladier de pâte à gâteau dans les cheveux. Antoine, lui, apprécia beaucoup la bataille jusqu’à ce qu’il se retrouve les quatre fers en l’air : Denis, toujours caché dans sa chambre-froide, n’avait pas pu s’empêcher de lui envoyer un pamplemousse. Le fruit, volumineux, fit donc tomber le chevelu lorsqu’il recula et marcha dessus : Denis ne put s’empêcher de ricaner. Finalement, faute d’aliments encore lançables et de souffle restant, on prononça l’arrêt des hostilités. Denis sortit de son abri, et regarda l’étendue du carnage : on aurait dit qu’ils avaient essayé de faire un gâteau géant avec la cuisine comme seul récipient.
- Eh bien, mes amis, quelle pagaille. Je ne vais pas vous réprimander car, même s’il est très mal de jouer avec la nourriture, elle aurait fini au fond de l’océan. Nous aurons, au moins, retrouvé notre bonne humeur. Par contre, allez-vous laver. Nicolas sera forcé de vous laisser utiliser les baignoires, cette fois-ci : il saura bien où sont les plus proches.
- Grmmmbl. C’est d’accord. Mais ne cassez pas ENCORE les robinets !
Sonia essayait d’ôter la pâte pleine de grumeaux qui s’étaient formée sur ses cheveux.
- Et toi, Denis ?
- Moi, je vais essayer de nettoyer un peu vos bêtises pendant que le gâteau refroidit.
- Euh. Personne n’a vu mes lunettes ?
Après une recherche quasi-policière dans les décombres alimentaires jonchant le sol et les meubles, on (Aurélie) retrouva les lunettes d’Elodie, qui s’étaient retrouvées on ne sait comment sur un ananas (à qui elles allaient fort bien au demeurant). Tout le monde se dirigea alors vers la sortie, Tiphaine et Guillaume fermant la marche. Celle-ci glissa subitement, et ne put que se rattraper à Guillaume. Qui, lui, ne parvint à se rattraper nulle part : ils chutèrent donc tous les deux. Guillaume se retrouva sur le dos, tandis que Tiphaine était à plat-ventre sur lui. La situation, peu orthodoxe, les firent rougir légèrement tous les deux. Heureusement que la présence de diverses substances alimentaires sur eux deux aidait grandement à dédramatiser la situation. Tiphaine commença donc à se redresser en souriant, non sans au passage glisser quelques mots à l’oreille de Guillaume.
- Merci de nous avoir permis de rire autant…
Elle en profita pour lui déposer un très furtif baiser sur la joue : était-ce pour la délicieuse pâte vanillée s’étendant sur la joue droite de Guillaume, ou était-ce simplement pour Guillaume tout-court ? Nul ne le saurait jamais. Les deux amis se redressèrent, et suivirent les cinq autres Titanicophiles transformés en gâteaux sur pattes qui se rendaient aux salles de bains les plus proches. Ils tachèrent au passage de ne pas trop dégueulasser la moquette raffinée du Restaurant à la Carte, ni les tapis ornant le sol du Grand Escalier Arrière.
Vendredi 12 décembre 2014, RMS Titanic, 21h30.
Pendant que les Titanicophiles procédaient à leurs ablutions sans perturbation aucune, Denis était allé déposer un plat en argent (récupéré dans l’Office de Première Classe) sur le buffet du Restaurant à la Carte. Ce n’est qu’après qu’il retourna dans les Cuisines du Restaurant à la Carte où avait eu lieu le carnage alimentaire. Il en soupirait d’avance, car il lui faudrait un temps assez conséquent pour tout briquer. Bien plus que le temps nécessaire aux Titanicophiles pour prendre leur bain, en tout cas… Mais Denis avait eu une surprise. En revenant sur les lieux… il n’avait pu que s’esclaffer. Les lieux étaient impeccables. C’était comme si rien ne s’y était produit.
- Mais… comment…
Tout étincelait, tout était rangé, tout était impeccable. C’était à ne rien y comprendre… Denis entendit soudain du bruit derrière lui, et se retourna : c’était Sonia, ses cheveux encore humides et non-coiffés.
- Wowh, tu as… tout nettoyé ?! Denis, il ne fallait pas, on t’aurait aidé !
- Euh, je… ce n’est pas… Euh, bref, tu es très jolie, ainsi coiffée, Sonia.
- Mais… je ne suis pas coiffée ! Je ne suis pas jolie du tout !
- Eh bien moi, je trouve que si.
Il y eut un silence.
- Je vais sortir le gâteau. Peux-tu accueillir nos camarades et les placer à table ? Je crois qu’Elodie a décoré la table principale pendant qu’on préparait la pâte.
- Euh… Oui, bien sûr.
Sonia alla donc se poster près du buffet pour accueillir les Titanicophiles, tous propres comme un sou neuf. Des plaisanteries et des conversations joyeuses fusaient alors que Sonia les conduisait à la table d’honneur, spécialement décorée par Elodie : tous s’émerveillèrent en découvrant les guirlandes de fleurs et les serviettes pliées que la jeune Belge avait spécialement confectionnées. Une fois assis, ils acclamèrent Denis qui apportait le magnifique gâteau, surmonté de huit bougies. Denis prit place après avoir placé le plat en argent contenant le gâteau (et diverses autres pâtisseries récupérées dans la chambre-froide) au centre de la table. Mais à peine s’était-il assis qu’il fut à nouveau debout.
- Je pense qu’on peut arroser ça ! Souhaitez-vous du vin ?
La proposition fut acceptée à l’unanimité (sauf Antoine, qui se contenterait de jus de raisin). Sonia souhaita toutefois se dévouer.
- Reste assis, Denis, je vais le faire. Nicolas, tu sais où sont les bouteilles de vin ?
- Oui, Sonia. Tu as juste à prendre la porte à droite du buffet, ce sera tout de suite à droite.
- Merci !
La jeune femme se leva et se rendit à l’endroit indiqué. Le plafonnier du couloir n’était pas allumé, et il ne se passa rien quand elle appuya sur l’interrupteur. Toutefois, grâce à la riche lumière du Ritz, elle put localiser la porte de droite, l’ouvrit, et alluma la lumière. Ce n’était pas un espace consacré au stockage du vin, mais un petit bureau : celui de Luigi Gatti, qui gérait la concession du Restaurant à la Carte. Il y avait même un joli coffre-fort (où se trouvait les recettes (financières) du restaurant), dont on retrouverait un jour la porte sur l’épave. Il était évidemment fermé. Ce n’était toutefois pas ce que cherchait Sonia, et elle ressortit après avoir éteint. Elle avança alors un peu, et avisa une deuxième porte à droite. Elle entra, alluma, et sut qu’elle avait trouvé : il y avait plusieurs casiers à vin. Elle resta quelques instants à regarder les étiquettes des (très) grands crus, et sélectionna finalement un vin cultivé dans un domaine qu’elle connaissait de nom, puisqu’il était situé près de sa ville natale. Elle n’oublia pas de prendre un tire-bouchon posé sur une étagère. Elle sortit ensuite après avoir éteint, mais s’arrêta au milieu du petit couloir obscur, perplexe. La lumière était à nouveau allumée dans le bureau. Elle était pourtant sûre de l’avoir éteinte… Elle s’avança alors lentement, et ouvrit en grand la porte du bureau, qui n’était qu’entrouverte. Rien n’avait changé changé, sauf le coffre-fort… désormais grand-ouvert ! Surprise, Sonia posa les bouteilles sur le bureau, mit le tire-bouchon dans sa poche, et s’agenouilla devant l’imposant coffre métallique. Celui-ci était rempli de liasses de Dollars américains, de Livres britanniques, et de Francs français. Sonia, sans trop savoir pourquoi, les prit, puis reprit ses bouteilles sur le bureau (ainsi que plusieurs crayons), éteignit, et sortit. Dans le noir le plus complet, Sonia ayant refermé la porte, la lourde porte du coffre-fort se referma toute seule.
Le repas était exceptionnel. Le vin, fruité, était délicieux, et le gâteau préparé par Denis et ses sept commis de cuisine était tout bonnement succulent, de même que les pâtisseries disposées autour. De plus, Sonia venait d’avoir une riche idée (dans tous les sens du terme) : utiliser les billets pour que chacun s’écrive de petits mots gentils. Elle baptisa ce concept « Les Billets Doux des Titanicophiles », et il remporta tous les suffrages. Elodie s’étonna toutefois lorsqu’elle découvrit dans la liasse de Francs… une petite pièce de laiton qui n’avait rien à faire ici.
- Mais… C’est une pièce de 20 centimes d’Euros !
Tout le monde se tourna vers Nicolas, semblant attendre qu’il dise quelque chose.
- Euh… Alors ça, c’est anachronique. Ça fait deux fois dans la même journée, d’ailleurs…
Tout le monde éclata de rire. Mais Guillaume voulait des précisions.
- Comment ça ?
- Oh, je vous expliquerai plus tard.
Sonia, qui était en train de dédicacer un Franc-Delacroix à Denis, paraissait en tout cas très surprise, et ne put s’empêcher de faire un lien.
- Vingt centimes… Vincent… Cela me fait penser que, radin comme il est, s’il nous voyait traiter ainsi ces précieux billets, il ne serait sans doute pas très d’accord… voire en colère.
Comme pour confirmer ses propos, l’ampoule de la petite lampe de table à l’abat-jour fauve posée à côté du plat en argent éclata d’un bruit sec. Tout le monde sursauta. Antoine ne put s’empêcher d’utiliser son esprit cartésien.
- Eh bien, quelle coïncidence !
Tous approuvèrent plus ou moins, sauf Tiphaine. Le regard un peu sombre, elle commençait à se demander si c’en était vraiment une... Heureusement, l’ambiance qui venait légèrement de se retendre profita d’une découverte étrange d’Elodie, qui amena un peu d’hilarité : elle venait de remarquer dans la poche du pantalon d’Aurélie quelque chose qui n’aurait nullement dû se trouver là.
- Aurélie… C’est quoi ce truc pointu qui dépasse de ta poche, là, vers le bas ? Ça fait un trou.
Aurélie, étonnée, retira alors de la poche gauche (trouée) de son pantalon… un scalpel de chirurgien.
- Ben ça alors ! Qu’est-ce que ça fait dans ma poche ?
Nicolas proposa une hypothèse.
- Il a peut-être glissé dans ta poche pendant que tu fouillais le placard ?
- C’est possible…
Denis, toujours attentif à la santé des autres, fit un commentaire.
- Heureusement que tu ne t’es pas blessée avec, en tout cas. Pose-le sur la table, ça évitera un accident.
Elle s’exécuta. Tiphaine contemplait l’objet de métal avec curiosité.
- Tu voulais te lever pendant la nuit pour disséquer secrètement une grenouille, Aurélie ?
Sonia, qui s’apprêtait à reboire un peu de vin, posa son verre, semblant offensée.
- Oh, ne dis pas ça, Tiphaine ! C’est horrible, la dissection ! D’ailleurs, je m’étais fait aligner au collège car je refusais d’en faire…
Elodie acquiesça.
- Et tu n’es pas la seule.
Les Titanicophiles continuèrent à se dédicacer les billets jusqu’à une heure assez tardive de la soirée, mais ils passèrent ce qui fut probablement leur meilleure soirée à bord du Titanic. Tous commencèrent toutefois à sentir la fatigue poindre. Même Denis, pourtant fort endurant.
- Oh, il y a encore la vaisselle à faire… Et si on la faisait demain ?
Tiphaine acquiesça.
- Oui, Denis, il n’y a pas le feu au lac – ou plutôt l’iceberg au bateau. Et puis, si on faisait la vaisselle en étant trop fatigués, on risquerait de casser quelque chose. Je pense qu’on l’a déjà assez fait, n’est-ce pas, Nicolas ?
L’intéressé émit un léger grognement, qui fit rire les convives. Guillaume tapa dans ses mains.
- Dans ce cas, c’est officiel : nous filons au lit !
Et il se leva. Il en profita pour tendre sa main à Tiphaine pour l’aider à se lever : elle l’accepta et lui sourit. Tout le monde se dirigea vers la sortie. Nicolas avait pris soin de ne pas oublier son livre et son carnet. Rien de notable ne se produisit sur le chemin menant à leurs cabines, à part Antoine qui confondit la porte des toilettes avec celle d’une des lingeries : heureusement que son envie n’était pas pressante ! Une fois que tout le monde se fut dit bonne nuit, presque tous les Titanicophiles s’endormirent et s’embarquèrent vers le pays des rêves.
Presque. Mais outre les deux personnes non-concernées par un endormissement immédiat, tout le monde ne dormait pas à bord du Titanic, et ce pour la troisième fois consécutive. La désormais habituelle silhouette maigre et sombre remontait la coursive centrale bâbord de Première Classe depuis le Grand Escalier arrière. Ses yeux rouges luisaient dans l’obscurité. Et leur lueur était ce soir particulièrement malsaine. L’effrayante créature s’arrêta devant la C66, occupée par Elodie, et replia ses doigts ressemblant à des griffes pour taper avec douceur trois coups contre la porte. Elle avança ensuite de quelques pas et fit de même à la C64, en demeurant devant la porte. Celle-ci s’ouvrit sur Aurélie, le regard vide. Elodie sortit de sa chambre au même instant, le même regard au visage, et vint les rejoindre. Aucune des deux jeunes femmes ne paraissait effrayée. Un étrange et sinistre murmure sembla être émis par la silhouette sombre. Aurélie acquiesça, et retourna dans sa cabine dont elle ferma la porte. Quant à Elodie, elle suivit d’un pas raide le monstre, qui retournait vers le Grand Escalier Arrière.
Dernière édition par Canard-jaune le Mar 15 Nov 2016 - 15:11, édité 1 fois
Canard-jaune-
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Re: [Nouvelle d'Halloween] Les Limbes de Kali
Excellent ! Comme toujours. J'ai vraiment plaisir à lire tes histoires. Merci pour cette suite.
Tiphaine-
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Re: [Nouvelle d'Halloween] Les Limbes de Kali
Avec un peu beaucoup de retard, voilà mon avis : J'ai une fois de plus adoré cette suite, j'ai comme l'impression que tu m'en veux mon cher ami! Je note aussi que je vais m'éloigner des mouettes à présent je ne commenterais pas le passage où c'est encore pour ma pomme, non non
Vivement la suite
Vivement la suite
Re: [Nouvelle d'Halloween] Les Limbes de Kali
Magnifique nouvelle! Merci Vincent, et vivement les prochains épisodes!
ElbaAndrews-
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Re: [Nouvelle d'Halloween] Les Limbes de Kali
Aaaaaah! MonDieu! J’ai tellement honte! j’ai complètement abandonné le forum et cette nouvelle pendant des mois, je n’ai aucune excuse!
Bref, presque avec un an de retard, j’ai enfin lu ce nouveau chapitre et je suis navrée de voir que la suite (et fin?) n’a pas été publiée.
Peut-on l’espérer pour cet Halloween?
Je me suis vraiment attachée à cette histoire et ces personnages tirés de personnes réelles et malgré les mois écoulés entre mes 2 lectures, j’ai repris très vite le fil, preuve de la qualité du récit.
Et j’ai aimé « apparaître » brièvement dans ce récit à travers le passage: « - Mais nous ne sommes pas dans une histoire, Antoine, seulement dans un univers parallèle ! Peut-être qu’en réalité, nous sommes encore tous sur le Charron, bourrés comme des coings, en train d’halluciner après avoir pris de la drogue !
Tout le monde éclata de rire. "
Ma glorieuse contribution à ce récit!
Bref, presque avec un an de retard, j’ai enfin lu ce nouveau chapitre et je suis navrée de voir que la suite (et fin?) n’a pas été publiée.
Peut-on l’espérer pour cet Halloween?
Je me suis vraiment attachée à cette histoire et ces personnages tirés de personnes réelles et malgré les mois écoulés entre mes 2 lectures, j’ai repris très vite le fil, preuve de la qualité du récit.
Et j’ai aimé « apparaître » brièvement dans ce récit à travers le passage: « - Mais nous ne sommes pas dans une histoire, Antoine, seulement dans un univers parallèle ! Peut-être qu’en réalité, nous sommes encore tous sur le Charron, bourrés comme des coings, en train d’halluciner après avoir pris de la drogue !
Tout le monde éclata de rire. "
Ma glorieuse contribution à ce récit!
Dernière édition par Miss_Millie le Dim 17 Sep 2017 - 18:59, édité 1 fois
Miss_Millie-
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Re: [Nouvelle d'Halloween] Les Limbes de Kali
On espère tous la suite, c'est presque comme attendre la sortie d'un nouvel Harry Potter
Re: [Nouvelle d'Halloween] Les Limbes de Kali
Si vous saviez comme je suis désolé... Quand j'ai commencé à écrire cette histoire, c'était sur un coup de tête, parce que j'étais d'humeur un peu sombre. Je ne pensais pas qu'elle se révélerait si longue. Que je me laisserais à ce point emporter par mon imagination (130 pages à mi-récit alors que j'en avais prévu 50 pour la totalité). Mais je ne me doutais pas que ma vie allait évoluer drastiquement l'année suivante, et plus encore l'année d'après. Et je ne me doutais pas non plus que j'allais autant vous faire poireauter... Un siècle semble s'être écoulé depuis la publication du dernier chapitre, en novembre 2016. Et un millénaire depuis la publication du prologue, en octobre 2015. Il s'est tellement passé de trucs depuis...
Il est d'ailleurs sans doute stupide de m'acharner à vouloir achever cette oeuvre. Votre intérêt s'est envolé. Mes idées se sont diluées. Mon style a changé. Et la majeure partie des protagonistes n'en lira sans doute jamais la fin. Si tant elle en ait lu le début... Mais je déteste cette idée d'avoir laissé en plan un récit inachevé. Et je n'ai guère d'excuse : si malgré mes études et mon boulot, je trouve le temps de jouer à des jeux ou flâner sur les réseaux sociaux, alors je devrais pouvoir en trouver pour écrire. Je dois en finir avec cette putain de procrastination, et enfin me concentrer sur ce qui compte vraiment (aka vous, mes lecteurs mais aussi et surtout ami(e)s).
J'ai déserté le forum car je me suis fait la promesse (idiote) de ne revenir que quand cette nouvelle (enfin, ce roman) serait terminé. L'attente n'a que trop duré, et je compte bien faire en sorte que 2018 soit concurremment l'année de la publication de la fin de cette histoire, et l'année de mon retour officiel parmi vous. Car vous me manquez. Même si je sais que des choses ont irrémédiablement changé depuis mon "départ".
Voici un nouveau chapitre (en tout cas, une moitié : l'autre devrait arriver quelques heures plus tard... ou quelques jours si le sommeil est plus fort que moi (j'ai maintenant un emploi, je reprends dès le 02 janvier, et c'est ultra-chronophage et épuisant) car ce sommeil et moi avons à présent une relation assez conflictuelle et délicate). C'est sans doute un peu bête de ne poster qu'une moitié, mais je voulais absolument avoir posté quelque chose en 2017. Comme pour ne pas briser la "chaîne"...
C'est un chapitre qui est... oh, disons-le, glauque à souhait. Désolé de vous faire subir tout ça.
Et comme d'habitude, je dois charcuter ce chapitre en X parties à cause de la limite de caractères : youpi.
Bises,
Canard.
Il est d'ailleurs sans doute stupide de m'acharner à vouloir achever cette oeuvre. Votre intérêt s'est envolé. Mes idées se sont diluées. Mon style a changé. Et la majeure partie des protagonistes n'en lira sans doute jamais la fin. Si tant elle en ait lu le début... Mais je déteste cette idée d'avoir laissé en plan un récit inachevé. Et je n'ai guère d'excuse : si malgré mes études et mon boulot, je trouve le temps de jouer à des jeux ou flâner sur les réseaux sociaux, alors je devrais pouvoir en trouver pour écrire. Je dois en finir avec cette putain de procrastination, et enfin me concentrer sur ce qui compte vraiment (aka vous, mes lecteurs mais aussi et surtout ami(e)s).
J'ai déserté le forum car je me suis fait la promesse (idiote) de ne revenir que quand cette nouvelle (enfin, ce roman) serait terminé. L'attente n'a que trop duré, et je compte bien faire en sorte que 2018 soit concurremment l'année de la publication de la fin de cette histoire, et l'année de mon retour officiel parmi vous. Car vous me manquez. Même si je sais que des choses ont irrémédiablement changé depuis mon "départ".
Voici un nouveau chapitre (en tout cas, une moitié : l'autre devrait arriver quelques heures plus tard... ou quelques jours si le sommeil est plus fort que moi (j'ai maintenant un emploi, je reprends dès le 02 janvier, et c'est ultra-chronophage et épuisant) car ce sommeil et moi avons à présent une relation assez conflictuelle et délicate). C'est sans doute un peu bête de ne poster qu'une moitié, mais je voulais absolument avoir posté quelque chose en 2017. Comme pour ne pas briser la "chaîne"...
C'est un chapitre qui est... oh, disons-le, glauque à souhait. Désolé de vous faire subir tout ça.
Et comme d'habitude, je dois charcuter ce chapitre en X parties à cause de la limite de caractères : youpi.
Bises,
Canard.
Chapitre 6 - Premier(s) Sang(s)
Samedi 13 décembre 2014, RMS Titanic, 05h00.
Une forte secousse emplit le navire. Celui-ci se mit à tanguer violemment de bâbord à tribord, alors qu’un effroyable grincement de métal se faisait entendre. Et malgré son sommeil lourd, Antoine se réveilla en sursaut.
- Que se passe-t-il ?!
Rien ni personne ne répondit, sinon de nouveaux grincements. Aurélie ne se trouvait plus à ses côtés. Inquiet, le chevelu quitta son lit, enfila le caleçon qui trônait anarchiquement sur le meuble de toilette, avant de sortir pieds nus dans la coursive. Bien évidemment, Nicolas ne s’était toujours pas donné la peine d’allumer ces fichues lumières. Heureusement, l’aube semblait se lever, et on y voyait donc un minimum. Et ce que l’on voyait n’était guère rassurant : les portes des cabines de ses camarades titanicophiles étaient toutes entrouvertes, et on n’y entendait pas âme qui vive. Antoine vérifia rapidement si elles étaient vides : c’était bien le cas. Pourquoi diable tout le monde avait déguerpi, et quel était ce bruit affreux de métal tordu ?! Soudain, Antoine eut l’impression d’être dans un ascenseur en pleine descente. C’était comme si le navire s’était brusquement enfoncé de plusieurs mètres. Il entendit à droite et à gauche plusieurs bruits de verre brisé, puis un grincement encore plus sinistre que tous ceux survenus auparavant. Il y eut ensuite le bruit caractéristique d’un piano s’écrasant au sol. Antoine se précipita dans le hall du Grand Escalier, puis descendit au Salon de Réception par la volée de marches gauche. C’était là d’où était venu le bruit de piano. Et force était de le constater : l’un des pieds de l’infortuné instrument s’était rompu, précipitant le meuble au sol. Son couvercle s’était fendu, et ses touches d’ivoire répandues sur la moquette. Il regarda l’instrument avec peine, songeant que Nicolas ferait une syncope lorsqu’il verrait ça. Avant de l’étrangler car il le rendrait responsable, d’une manière ou d’une autre.
- Antoiiine…
Il se figea. Une voix désincarnée horriblement flippante l’appelait. Cela semblait venir de la Salle à Manger.
- Antoiiine, viiiens…
Une nouvelle embardée se fit sentir, alors que d’autres bruits de verre brisé étaient audibles. Mais Antoine n’avait aucune envie de venir. Il devait plutôt retrouver ses amis. Mais… En se décalant légèrement vers la gauche, il venait de remarquer que ses camarades semblaient être… attablés à leur place habituelle. Bizarrement, ils ne paraissent s’être rendu compte de rien. Antoine courut donc les rejoindre, remarquant que de nombreuses pièces de vaisselle étaient tombées de leurs tables. Il posa la main sur l’épaule d’Aurélie, et la fit pivoter légèrement vers lui. Son cri d’horreur resta dans la gorge. Aurélie n’avait plus d’yeux. Seulement des orbites vides et ensanglantés. Aurélie avait un énorme trou dans le ventre, ne laissant apparaître qu’une cavité béante et quelques morceaux de côtes brisées. Les autres se trouvaient dans le même état. Antoine recula en zigzaguant, et se retint à grande peine de vomir. Il y eut alors une nouvelle embardée… avant que plusieurs des vitraux bâbord et tribord n’explosent. D’immondes tentacules jaillirent des hublots défoncés qu’ils dissimulaient normalement, et foncèrent vers lui en renversant des tables. Antoine prit la fuite en direction du Grand Escalier, évitant in extremis un tentacule monstrueux qui défonça un pilier en voulant l’attraper. Comme si la situation n’était pas déjà assez critique, de l’eau se mit à rentrer à grands flots par les ouvertures béantes creusées par les tentacules au travers des hublots de la coque et des vitraux des boiseries. Le Pont D se trouvait donc sous l’eau, expliquant l’étrange impression qu’avait eue Antoine de se trouver dans un ascenseur. Mais bon, cela n’avait plus d’importance, présentement, étant donné qu’il risquait assez peu de se noyer si le monstre mettait la main – enfin, le tentacule – sur lui avant. Antoine avait distancé les tentacules qui ravageaient la luxueuse Salle à Manger dans un concert de bois brisé et de verre cassé. Il courait toujours vers le Grand Escalier, et avait presque dépassé les restes du piano quand le vitrail situé à côté de ce dernier explosa dans une myriade de tessons colorés. Il n’eut aucune chance de l’éviter. L’énorme tentacule, bien plus massif que ceux qu’il avait laissé derrière, et doté d’une sorte de ‘’bouche’’ garnie de dents effrayantes, vint le frapper dans l’abdomen… qu’il traversa comme du beurre. Antoine tomba à genoux, avec l’horrible impression qu’il n’avait plus d’entrailles. Ce qui n’était d’ailleurs pas qu’une impression. Le tentacule poursuivit sa route à travers son organisme, et ressortit à proximité de sa colonne vertébrale, à travers l’emplacement derrière lequel se trouvaient ses reins il y avait encore une dizaine de secondes. Désormais revenu à l’extérieur de son corps, le tentacule serpenta autour de la taille d’Antoine, avant de s’enrouler autour du cou du malheureux. Le tentacule se mit à serrer, causant un étranglement. Ses yeux se fermèrent, alors que la douleur lancinante de son ventre transpercé et de sa gorge meurtrie prenaient le dessus. Tout était devenu noir.
Mais les ténèbres s’estompèrent ensuite légèrement. Antoine put vaguement distinguer, à travers une masse de cheveux, les caissons d’un élégant plafond blanc à caissons baigné par la lumière bleue de la nuit. Et sentir son dos engoncé dans quelque chose de moelleux et duveteux : un matelas ! Il avait fait un cauchemar, juste un cauchemar ! Le plus horrible qui soit, tout de même… Mais l’instant de terreur était passé. Antoine venait d’en arriver à cette conclusion lorsqu’il se rendit compte qu’il ne pouvait pas bouger, et que sa respiration était bloquée. Et qu’une douleur au ventre et dans la gorge se mettaient à le lanciner à nouveau. Il ne voulait pas faire de conclusion hâtive, mais quelqu’un semblait lui avoir grimpé dessus, un genou planté dans son ventre, afin de passer ses mains autours de sa gorge et de serrer bien fort. Les cheveux lui obscurcissant la vue du plafond de sa cabine bougèrent alors un peu, lui révélant… le visage d’Aurélie. Ses yeux étaient révulsés, et sa respiration était rauque. C’était elle qui était en train de l’étrangler. Le cauchemar avait cédé la place à une réalité bien plus horrible encore.
Dimanche 14 décembre 2014, RMS Titanic, 05h30.
Tiphaine, son appareil-photos à la main, était en train de photographier la Cité Interdite, sur la place Tien’Anmen de Pékin. Elle était accompagnée de son fidèle Manouk, qui était en train de grignoter le bas du pantalon du guide touristique qu’on lui avait attribué. En temps normal, Tiphaine aurait grondé son chien : on ne portait pas ainsi atteinte au tourisme de l’Empire du Milieu ! Peut-être même que Manouk pourrait être jugé dans un tribunal où le visage de Mao Zedong, imprimé sur une bannière au mur, les regarderait sévèrement ! Mais Tiphaine, qui expérimentait parfois les rêves lucides, avait compris qu’elle rêvait. C’était devenu évident quand elle avait croisé Charles Lightoller à la barre de la Grande Muraille de Chine, qui flottait sur la Mer Jaune. Il lui avait d’ailleurs indiqué que la prochaine escale du mur serait Dalbeattie, en Écosse, afin qu’ils aillent « faire un câlin à Murdoch tous les deux car il leur manquait ». Mais Manouk devint soudain incontrôlable. Il se mit à bondir et à aboyer autour d’elle, la faisant bouger au dernier moment et rendant sa photographie du monument toute floue.
- Manouk, enfin ! Tu m’as fait rater ma photo ! Tu sais pourtant que la Cité Interdite n’apparait qu’une fois tous les mois !
C’était le cas. À la place du joyau architectural, il ne restait plus qu’une niche à chien. Elle semblait fort minuscule et austère, si l’on comparait au monument de l’ère Ming. Mais Manouk n’en avait cure : il continuait à bondir, ses aboiements redoublant de puissance.
- Veux-tu bien cesser d’aboyer et parler correctement ? Je ne te paie pas des cours d’italien pour rien, bon sang !
Mais le golden retriever ne paraissait guère sensible, en cet instant, à vouloir s’essayer aux accents de la langue de Dante. Sans plus de cérémonie, il se jeta sur Tiphaine, la renversant, et commença à lui donner des coups de langue sur le visage.
- Manouk, enfin, ce n’est pas très hygiénique !
En même temps qu’elle protestait, elle tentait de le repousser avec énergie. Ce qui était compliqué, car il s’était assis sur l’estomac de la jeune femme : ce n’était guère agréable. Tout devint beaucoup plus sombre cependant, et Tiphaine s’aperçut alors qu’elle agitait les bras… alors qu’elle était au lit, dans sa cabine du Titanic. La couverture avait connu des jours meilleurs, et elle arrêta d’agiter les bras afin de ne pas la transformer en une charpie informe de tissu (Nicolas voudrait sans doute lui faire tout recoudre, sinon). Il lui fallut quelques secondes pour comprendre ce qui s’était passé.
- Eh bien. Ce fut un rêve extrêmement bizarre.
Toutefois, elle ne comprenait pas pourquoi le poids qu’elle avait ressenti sur l’estomac ne disparaissait pas. C’est alors qu’elle se faisait cette réflexion qu’elle remarqua l’éclat de deux petits yeux brillants juste devant les siens. Avant de recevoir un coup de langue sur le nez. Elle poussa un hurlement perçant.
Dimanche 14 décembre 2014, RMS Titanic, 06h00.
Guillaume se réveilla en sursaut lorsqu’il entendit Tiphaine hurler. Il jaillit tel la foudre hors de son lit et se précipita vers sa porte, avant de faire demi-tour et d’enfiler son caleçon et son T-shirt. Tiphaine était Tiphaine : elle était capable de le rouspéter s’il débarquait nu dans sa chambre, et ce même si elle était menacée par la bande des frères Dalton et le patron de Monsanto armés de tronçonneuses. Une fois décemment vêtu, il déboula dans la coursive, et poussa violemment la porte – entrebâillée – de Tiphaine. En plus des hurlements, il avait la curieuse impression d’avoir entendu aboyer. Guillaume alluma la lumière, et découvrit… Tiphaine, hébétée au milieu de ses couvertures qui ne ressemblaient plus à rien.
- Tiphaine ?! Ça va ? Pourquoi tu as hurlé ?
- On… quelque chose m’a léchée pendant que je dormais !
- On t’a… mais… Pourquoi ?
- Qu’est-ce que j’en sais, Guillaume, enfin ?!
- Je… je t’ai aussi entendue… Enfin, j’ai entendu… Tu as aboyé ?
- Je t’en pose, des questions, moi ?!
On entendit alors un faible aboiement, et la couverture en désordre remua. Tiphaine poussa un nouveau cri. Quelque part derrière eux, on put entendre la voix étouffée de Denis.
- Je veux bien que vous vous découvriez l’un l’autre, Tiphaine et Guillaume, mais faites-le en silence, merde !
Tiphaine devint rouge comme une pivoine, tandis que Guillaume arrachait brusquement la couverture. Heureusement que Tiphaine avait dormi avec des habits… Tous deux étouffèrent un cri d’exclamation : un chien était allongé sur le ventre de Tiphaine ! Il s’agissait d’un animal de petite taille, mais assez enrobé, de la race du shi-tzu. Sa robe était blanche à tâches marrons, ses poils coupés mi-longs.
- Mais, Tiphaine, qu’est-ce que…
- Je tiens à te rassurer, Guillaume. Il ne s’agit pas d’un de mes prétendants… Et c’est d’ailleurs une femelle, je crois…
La chienne semblait affectueuse : elle lécha à plusieurs reprises la main de Tiphaine, un peu plus calme désormais.
- Mais comment est-elle arrivée là ?
- Ta porte était entrouverte…
- Je suis pourtant sûre de l’avoir fermée !
- Hé ! Elle va où ?!
La chienne avait subitement bondi en aboyant. Elle sauta du lit, et fonça vers la porte de la cabine d’Aurélie et Antoine, contre laquelle elle se mit à gratter furieusement tout en aboyant.
Samedi 13 décembre 2014, RMS Titanic, 06h15.
Denis, excédé, se redressa et alluma la lumière de sa cabine. Que Tiphaine et Guillaume fassent… ce qu’ils fassent pas très discrètement ? Passe encore ! Mais s’amuser à aboyer comme un chien et réveiller tout le bateau ? Ces pitreries allaient cesser ! Il s’habilla rapidement, sortit dans la coursive, et entra en bourrasque dans la cabine de Tiphaine. Là, il constata que Guillaume, pas beaucoup vêtu, était debout face au lit, et que Tiphaine, pas beaucoup plus vêtue, venait de s’en lever : elle était en train de passer son pull. Il avisa ensuite la couverture, dévastée, avant de siffler et de regarder à nouveau l’étudiant en droit.
- Eh bien, Guillaume, tu n’y es pas allé de main morte !
Le concerné demeura interdit.
- Euh… Quoi ? Où veux-tu en venir ?
Heureusement pour lui, de nouveaux aboiements provenant de la coursive le dispensèrent de répondre. Denis tourna la tête derrière lui, avant de regarder à nouveau Tiphaine et Guillaume, fronçant les sourcils.
- Ce n’est pas vous qui étiez en train d’aboyer ?
Tiphaine le regarda d’un air qui semblait indiquer qu’elle s’inquiétait pour la santé mentale de son ami.
- Euh, Denis… Pourquoi aboierions-nous ?
Nouveaux aboiements encore. Denis sortit de la cabine, et regarda le shi-tzu qui continuait de s’acharner contre la porte. Il fut rejoint par Tiphaine et Guillaume.
- Que fait ce chien ici ?
- C’est justement ce que je souhaitais demander à Tiphaine.
- Je n’en ai pas la moindre idée. Je me suis battue avec au réveil…
- Hein ? C’était pour ça, les cris et la couverture ruinée ?
- Ben… Oui, Denis. Tu pensais à quoi d’autre ?
- … À rien du tout.
Guillaume, qui venait de deviner à quoi pensait Denis, préféra réorienter la conversation vers des eaux moins troubles.
- D’après ce que j’ai compris, Tiphaine a été réveillée par cette chienne, qui était en train de lui lécher le visage.
- Une expérience inoubliable qui, j’espère, restera unique…
- Je te crois, Tiphaine, ne t’en fais pas. Par contre, outre le fait que je ne comprends pas d’où vient cet animal… J’ai l’étrange impression de l’avoir déjà vu quelque part. Mais je ne sais plus où…
- Dis, Tiphaine, elle t’a mordu ?
- Non, Guillaume. Excepté le ‘’cadeau de réveil’’, elle a juste aboyé.
Et aboyer, la chienne le faisait toujours, de plus en plus fort.
- Mais pourquoi fait-elle ça ?
- Je ne sais pas, Guillaume. Où sont Aurélie et Antoine ?
- Ben, dans leur cabine. Où veux-tu qu’ils soient, Tiphaine ? Tu as vu l’heure ?
Denis parut brusquement inquiet.
- Pardon ?! Aurélie et Antoine sont censés être là-dedans, mais n’ouvrent pas avec ce tintamarre à leur porte ?
Le regard de Tiphaine se troubla.
- Effectivement, c’est anormal. Ouvrons cette porte.
Guillaume, qui était le plus près de la porte, posa sa main sur la poignée et l’actionna. Sans résultat.
- C’est fermé.
- Allons bon ! Passons par leur salon.
Ils tentèrent de passer par là, mais la porte était verrouillée là aussi.
- Décidément ! On va passer par chez Sonia.
Ils joignirent le geste à la parole… sans succès. Cette fois-ci, pas à cause du verrouillage de la porte, mais parce que la poignée de la porte resta dans la main de Guillaume. Ils entendirent la partie opposée de la poignée tomber au sol avec un bruit sonore, de l’autre côté de la porte.
- Mais ! Serions-nous ensorcelés ?
- Ce serait l’explication la plus logique, Denis. À moins que seul Guillaume soit maudit.
- Grmmmbl… On va essayer chez Elodie. On perd un temps fou… Espérons qu’il n’arrive rien à Aurélie et Antoine. On s’inquiète sans doute pour pas grand-chose, mais je préfère vérifier…
Chez Elodie, la porte s’ouvrit (enfin). Ils entrèrent donc dans la cabine, allumèrent la lumière… et eurent la surprise de découvrir le lit vide et défait.
- Bah ?
- Mais où est donc Elodie ?
- On s’en occupera plus tard. Elle est sans doute allée aux toilettes.
Tous trois empruntèrent la petite coursive donnant accès aux sanitaires et menant chez Sonia. Ils eurent la décence de toquer avant d’entrer. Sonia sursauta lorsqu’ils allumèrent la lumière. Elle semblait avoir dormi toute habillée.
- Mais ! Qu’est-ce que vous f…
Elle s’interrompit, tendant l’oreille.
- C’est bizarre, j’entends aboyer.
- Oui, Sonia. Une shi-tzu est sortie d’on ne sait où, et cherche à tout prix à rentrer dans la cabine d’Aurélie et Antoine. Qui est fermée. On passe donc par les cabines pour aller vérifier ce qui se passe.
- Oh non… Qu’est-ce qui se passe, encore ?...
- Comment ça, « encore ? ».
- Rien, Denis ; rien de rien.
Denis ne paraissait guère convaincu par la réponse, mais il n’avait pas le temps d’argumenter. Sonia rejoignit leur petit groupe alors qu’ils entraient dans la cabine d’Aurélie et Antoine via la porte communiquant avec celle de Sonia. Heureusement, elle n’avait pas été verrouillée. Une fois la porte entrouverte, on entendit distinctement la chienne qui n’avait cessé de se heurter à la porte… et un râle ? Tiphaine alluma. Et tous poussèrent un cri.
Aurélie, les yeux révulsés et poussant des râles, était agenouillée sur Antoine, dans leur lit, et était en train de l’étrangler. Les membres d’Antoine pendaient dans le vide et remuaient faiblement pour tenter d’empêcher sa dulcinée de le tuer. Tout le monde s’était figé en découvrant l’horreur de la situation. Heureusement, Denis reprit rapidement ses esprits, et se précipita vers Aurélie pour l’empêcher de commettre l’irréparable. Mais Aurélie, sans même tourner la tête vers lui, desserra sa prise sur la gorge d’Antoine et retira l’un de ses bras qui exerçaient leur emprise sur le malheureux. Elle positionna son bras levé, derrière elle, poing tendu. Poing que se prit Denis en pleine face pendant qu’il se précipitait vers elle. Sonné, il recula en titubant, puis se prit les pieds dans le fauteuil situé devant la coiffeuse avant de s’écrouler dessus. Il céda sous son poids, projetant des éclats de bois un peu partout. Denis ne se releva pas. Tiphaine, qui ne savait du tout quoi faire, alla ouvrir la porte donnant sur la coursive sans trop comprendre pourquoi elle faisait ça. Immédiatement, la chienne entra dans la cabine en aboyant de toutes ses forces et se jeta d’un bond sur Aurélie, qu’elle mordit au bras gauche. Immédiatement, la jeune femme s’effondra sur son compagnon : elle semblait évanouie.
Il y eut un long moment de blanc, dans la cabine désormais silencieuse. La chienne s’était placée juste à côté de l’épaule droite d’Antoine et avait posé sa truffe contre sa gorge : elle n’aboyait plus et gémissait. Elodie et Sonia sentaient leur cœur battre à tout rompre. Tiphaine avait la nausée. Denis gisait toujours au sol au milieu des restes du fauteuil, inconscient. Et Guillaume n’arrivait même pas à assimiler ce qu’il venait de voir : son ami avait failli être assassiné par la personne qui partageait sa vie. C’était dingue, totalement dingue. Lentement, chacun reprit ses esprits. Tiphaine s’agenouilla auprès de Denis. Sonia s’assit, semblant en état de choc. Guillaume lui, s’était approché du lit pour voir si Antoine était… enfin, s’il n’était pas… Mais il n’eut pas le temps de vérifier. Ranimé par Tiphaine, Denis l’avait poussée sans ménagement pour se relever, puis s’était précipité vers le lit. Là, il en chassa violemment Aurélie en l’éjectant au sol : elle y tomba avec un bruit sourd (en compagnie du chien, qui poussa un aboiement de protestation). Il se pencha ensuite sur Antoine… et introduisit sa main dans sa bouche comme s’il y cherchait quelque chose. Guillaume le regardait faire, un air insondable au visage.
- Denis, qu’est- ce que tu…
- Quand tu étrangles quelqu’un, ça peut déformer la trachée ou déplacer la base de la langue, ce qui cause une asphyxie. Si on est dans le premier cas, on ne peut plus rien faire. Si c’est le deuxième, il y a une chance pour que… Ah, je crois que j’y suis…
Il sembla tirer (ou pousser ?) quelque chose. Il retira ensuite sa main de la gorge d’Antoine… et le secoua assez fort.
- Allez, Antoine, ne m’oblige pas à te faire du bouche-à-bouche !
Fort heureusement, il n’en fut rien. Antoine se redressa brusquement, et reprit sa respiration après une horrible quinte de toux. Il était dans un état épouvantable. Sa face était violacée, un filet de sang coulait à la commissure de ses lèvres, et le blanc de ses yeux était constellé de taches rouges, signe d’une hémorragie pétéchiale caractéristique d’une strangulation.
- Qu’est-ce que…
Il s’interrompit et toussa à nouveau : sa voix était atrocement rauque. Ce fut Guillaume qui lui annonça la terrible nouvelle.
- Aurélie a essayé de te tuer.
- Ce… n’était pas un cauchemar ?...
- Non.
Ce fut à cet instant que l’intéressée (qui était à présent couverte de coups de langue par la chienne) reprit connaissance. Elle se redressa, chancelante, et regarda autour d’elle. De Sonia, prostrée sur le lit, à Tiphaine, qui paraissait sur le point de lui sauter dessus ; en passant par Guillaume, qui la regardait comme on regarde un tueur en série. Mais ce n’était pas le plus bizarre. Son fauteuil était en miettes, quelqu’un l’avait mordue au bras, il y avait à côté d’elle un chien qu’elle ne connaissait ni d’Eve ni d’Adam… Sans oublier Denis qui avait une ecchymose au visage, et son Antoine… Antoine ?!
- Antoine !! Qu’est-ce qu’il t’est arrivé ?!
- Je crois que c’est plutôt à toi de nous fournir une réponse à cette question, Aurélie !
Guillaume avait jeté cette question au visage d’Aurélie comme s’il présidait le tribunal de Nuremberg. Tiphaine, elle, avait pris un air extrêmement sombre…
- Je vais chercher des menottes chez le Capitaine d’Armes, je reviens…
Mais à peine avait-elle fait un pas vers la porte que la chienne s’était précipitée vers l’entrebâillement de celle-ci. D’un aboiement, elle lui interdit le passage.
- Mais qu’est-ce que c’est que cet animal ?! Que veut-il ?! Quels sont ses réseaux ?!
La réponse à cette question fut apportée par Sonia, qui décida de sortir de son silence.
- C’est Ouate. La chienne de Vincent. Elle est morte en 2010. Il avait mis une image d’elle sur Facebook.
Et l’ambiance générale, qui était déjà aussi étrange qu’inquiétante, devint encore plus étrange et inquiétante.
Samedi 13 décembre 2014, RMS Titanic, 06h20.
Nicolas poussa un profond soupir, et ouvrit les yeux. Depuis maintenant une demi-heure, il avait entendu des cris, des pas précipités, le bruit caractéristique d’une poignée de porte cassée (qui allait-il devoir réprimander cette fois-ci ?) et même des aboiements. Ce n’était pas le paquebot de rêves, mais un véritable zoo. Et voilà qu’à présent, il entendait plusieurs personnes chuchoter assez peu discrètement dans la cabine de sa voisine Elodie. Sans doute y aurait-il incessamment sous peu une orgie particulièrement bruyante ? Heureusement, il n’en fut rien. Alors que le silence semblait revenir (enfin, plus ou moins : il venait d’entendre au loin un fracas de bois semblant indiquer que quelqu’un avait détruit un meuble), Nicolas espérait pouvoir se rendormir. En effet, ses nerfs étaient quelque peu en pelote depuis qu’il se trouvait à bord, notamment car tout le monde semblait avoir décidé de démolir le plus de choses sur ce navire.
Hélas pour lui, sa vessie décida de jouer les contestatrices, et lui indiqua qu’il ferait mieux de se rendre sous peu dans les toilettes les plus proches. Vaincu par la physique des liquides, il se leva, s’habilla rapidement, et sortit dans la coursive. Il y marcha prestement jusqu’à sa destination : les toilettes des hommes. Tiphaine leur avait certes dit qu’ils pouvaient utiliser celles des dames, plus proches ; mais la cabine occupée par Nicolas se trouvait à égale distance de celles des messieurs et des dames. Et de toute façon, il préférait respecter les normes établies, et agir en fonction de la place des choses. Après tout, si l’innérable Thomas Andrews avait placé ici des toilettes pour la gent masculine, c’était pour qu’elles soient utilisées : c’était tout, c’était comme ça.
Une fois à l’intérieur, où ne se trouvait aucune source de lumière, il fut tenté de ne pas allumer. En effet, il connaissait le navire avec un tel luxe de détails qu’il pouvait littéralement tout y faire les yeux fermés (sauf peut-être lire ou observer les vitraux du Fumoir (et encore)). Mais un accident de visée était toujours possible, et il préféra donc ne pas tenter le diable. Machinalement, il utilisa une cabine au lieu des urinoirs (il ne les avait jamais portés dans son cœur, même si personne ou presque ne risquait de les utiliser sur ce navire actuellement). Il avait tout juste terminé quand on frappa à la porte. La porte de la cabine. Plusieurs fois, répétitivement, après un temps d’arrêt marqué à chaque fois. Surpris, Nicolas se retourna, et remarqua qu’à travers le jour situé entre le bas de la porte et le carrelage, on pouvait distinguer deux pieds… Nicolas n’était pas expert en pieds (sauf peut-être en pieds de table du Titanic), mais il lui semblait que ceux-ci appartenaient à une fille. Pourquoi donc une fille serait venue dans les toilettes de ses pairs masculins alors que celles qui leurs étaient dévolues se trouvaient plus près ? C’était bizarre. On aurait dit que cette fille était venue spécialement attendre Nicolas ici… Ce qui était encore plus bizarre. Les coups portés sur la porte redoublèrent, au point que Nicolas en vienne à craindre qu’elle ne sorte de ses gonds.
- Mais… Qu’est-ce que tu fais ?! Arrête de taper sur cette porte !
Les coups cessèrent aussitôt. Nicolas soupira sans trop savoir pourquoi. Sans doute car il était assez dérangeant que quelqu’un mette tant d’ardeur à vouloir le voir aux toilettes. Il allait déverrouiller la porte quand un couteau traversa le panneau de bois, juste au-dessus de là où il avait posé le plat de sa main pour pousser la porte une fois ouverte. Il hurla, son cri se répercutant contre les murs de métal, les poutres rivetées, et les tuyaux épais fixés au plafond.
Samedi 13 décembre 2014, RMS Titanic, 06h30.
Guillaume tentait d’expliquer la situation qui semblait aussi brumeuse qu’une lande de bruyère des Côtes-d’Armor.
- Résumons. Nous trouvons Aurélie en flagrant délit d’assassinat, la préméditation étant évidente au regard du lien qu’entretient l’auteur du crime avec la victime. De tels faits, comme présentés à l’article 221-3 du Code pénal…
- Guillaume, on n’est pas dans un devoir juridique de cas pratique…
- Ne me coupe pas, Tiphaine, s’il te plaît.
- Euh, jusqu’à preuve du contraire, je m’appelle Denis et ne suis pas une femme.
- Euh, désolé, c’est l’habitude avec Tiphaine, je…
- Qu’est-ce que tu veux dire, Guillaume ?!
- Oh, Tiphaine, ne commence pas ça, je…
Le juriste s’interrompit en voyant le double-regard (dédaigneux pour Denis, furibond pour Tiphaine) pointé sur lui, et choisit courageusement de poursuivre son exposé en regardant le plafond.
- Je disais donc qu’Aurélie a tenté d’assassiner Antoine, et…
- Arrête de dire ça, Guillaume !
Aurélie était en larmes, le visage dissimulé derrière ses mains depuis qu’on lui avait appris ce qu’elle avait tenté de faire. Elle n’en avait aucun souvenir... Antoine, de son côté, n’avait plus dit un mot.
- Désolé, Aurélie, mais tu n’étais pas en train de lui masser la gorge !
Les larmes d’Aurélie redoublèrent.
- Je le sais bien, mais puisque je te dis que je ne me souviens de rien !
Tiphaine haussa les yeux.
- C’est un peu facile de dire ça, Aurélie. Je suis d’accord avec Guillaume.
- Pour une fois…
- Comment ça « pour une fois » ?!
Sonia, à qui l’on devait le « pour une fois », se leva soudain de sa prostration et se dirigea vers Aurélie (qui était à nouveau affalée sur le coin de sol où Denis l’avait éjectée sans ménagement : personne n’avait daigné la relever quand elle s’était effondrée en apprenant la nouvelle). Elle sembla la juger sévèrement… avant de sourire et de lui tendre la main. Aurélie la saisit, incrédule.
- Moi, je la crois.
Tiphaine n’aurait pas eu un air différent si on lui avait annulé son Noël.
- Donc, si demain on me trouve en train d’étrangler Guillaume, j’aurais juste à dire que je ne me souviens de rien après ! Ce sera parfaitement normal !
- Bah… Oui… Vous passez votre temps à vous embrouiller, ce sera la suite logique des choses…
Estomaquée, Tiphaine regarda Sonia qui venait de balancer cette pique. Elle était en forme, ce matin ! Non contente de son effet, elle en profita pour surenchérir.
- C’est d’ailleurs curieux que tu aies choisi Guillaume comme exemple. Pourquoi pas Denis ou Nicolas ?
- Tu n’es qu’une espèce de sale…
Juste après que le prénom du Techie eut été prononcé, on entendit le concerné hurler au loin. Tiphaine leva les yeux au ciel : personne n’avait entendu son insulte qui avait étécensurée coupée par le cri.
- Quand on parle du loup… Qu’est-ce qu’il a encore ? Quelqu’un ici a éraflé une boiserie ou taché une moquette ?
Mais son air narquois disparut quand ils entendirent les cris redoubler de puissance. Et on en distinguait à présent clairement le ton : ce n’était pas des cris de colère. C’était des cris de panique. La chienne Ouate avait recommencé à s’agiter. Denis fronça les sourcils.
- J’ai cru entendre le mot « couteau »… Peut-être que l’un de nous a sali l’argenterie du Restaurant à la Carte, mais je ne pense pas qu’un tel crime, aussi grave soit-il selon l’échelle nicoléenne des choses, plongerait Nicolas dans cet état. On devrait aller voir.
Tiphaine regarda alternativement Denis, Aurélie, et Sonia, avant de fixer son regard sur cette dernière.
- On en reparle après. Tu ne perds rien pour attendre, et tu auras ce que tu mérites.
- Ce que je mérite ? Tu comptes me présenter des excuses, donc ?
Le sang de Tiphaine ne fit qu’un tour, mais elle s’abstint de répondre à l’énième provocation de Sonia. Elle sortit en vitesse de la cabine en attrapant Guillaume et Denis par la manche, sans les avoir consultés. Elle repoussa pourtant Guillaume dans la cabine une seconde plus tard, comme si le choisir comme coéquipier pouvait confirmer les assertions de Sonia. Guillaume paraissait penaud, jusqu’à ce que Denis le rejoigne une autre seconde plus tard.
- Va avec elle, Guillaume. Je reste ici pour interroger Aurélie avec un peu plus de…
- Dignité ?
- Sonia, arrête de balancer du charbon sur le feu… Vas-y, Guillaume. Toi et Tiphaine n’aurez pas trop de mal à maîtriser Nicolas si son souci de couteau le rend trop agité.
Tiphaine, qui était elle aussi revenue dans la cabine entre temps, accusa le coup et ressortit avec Guillaume sans prononcer un mot. La chienne (dont ils ne pouvaient ni savaient toujours pas expliquer la présence passablement morbide) les suivit, et leur passa devant pour ouvrir le chemin. Elle grognait.
Après quelques pas, Guillaume posa la question qui lui trottait dans la tête.
- Mais c’est vrai ça, pourquoi m’avoir choisi comme exemple et pas Denis ou Ni…
- Oh, je t’en prie, Guillaume : est-ce que c’est vraiment le moment ?!
- Tu dis ça à chaque fois.
- Nicolas n’est pas en train d’hurler comme si on voulait l’assassiner à chaque fois que l’on parle !
Ils étaient arrivés devant la porte de la pièce où se trouvait Nicolas (toujours en train d’hurler) lorsqu’elle avait achevé sa phrase.
- Oh, tu sais, Tiphaine, je ne pense pas qu’on soit en train de l’assassiner. Deux fois dans la même matinée, cela ferait beaucoup…
Il poussa la porte… révélant une scène d’assassinat. Ou tout du moins ce qui s’apprêtait à en devenir une. Elodie, cheveux défaits et yeux révulsés, était entourée d’éclats de bois semblant provenir d’une des portes des cabinets. Elle tenait de la main droite par les cheveux Nicolas, qui hurlait de toutes ses forces en se débattant. De sa main gauche, elle pressait un couteau contre sa gorge, et paraissait sur le point de s’en servir d’une seconde à l’autre. Tiphaine comme Guillaume étaient pétrifiés. Notifiant leur présence, Elodie envoya vivement Nicolas contre l’un des lavabos, qu’il heurta tête la première. Gisant au sol, il ne hurla ni ne bougea plus. La demi-seconde d’après, Elodie avait envoyé droit sur Tiphaine son couteau, qui vint se planter dans le chambranle de la porte, à quelques millimètres de sa gorge. Constant qu’elle avait raté son coup, Elodie se précipita vers eux en levant les bras et en poussant des râles. Mais avant qu’elle ne les atteigne, la chienne bondit en avant en aboyant et percuta Elodie de plein fouet, qui tomba en arrière. Elle se débattit un instant, avant de s’affaler complètement sur le sol, comme évanouie. Une trace de morsure était présente à son bras gauche. Ouate trottina jusqu’à Nicolas, et se mit à lui lécher sa tempe qui avait heurté le lavabo avec force. On n’entendait plus rien, si ce n’était les couinements du chien. Tiphaine et Guillaume étaient bouche-bée.
- … Il… Il faut avertir les autres. Vas-y. Je reste ici pour veiller sur… la situation.
- Pas question. Je ne te laisse pas seule.
- Je ne suis pas seule, Nicolas est là. Et Elodie hors d’état de nuire. Qu’est-ce qui lui a donc pris ?...
- Nicolas est dans les pommes. Et si Elodie se réveille ? Il n’y a personne pour te défendre.
- Guillaume, tu apprendras que je sais me défendre toute seule.
- On a vu ça avec le couteau qui a failli te…
Mais Tiphaine, à nouveau agacée, le coupa.
- Mais il n’est rien arrivé. Si on a survécu ensuite, c’est grâce à ce chien, pas à toi. Tu n’as été d’aucune utilité, sans vouloir te vexer.
Guillaume sortit de la pièce sans dire un mot. Il devait avoir été vexé…
Samedi 13 décembre 2014, RMS Titanic, 06h40.
Aurélie était assise sur le lit d’une place (il y en avait deux dans la cabine) entre Sonia et Denis. Ils avaient longuement parlé. Ces derniers semblaient avoir privilégié la psychologie et la douceur pour comprendre les intentions d’Aurélie, plutôt que la posture légaliste et rigoriste adoptée par Tiphaine et Guillaume. Sonia avait d’ailleurs pris la main d’Aurélie dans la sienne. Antoine, lui, était toujours à moitié allongé dans le lit deux places et était demeuré silencieux.
- Tu comprends, Aurélie, que pour Sonia, moi, et les autres qui arrivons dans ta cabine et découvrons ce spectacle horrifiant, il est difficile de passer outre ce que nous avons vu. Nous venons de faire le point sur tout ce qui avait pu t’amener à faire ça. Or, tu n’avais pas consommé d’alcool en trop grande quantité, encore moins de drogue… Cela ne ressemblait nullement à du somnambulisme… Vu ton jeune âge, on peut exclure la démence sénile et ce qui y est lié… En fait, il n’y a que deux explications. Soit, tu as véritablement tenté sciemment de tuer Antoine…
- Mais !! Je n’ai…
- Sonia et moi en somme convaincus, Aurélie ! Je te répète que nous te croyons ! Soit l’autre explication est… qu’il n’y a pas d’explication. On en viendrait presque à souhaiter que quelqu’un d’autre manque de se faire tuer pour…
Guillaume venait d’entrer dans la cabine. Il était tout pâle.
- … pour… euh… Oui, Guillaume ? Tu n’as pas l’air bien. Oh, mon Dieu, je n’aurais pas dû dire ce que je viens de dire. Tu ne viens pas de tuer Tiphaine, hein ?
Il était impossible de déterminer si Denis avait tenté de faire de l’humour (noir), ou si sa question était parfaitement sérieuse.
- Non, non.
- Ah, c’est… une bonne nouvelle !
- Par contre… On vient d’empêcher Elodie d’égorger Nicolas dans les toilettes…
- …
- Voilà… Euh, j’y retourne, Tiphaine est toute seule là-bas, et… enfin voilà.
Denis, médusé, regarda Sonia, puis Aurélie, puis à nouveau Sonia. Qui paraissait presque blasée.
- Vous savez quoi ? Je crois que plus le temps passe, et plus ce navire est en train de nous rendre dingues. Si on était dans une histoire, j’irais botter les fesses de l’auteur pour nous avoir obligé à subir tout ça.
- Mais, Sonia… Tu dis « plus le temps passe » ou « tout ça »… Est-ce qu’il t’est arrivé quelque chose de particulier ? Avant… les événements de ce matin ?
Mais avant que Sonia ne puisse répondre, Antoine s’était levé et posté devant Aurélie. Main tendue vers elle.
- Je vais chercher du miel à la cuisine pour ma gorge. Avec Aurélie. Histoire que je puisse à nouveau parler à peu près correctement. Rejoignez les autres pendant ce temps.
Denis avait réprimé une grimace en entendant la voix (très rauque) d’Antoine, et ne paraissait toujours pas complètement rassuré quant à la fiabilité d’Aurélie.
- Antoine, tu es sûr que…
- Denis, j’ai toute confiance en elle.
Sonia se leva en claquant des mains.
- Très bien ! De base, je la croyais ; mais si tu lui fais confiance, je la crois encore plus. Allez-y, dans ce cas. Vous nous retrouverez à… aux toilettes, si je me souviens bien de ce que Guillaume nous a annoncé.
Le couple s’en alla vers le Pont D, pendant que Sonia et Denis partaient vers les toilettes. Ils se retrouvèrent rapidement devant la porte, mais une question de Denis repoussa son ouverture à plus tard.
- Sonia ?
- Oui ?
- Tu disais tout à l’heure que tu avais vécu des choses particulières avant…
La porte des toilettes s’ouvrit soudainement en grand, livrant le passage à un Nicolas visiblement terrifié (et assommant à moitié Sonia, qui se trouvait juste dans l’espace d’ouverture).
- IL EST HORS DE QUESTION QUE JE RESTE DANS LA MÊME PIÈCE QU’ELLE, TU ENTENDS ?!
- Mais Nicolas, elle est évanouie ! Elle ne va rien te faire !
- ELLE A ESSAYÉ DE ME TUER, TIPHAINE !
- Il y a peut-être une explication, comme pour Aurélie !
- Comment ça, comme pour Aurélie ?! ET PUIS, EN PLUS, ELLE A DÉTRUIT LA MAGNIFIQUE PORTE DES CABINETS OÙ JE ME TROUVAIS !
- OH, NICOLAS ! Tu te calmes.
Cette formule prononcée d’un ton calme mais menaçant par Tiphaine eut pour effet de cesser de faire hurler le Titanicophile. Il demeura toutefois caché derrière la silhouette massive de Denis, comme un CRS derrière son bouclier anti-émeute. Denis s’était un peu abaissé pour relever Sonia, qui était tombée sous le choc de l’ouverture de la porte. Heureusement, elle n’avait pas trop souffert.
- Sonia, qu’allais-tu me répondre ?
- Eh bien, je…
- Mais, vous avez laissé Antoine et Aurélie seuls ?
- MAIS BORDEL, TU VAS LA FERMER, TIPHAINE ?!
Tiphaine ouvrit des yeux ronds en regardant Denis, qui venait d’exploser. Celui-ci devint tout penaud.
- Excuse-moi… Excuse-moi, je suis désolé… C’est juste que je m’acharne à poser une question à Sonia depuis tout à l’heure, et à chaque fois, on me cou…
- Tu n’as pas à parler comme ça à Tiphaine, Denis.
- Merci, Guillaume, mais je peux dire ça moi-même à Denis !… Tu n’as pas à parler comme ça à Tiph… enfin à moi… enfin me parler… Bon, bref, je crois que tu as compris.
Guillaume baissa la tête pour dissimuler un léger sourire narquois. Tiphaine reprit la parole après avoir fixé Denis pendant quelques secondes. Un peu trop fixement pour qu’on puisse envisager qu’elle serait la prochaine Titanicophile-meurtrière et Denis le prochain Titanicophile-victime.
- Donc, Antoine et Aurélie ?
Ce fut Sonia qui répondit.
- Il est allé s’occuper de sa gorge à la cuisine.
- Vous l’avez laissé y aller seul ?
- Non, Aurélie l’a accompagné.
Tiphaine parut aussi scandalisée que si Antoine avait été accompagné à la cuisine par Lucifer en personne.
- Mais tu es folle ?! Qu’est-ce qui nous dit qu’elle ne va pas encore chercher à « s’occuper » de la gorge d’Antoine, pendant qu’ils ne sont que deux ?!
- Tu peux éviter de me traiter de folle ?! La décision a été prise en concertation avec Denis !
- Euh, en fait, je n’étais pas à 100% d’accord pour laisser…
- Et tu laisses faire ça, Denis ?! Je te rappelle que tu es un peu le meneur de notre groupe, et qu’à ce titre, tu…
- Non mais voyez-vous ça ! Tiphaine, nous sommes tous grands ici ! Je pense que l’on n’est pas obligés de passer par le contreseing de Denis à chaque fois qu’on doit aller pisser !
- Surveille ton langage, Sonia !
- TOI, surveille ton langage, Tiphaine ! Tu étais à deux doigts de m’insulter tout à l’heure !
- Mais tu ne t’es pas entendue, tout à l’heure ! Tu étais ordurière !! Mets-les toi, ces deux doigts, ça t’apaisera peut-être un peu !
- Euh, Tiphaine, Sonia, calm…
- La ferme, Guillaume !
- Tais-toi, Guillaume, on parle !
- Euh, et sinon, je rappelle qu’on a tenté de me...
- Arrête de tout ramener à toi, Nicolas ! Antoine aussi a failli se faire tuer, et il n’en fait pas toute une montagne !
- Pardon, Tiphaine ?! Tu t’entends parler, là ?! Et d’abord, qu’est-ce que c’est que cette histoire d’Antoine qui se fait tuer et d’Aurélie meurtrière ?!
- Bon, si on allait se calmer en allant manger un…
- Oh, pitié, Denis, fiche-nous la paix avec tes foutues brioches !
- Tiphaine, tu dépasses les bornes !
- Bon, ça va Denis, Tiphaine a le droit de…
- Oh, Guillaume, bombe un peu le torse et cesse de faire ta carpette, bon sang !
- Denis, je ne te permets pas de parler comme ça à Guillaume !!
- Ben voilà, maintenant c’est Tiphaine qui défend Guillaume… C’est pas mignon, ça, Denis ?
- Bon, ben, en parlant de carpettes, vu que tout le monde s’en fiche qu’on ait tenté de m’assassiner, je vais aller étudier celles des suites de luxe, en espérant que personne d’embusqué ne tente de m’y achever avec une autre pièce d’argenterie, d’accord ?
- C’est ça, Nicolas, vas-y !! Sonia, je ne sais pas si c’est la mauvaise période du mois pour toi, mais il va falloir que tu cesses de…
- … faire comme toi ? La mauvaise période du mois, c’est trente jours par mois, chez toi, je crois ?
- ESPÈCE DE…
- VOUS ALLEZ FERMER VOS GRANDES GUEULES ENFARINÉES, OUAIS ?!!!
Tout le monde se tourna vers Elodie, qui venait d’hurler ça en se relevant, et resta coi.
- Désolée, j’avais envie d’imiter Hichens. On peut savoir pourquoi vous paraissez prêts à vous entretuer ? Et, euh, pourquoi Nicolas se cache derrière Denis ?
- Ben, toi qui parlais de s’entretuer, tu devrais le savoir, non ?!
- Quoi ?... Mais, Nicolas… qu’est-ce que tu racontes ?...
Tiphaine leva les yeux au ciel.
- Ben voyons, encore une amnésique…
Sonia évita de commenter le sarcasme de Tiphaine, histoire de ne pas relancer la Troisième Guerre mondiale qui avait failli avoir lieu dans la coursive. Guillaume sembla remercier Sonia du regard, avant de répondre à Elodie.
- Pour résumer, on t’a trouvée dans ces toilettes en train de menacer Nicolas avec un couteau. Tu as même éclaté une porte pour…
- Cette pauvre porte !
- Je t’en prie, Nicolas, pas maintenant… Pour pouvoir l’atteindre. Quand on t’a surprise, tu lui as éclaté la tête contre un lavabo.
- Le lavabo n’est pas abîmé au moins ?
- Elodie, nous sommes sérieux !... Avant que tu ne nous jette le couteau à la figure. Pour nous comme pour Nicolas, il s’en est fallu de peu…
Elodie écouta le résumé en fronçant les sourcils… avant d’éclater de rire. Rire qui s’estompa bien vite en voyant que personne d’autre ne le partageait.
- Vous me faites marcher ?
Denis répondit avec un air qui lui donnait l’impression d’avoir pris dix ans depuis son réveil.
- Non. Juste avant, on a aussi surpris Aurélie en train d’étrangler Antoine dans leur lit. Si Ouate n’avait pas été là, je ne sais pas trop comment ça aurait fini.
Elodie paraissait maintenant incrédule.
- Elle… Je… Qui est Ouate ?...
- La chienne de Vincent.
- Mais… Son chien est mort, non ?
Et ce fut au tour de Sonia d’en rajouter une couche, désignant Ouate qui paraissait à présent sommeiller sur les pieds nus d’Elodie.
- Oui. Sauf qu’elle est bien là, avec nous.
- Que… C’est ce chien ?! J’étais en train de me demander ce qu’il faisait là…
- Oui, c’est elle. Elle a réveillé Tiphaine, et par là-même Guillaume.
- Hein ? Ils dormaient ensemble ?
- Non, non, pas encore. Il a juste entendu Tiphaine crier et ça l’a réveillé.
- Comment ça, « pas encore » ?!
Sonia ignora aussi superbement Tiphaine que Minerva McGonagall avait ignoré Dolorès Ombrage et ses questions à la con dans le cinquième tome des aventures d’Harry Potter.
- Ensuite, ça a réveillé Denis. Une fois les trois dans le couloir, ils ont voulu savoir pourquoi Ouate s’escrimait autant contre la porte. Ils sont passés par les cabines, car les portes des coursives étaient verrouillées. Je me suis greffée au groupe quand ils m’ont réveillée à leur passage.
- Pourquoi vous ne m’avez pas réveillée ?
- Tu n’étais pas dans ta cabine. Tu ne t’es pas demandé pourquoi tu étais allongée sur le carrelage des toilettes des garçons ?
- Euh… Maintenant que tu le dis…
- On est arrivés dans leur cabine… et découvert la scène. Aurélie a mis Denis KO sans qu’on ne le voit venir, et Antoine y serait passé si Tiphaine n’avait pas eu la présence d’esprit d’ouvrir la porte pour laisser entrer Ouate. Heureusement qu’elle était là.
Tiphaine, à présent, paraissait choquée… que Sonia ait dit quelque chose de positif à son encontre !
- Elle a alors mordu Aurélie, qui s’est alors évanouie dans la seconde.
Tiphaine se demanda avec perplexité si, au final, le « heureusement qu’elle était là »lui était bien adressé.
- Mais… Comment Tiphaine a eu l’idée de mordre Aurélie ?!
- Mais… non, Ouate ! La chienne Ouate a mordu Aurélie ! Tiphaine ne mord pas les gens, enfin pas encore !
- Sonia, tes « pas encore » deviennent franchement désagréab…
- On a entendu Nicolas hurler juste après. On a pensé qu’il faisait une névrose à cause d’un truc cassé, comme d’habitude…
- Merci, Sonia, j’apprécie !
- … mais il est ensuite apparu que quelque chose se passait, surtout que Ouate s’était remise à s’agiter. Tiphaine et Guillaume sont allés voir, devancés par Ouate, t’ont surprise… Et tu es tombée dans les pommes quand Ouate s’est jetée sur toi pour t’éloigner de nous puis te mordre. Regarde, tu as une trace de morsure sur ton bras.
- Je… Mais… Je ne me souviens de rien ! Absolument de rien !
- Je sais, je sais… Aurélie aussi. Elle était bouleversée.
- Nicolas, je te jure que…
Denis trancha.
- On te croit.
Tiphaine ne paraissait absolument pas croire Elodie, mais elle n’interrompit pas Denis.
- Maintenant, on devrait rejoindre Aurélie et Antoine. Et je suggère qu’à présent, on reste tout le temps ensemble. Ce qui s’est passé est trop grave pour être pris à la légère, et nous devons prendre des mesures en conséquence pour que ça ne survienne pas à nouveau.
Tous acquiescèrent et allèrent s’habiller convenablement.
Samedi 13 décembre 2014, RMS Titanic, 07h20.
Le calme régnait dans les Cuisines de Première Classe. Pendant qu’Aurélie cherchait un pot de miel dans un placard, Antoine avait attrapé un grand couteau. Il s’approcha silencieusement de sa compagne, et quand il ne fut plus qu’à un pas d’elle…
… attrapa une miche de pain posée sur un comptoir derrière elle. Entendant le craquement du pain, Aurélie se tourna, son pot enfin trouvé dans la main.
- Oh, non, Antoine. Je ne veux rien manger, merci.
- Tu as été très stressée. Prends au moins un truc chaud, genre du thé au miel, ou…
Il avait toujours son horrible voix rauque.
- On est ici pour toi, Antoine.
- Pas pour moi, Aurélie, pour nous.
Ce faisant, il lui attrapa la main, et la serra tendrement. Aurélie sourit, et capitula.
- Va pour le thé au miel. Je prends une cuillère, et j’arrive.
Elle s’exécuta, et une fois de retour avec la petite cuillère en argent, constata qu’Antoine avait fait chauffer de l’eau. Il choisit de consommer son miel comme elle : dans du thé. Pendant un moment, on n’entendit que le cliquetis des cuillères dans les tasses, ou le bruit des gorgées de thé en train d’être bues. Lorsque les tasses furent presque vides, Aurélie leva le silence.
- C’est… du miel de Narbonne, je crois ?
- En effet. Garanti sans pesticides.
Le miel avait permis de résorber la voix rocailleuse d’Antoine. Il semblait à présenter ‘’juste’’ manquer de voix, comme s’il avait beaucoup crié ou chanté.
- Il est vraiment délicieux… Même si je ne suis pas experte en miel.
- Oui. Il faudra voir si la marque existe encore quand on sera sortis d’ici. Enfin, si on en sort…
- Oh, Antoine. « On » ?
- Bien sûr, Aurélie. On : nous deux. J’ignore ce qui s’est passé. Je suis cartésien, et je n’ai aucune explication sur ce qu’il y a eu. Et cela m’effraye. Mais quoi qu’il se soit passé, je sais que ce n’était pas la Aurélie que je connais et fréquente depuis toutes ces années. Je t’aime, c’est tout ce qui compte.
Les yeux humides, sans répondre, Aurélie se jeta alors sur lui pour un câlin bien mérité. Quiconque se serait alors trouvé sur les lieux n’aurait pas pu entendre ce que venait de chuchoter Antoine dans le creux de l’oreille de sa dulcinée. Quoi que ce fut, toujours est-il que l’instant d’après, tous deux décampaient en pouffant de rire.
Samedi 13 décembre 2014, RMS Titanic, 07h30.
Sonia et Denis (en compagnie de Ouate) poussèrent les portes de l’Office de Première Classe, suivis par Tiphaine, Elodie, Nicolas (qui se tenait le plus possible à distance d’Elodie comme si elle était pestiférée), et Guillaume qui fermait la marche. Sonia lança un regard circulaire dans la grande salle, tandis que Denis partait vérifier dans les Cuisines attenantes. Il revient quelques instants après.
- Ils ne sont pas ici.
- Ni dans l’Office. Où sont-ils ?
- On saurait où ils sont si vous n’aviez pas eu l’idée lumineuse de les laisser partir tous les deux !
- Oh, tais-toi un peu, Tiphaine, on a besoin de vacances.
- Eh bien je vais être ravie de vous en donner, des vacances !
Tiphaine tourna vivement les talons, et partit à grandes enjambées vers la Salle à Manger, qu’elle traversa d’un trait. Guillaume s’apprêtait à la suivre, mais Denis posa une main sur son épaule pour l’arrêter.
- Tu devrais la laisser un peu tranquille.
Le juriste accepta en soupirant, avant de diriger son regard vers Sonia.
- Qu’est-ce qui te prend, ce matin ? Pourquoi tu es aussi odieuse avec elle ?
Sonia fronça les sourcils… puis prit un air perplexe.
- Je ne sais pas, Guillaume. Depuis mon réveil, j’ai envie d’agresser tout le monde. J’ai l’impression que ce navire exacerbe ma mauvaise humeur. J’aimerais être ailleurs…
- Hum… Tu sais, tu n’es pas la seule. Tout à l’heure, Denis était furieux au point de presque défoncer la porte de Tiphaine, pendant que j’étais avec elle.
- Oh, Guillaume, n’exagère pas, ça n’a rien à voir avec le niveau atteint par Sonia ce matin !
- Pendant que tu étais avec Tiphaine, hein, Guillaume ? Ravie que tu te décides enfin à conclure !
- Mais enfin, Sonia, qu’est-ce que tu racontes ?!
- Je ne suis pas dupe, Guillaume.
- Tu dis des bêtises.
- Tu dis des mensonges.
Denis leva les yeux au ciel, et haussa la voix.
- Bon, le remake des Feux de l’Amour, c’est une autre fois, s’il vous plaît !
Elodie vint en soutien.
- Et je vous rappelle qu’on cherche Aurélie, Antoine, et Nicolas.
Guillaume tourna la tête vers elle, surpris.
- Mais… Nicolas est avec nous.
Sonia regarda autour d’elle, avant de démentir.
- Il a filé pendant qu’on discutait, je crois…
Denis se frappa le front du plat de sa main : il avait recommandé plusieurs dizaines de minutes auparavant qu’ils restent tous groupés… et c’était précisément le contraire qui avait lieu.
Samedi 13 décembre 2014, RMS Titanic, 07h40.
Nicolas, qui ne supportait plus de voir ses camarades se disputer, était retourné dans la Salle à Manger, qu’il avait remontée du côté bâbord vers le Salon de Réception. Il se dirigea ensuite vers les ascenseurs dans l’intention de grimper au Pont A, où se trouvait le pont-promenade couvert. Il se sentait en effet un peu embrouillé suite à son réveil brutal (et sa tentative d’assassinat encore plus brutale), et estimait – à raison – qu’un peu d’air frais lui ferait du bien.
Il se trouvait à présent face aux ascenseurs (et regardait donc vers l’arrière du navire) : celui de gauche (à tribord donc) était déjà stationné au Pont D, et ceux du centre et de droite (à bâbord donc) se trouvaient sans doute aux ponts situés au-dessus. Nicolas s’était donc dirigé vers celui de gauche quand il entendit le bruit caractéristique d’un ascenseur en marche venant de la cage de droite : il semblait descendre. Était-ce Tiphaine qui revenait ? Il décida de l’attendre. L’ascenseur de droite s’arrêta effectivement au Pont D, ses grilles s’ouvrirent… et une véritable cascade de sang en jaillit. Celle-ci imbiba de pourpre la moquette aux nuances de bleu et aspergea les boiseries de chêne du fronton des cages d’ascenseurs. Elle alla ensuite s’écraser contre le mur faisant face aux frontons, colorant de nuances écarlates les panneaux de bois peints en blanc. La cascade était si puissante qu’elle fit-même se déplacer l’un des fauteuils en osier, dont la course fut stoppée par l’un des piliers faisant face aux arches menant aux portes de coupée. Tout ce sang dégringola ensuite dans la cage d’ascenseur centrale pour aller s’écraser en contrebas, au Pont E. Tout ceci avait été très rapide et localisé : les chaussures de Nicolas n’avaient même pas été effleurées par une goutte de sang. Le pauvre recula de quelques pas puis resta figé, la bouche grande ouverte et les yeux écarquillés d’horreur. Il observa alors pendant plusieurs minutes le spectacle peu ragoûtant de cette partie du salon désormais couverte de sang. Puis, quelque chose sembla se débloquer en lui, et il hurla de terreur.
Une forte secousse emplit le navire. Celui-ci se mit à tanguer violemment de bâbord à tribord, alors qu’un effroyable grincement de métal se faisait entendre. Et malgré son sommeil lourd, Antoine se réveilla en sursaut.
- Que se passe-t-il ?!
Rien ni personne ne répondit, sinon de nouveaux grincements. Aurélie ne se trouvait plus à ses côtés. Inquiet, le chevelu quitta son lit, enfila le caleçon qui trônait anarchiquement sur le meuble de toilette, avant de sortir pieds nus dans la coursive. Bien évidemment, Nicolas ne s’était toujours pas donné la peine d’allumer ces fichues lumières. Heureusement, l’aube semblait se lever, et on y voyait donc un minimum. Et ce que l’on voyait n’était guère rassurant : les portes des cabines de ses camarades titanicophiles étaient toutes entrouvertes, et on n’y entendait pas âme qui vive. Antoine vérifia rapidement si elles étaient vides : c’était bien le cas. Pourquoi diable tout le monde avait déguerpi, et quel était ce bruit affreux de métal tordu ?! Soudain, Antoine eut l’impression d’être dans un ascenseur en pleine descente. C’était comme si le navire s’était brusquement enfoncé de plusieurs mètres. Il entendit à droite et à gauche plusieurs bruits de verre brisé, puis un grincement encore plus sinistre que tous ceux survenus auparavant. Il y eut ensuite le bruit caractéristique d’un piano s’écrasant au sol. Antoine se précipita dans le hall du Grand Escalier, puis descendit au Salon de Réception par la volée de marches gauche. C’était là d’où était venu le bruit de piano. Et force était de le constater : l’un des pieds de l’infortuné instrument s’était rompu, précipitant le meuble au sol. Son couvercle s’était fendu, et ses touches d’ivoire répandues sur la moquette. Il regarda l’instrument avec peine, songeant que Nicolas ferait une syncope lorsqu’il verrait ça. Avant de l’étrangler car il le rendrait responsable, d’une manière ou d’une autre.
- Antoiiine…
Il se figea. Une voix désincarnée horriblement flippante l’appelait. Cela semblait venir de la Salle à Manger.
- Antoiiine, viiiens…
Une nouvelle embardée se fit sentir, alors que d’autres bruits de verre brisé étaient audibles. Mais Antoine n’avait aucune envie de venir. Il devait plutôt retrouver ses amis. Mais… En se décalant légèrement vers la gauche, il venait de remarquer que ses camarades semblaient être… attablés à leur place habituelle. Bizarrement, ils ne paraissent s’être rendu compte de rien. Antoine courut donc les rejoindre, remarquant que de nombreuses pièces de vaisselle étaient tombées de leurs tables. Il posa la main sur l’épaule d’Aurélie, et la fit pivoter légèrement vers lui. Son cri d’horreur resta dans la gorge. Aurélie n’avait plus d’yeux. Seulement des orbites vides et ensanglantés. Aurélie avait un énorme trou dans le ventre, ne laissant apparaître qu’une cavité béante et quelques morceaux de côtes brisées. Les autres se trouvaient dans le même état. Antoine recula en zigzaguant, et se retint à grande peine de vomir. Il y eut alors une nouvelle embardée… avant que plusieurs des vitraux bâbord et tribord n’explosent. D’immondes tentacules jaillirent des hublots défoncés qu’ils dissimulaient normalement, et foncèrent vers lui en renversant des tables. Antoine prit la fuite en direction du Grand Escalier, évitant in extremis un tentacule monstrueux qui défonça un pilier en voulant l’attraper. Comme si la situation n’était pas déjà assez critique, de l’eau se mit à rentrer à grands flots par les ouvertures béantes creusées par les tentacules au travers des hublots de la coque et des vitraux des boiseries. Le Pont D se trouvait donc sous l’eau, expliquant l’étrange impression qu’avait eue Antoine de se trouver dans un ascenseur. Mais bon, cela n’avait plus d’importance, présentement, étant donné qu’il risquait assez peu de se noyer si le monstre mettait la main – enfin, le tentacule – sur lui avant. Antoine avait distancé les tentacules qui ravageaient la luxueuse Salle à Manger dans un concert de bois brisé et de verre cassé. Il courait toujours vers le Grand Escalier, et avait presque dépassé les restes du piano quand le vitrail situé à côté de ce dernier explosa dans une myriade de tessons colorés. Il n’eut aucune chance de l’éviter. L’énorme tentacule, bien plus massif que ceux qu’il avait laissé derrière, et doté d’une sorte de ‘’bouche’’ garnie de dents effrayantes, vint le frapper dans l’abdomen… qu’il traversa comme du beurre. Antoine tomba à genoux, avec l’horrible impression qu’il n’avait plus d’entrailles. Ce qui n’était d’ailleurs pas qu’une impression. Le tentacule poursuivit sa route à travers son organisme, et ressortit à proximité de sa colonne vertébrale, à travers l’emplacement derrière lequel se trouvaient ses reins il y avait encore une dizaine de secondes. Désormais revenu à l’extérieur de son corps, le tentacule serpenta autour de la taille d’Antoine, avant de s’enrouler autour du cou du malheureux. Le tentacule se mit à serrer, causant un étranglement. Ses yeux se fermèrent, alors que la douleur lancinante de son ventre transpercé et de sa gorge meurtrie prenaient le dessus. Tout était devenu noir.
Mais les ténèbres s’estompèrent ensuite légèrement. Antoine put vaguement distinguer, à travers une masse de cheveux, les caissons d’un élégant plafond blanc à caissons baigné par la lumière bleue de la nuit. Et sentir son dos engoncé dans quelque chose de moelleux et duveteux : un matelas ! Il avait fait un cauchemar, juste un cauchemar ! Le plus horrible qui soit, tout de même… Mais l’instant de terreur était passé. Antoine venait d’en arriver à cette conclusion lorsqu’il se rendit compte qu’il ne pouvait pas bouger, et que sa respiration était bloquée. Et qu’une douleur au ventre et dans la gorge se mettaient à le lanciner à nouveau. Il ne voulait pas faire de conclusion hâtive, mais quelqu’un semblait lui avoir grimpé dessus, un genou planté dans son ventre, afin de passer ses mains autours de sa gorge et de serrer bien fort. Les cheveux lui obscurcissant la vue du plafond de sa cabine bougèrent alors un peu, lui révélant… le visage d’Aurélie. Ses yeux étaient révulsés, et sa respiration était rauque. C’était elle qui était en train de l’étrangler. Le cauchemar avait cédé la place à une réalité bien plus horrible encore.
Dimanche 14 décembre 2014, RMS Titanic, 05h30.
Tiphaine, son appareil-photos à la main, était en train de photographier la Cité Interdite, sur la place Tien’Anmen de Pékin. Elle était accompagnée de son fidèle Manouk, qui était en train de grignoter le bas du pantalon du guide touristique qu’on lui avait attribué. En temps normal, Tiphaine aurait grondé son chien : on ne portait pas ainsi atteinte au tourisme de l’Empire du Milieu ! Peut-être même que Manouk pourrait être jugé dans un tribunal où le visage de Mao Zedong, imprimé sur une bannière au mur, les regarderait sévèrement ! Mais Tiphaine, qui expérimentait parfois les rêves lucides, avait compris qu’elle rêvait. C’était devenu évident quand elle avait croisé Charles Lightoller à la barre de la Grande Muraille de Chine, qui flottait sur la Mer Jaune. Il lui avait d’ailleurs indiqué que la prochaine escale du mur serait Dalbeattie, en Écosse, afin qu’ils aillent « faire un câlin à Murdoch tous les deux car il leur manquait ». Mais Manouk devint soudain incontrôlable. Il se mit à bondir et à aboyer autour d’elle, la faisant bouger au dernier moment et rendant sa photographie du monument toute floue.
- Manouk, enfin ! Tu m’as fait rater ma photo ! Tu sais pourtant que la Cité Interdite n’apparait qu’une fois tous les mois !
C’était le cas. À la place du joyau architectural, il ne restait plus qu’une niche à chien. Elle semblait fort minuscule et austère, si l’on comparait au monument de l’ère Ming. Mais Manouk n’en avait cure : il continuait à bondir, ses aboiements redoublant de puissance.
- Veux-tu bien cesser d’aboyer et parler correctement ? Je ne te paie pas des cours d’italien pour rien, bon sang !
Mais le golden retriever ne paraissait guère sensible, en cet instant, à vouloir s’essayer aux accents de la langue de Dante. Sans plus de cérémonie, il se jeta sur Tiphaine, la renversant, et commença à lui donner des coups de langue sur le visage.
- Manouk, enfin, ce n’est pas très hygiénique !
En même temps qu’elle protestait, elle tentait de le repousser avec énergie. Ce qui était compliqué, car il s’était assis sur l’estomac de la jeune femme : ce n’était guère agréable. Tout devint beaucoup plus sombre cependant, et Tiphaine s’aperçut alors qu’elle agitait les bras… alors qu’elle était au lit, dans sa cabine du Titanic. La couverture avait connu des jours meilleurs, et elle arrêta d’agiter les bras afin de ne pas la transformer en une charpie informe de tissu (Nicolas voudrait sans doute lui faire tout recoudre, sinon). Il lui fallut quelques secondes pour comprendre ce qui s’était passé.
- Eh bien. Ce fut un rêve extrêmement bizarre.
Toutefois, elle ne comprenait pas pourquoi le poids qu’elle avait ressenti sur l’estomac ne disparaissait pas. C’est alors qu’elle se faisait cette réflexion qu’elle remarqua l’éclat de deux petits yeux brillants juste devant les siens. Avant de recevoir un coup de langue sur le nez. Elle poussa un hurlement perçant.
Dimanche 14 décembre 2014, RMS Titanic, 06h00.
Guillaume se réveilla en sursaut lorsqu’il entendit Tiphaine hurler. Il jaillit tel la foudre hors de son lit et se précipita vers sa porte, avant de faire demi-tour et d’enfiler son caleçon et son T-shirt. Tiphaine était Tiphaine : elle était capable de le rouspéter s’il débarquait nu dans sa chambre, et ce même si elle était menacée par la bande des frères Dalton et le patron de Monsanto armés de tronçonneuses. Une fois décemment vêtu, il déboula dans la coursive, et poussa violemment la porte – entrebâillée – de Tiphaine. En plus des hurlements, il avait la curieuse impression d’avoir entendu aboyer. Guillaume alluma la lumière, et découvrit… Tiphaine, hébétée au milieu de ses couvertures qui ne ressemblaient plus à rien.
- Tiphaine ?! Ça va ? Pourquoi tu as hurlé ?
- On… quelque chose m’a léchée pendant que je dormais !
- On t’a… mais… Pourquoi ?
- Qu’est-ce que j’en sais, Guillaume, enfin ?!
- Je… je t’ai aussi entendue… Enfin, j’ai entendu… Tu as aboyé ?
- Je t’en pose, des questions, moi ?!
On entendit alors un faible aboiement, et la couverture en désordre remua. Tiphaine poussa un nouveau cri. Quelque part derrière eux, on put entendre la voix étouffée de Denis.
- Je veux bien que vous vous découvriez l’un l’autre, Tiphaine et Guillaume, mais faites-le en silence, merde !
Tiphaine devint rouge comme une pivoine, tandis que Guillaume arrachait brusquement la couverture. Heureusement que Tiphaine avait dormi avec des habits… Tous deux étouffèrent un cri d’exclamation : un chien était allongé sur le ventre de Tiphaine ! Il s’agissait d’un animal de petite taille, mais assez enrobé, de la race du shi-tzu. Sa robe était blanche à tâches marrons, ses poils coupés mi-longs.
- Mais, Tiphaine, qu’est-ce que…
- Je tiens à te rassurer, Guillaume. Il ne s’agit pas d’un de mes prétendants… Et c’est d’ailleurs une femelle, je crois…
La chienne semblait affectueuse : elle lécha à plusieurs reprises la main de Tiphaine, un peu plus calme désormais.
- Mais comment est-elle arrivée là ?
- Ta porte était entrouverte…
- Je suis pourtant sûre de l’avoir fermée !
- Hé ! Elle va où ?!
La chienne avait subitement bondi en aboyant. Elle sauta du lit, et fonça vers la porte de la cabine d’Aurélie et Antoine, contre laquelle elle se mit à gratter furieusement tout en aboyant.
Samedi 13 décembre 2014, RMS Titanic, 06h15.
Denis, excédé, se redressa et alluma la lumière de sa cabine. Que Tiphaine et Guillaume fassent… ce qu’ils fassent pas très discrètement ? Passe encore ! Mais s’amuser à aboyer comme un chien et réveiller tout le bateau ? Ces pitreries allaient cesser ! Il s’habilla rapidement, sortit dans la coursive, et entra en bourrasque dans la cabine de Tiphaine. Là, il constata que Guillaume, pas beaucoup vêtu, était debout face au lit, et que Tiphaine, pas beaucoup plus vêtue, venait de s’en lever : elle était en train de passer son pull. Il avisa ensuite la couverture, dévastée, avant de siffler et de regarder à nouveau l’étudiant en droit.
- Eh bien, Guillaume, tu n’y es pas allé de main morte !
Le concerné demeura interdit.
- Euh… Quoi ? Où veux-tu en venir ?
Heureusement pour lui, de nouveaux aboiements provenant de la coursive le dispensèrent de répondre. Denis tourna la tête derrière lui, avant de regarder à nouveau Tiphaine et Guillaume, fronçant les sourcils.
- Ce n’est pas vous qui étiez en train d’aboyer ?
Tiphaine le regarda d’un air qui semblait indiquer qu’elle s’inquiétait pour la santé mentale de son ami.
- Euh, Denis… Pourquoi aboierions-nous ?
Nouveaux aboiements encore. Denis sortit de la cabine, et regarda le shi-tzu qui continuait de s’acharner contre la porte. Il fut rejoint par Tiphaine et Guillaume.
- Que fait ce chien ici ?
- C’est justement ce que je souhaitais demander à Tiphaine.
- Je n’en ai pas la moindre idée. Je me suis battue avec au réveil…
- Hein ? C’était pour ça, les cris et la couverture ruinée ?
- Ben… Oui, Denis. Tu pensais à quoi d’autre ?
- … À rien du tout.
Guillaume, qui venait de deviner à quoi pensait Denis, préféra réorienter la conversation vers des eaux moins troubles.
- D’après ce que j’ai compris, Tiphaine a été réveillée par cette chienne, qui était en train de lui lécher le visage.
- Une expérience inoubliable qui, j’espère, restera unique…
- Je te crois, Tiphaine, ne t’en fais pas. Par contre, outre le fait que je ne comprends pas d’où vient cet animal… J’ai l’étrange impression de l’avoir déjà vu quelque part. Mais je ne sais plus où…
- Dis, Tiphaine, elle t’a mordu ?
- Non, Guillaume. Excepté le ‘’cadeau de réveil’’, elle a juste aboyé.
Et aboyer, la chienne le faisait toujours, de plus en plus fort.
- Mais pourquoi fait-elle ça ?
- Je ne sais pas, Guillaume. Où sont Aurélie et Antoine ?
- Ben, dans leur cabine. Où veux-tu qu’ils soient, Tiphaine ? Tu as vu l’heure ?
Denis parut brusquement inquiet.
- Pardon ?! Aurélie et Antoine sont censés être là-dedans, mais n’ouvrent pas avec ce tintamarre à leur porte ?
Le regard de Tiphaine se troubla.
- Effectivement, c’est anormal. Ouvrons cette porte.
Guillaume, qui était le plus près de la porte, posa sa main sur la poignée et l’actionna. Sans résultat.
- C’est fermé.
- Allons bon ! Passons par leur salon.
Ils tentèrent de passer par là, mais la porte était verrouillée là aussi.
- Décidément ! On va passer par chez Sonia.
Ils joignirent le geste à la parole… sans succès. Cette fois-ci, pas à cause du verrouillage de la porte, mais parce que la poignée de la porte resta dans la main de Guillaume. Ils entendirent la partie opposée de la poignée tomber au sol avec un bruit sonore, de l’autre côté de la porte.
- Mais ! Serions-nous ensorcelés ?
- Ce serait l’explication la plus logique, Denis. À moins que seul Guillaume soit maudit.
- Grmmmbl… On va essayer chez Elodie. On perd un temps fou… Espérons qu’il n’arrive rien à Aurélie et Antoine. On s’inquiète sans doute pour pas grand-chose, mais je préfère vérifier…
Chez Elodie, la porte s’ouvrit (enfin). Ils entrèrent donc dans la cabine, allumèrent la lumière… et eurent la surprise de découvrir le lit vide et défait.
- Bah ?
- Mais où est donc Elodie ?
- On s’en occupera plus tard. Elle est sans doute allée aux toilettes.
Tous trois empruntèrent la petite coursive donnant accès aux sanitaires et menant chez Sonia. Ils eurent la décence de toquer avant d’entrer. Sonia sursauta lorsqu’ils allumèrent la lumière. Elle semblait avoir dormi toute habillée.
- Mais ! Qu’est-ce que vous f…
Elle s’interrompit, tendant l’oreille.
- C’est bizarre, j’entends aboyer.
- Oui, Sonia. Une shi-tzu est sortie d’on ne sait où, et cherche à tout prix à rentrer dans la cabine d’Aurélie et Antoine. Qui est fermée. On passe donc par les cabines pour aller vérifier ce qui se passe.
- Oh non… Qu’est-ce qui se passe, encore ?...
- Comment ça, « encore ? ».
- Rien, Denis ; rien de rien.
Denis ne paraissait guère convaincu par la réponse, mais il n’avait pas le temps d’argumenter. Sonia rejoignit leur petit groupe alors qu’ils entraient dans la cabine d’Aurélie et Antoine via la porte communiquant avec celle de Sonia. Heureusement, elle n’avait pas été verrouillée. Une fois la porte entrouverte, on entendit distinctement la chienne qui n’avait cessé de se heurter à la porte… et un râle ? Tiphaine alluma. Et tous poussèrent un cri.
Aurélie, les yeux révulsés et poussant des râles, était agenouillée sur Antoine, dans leur lit, et était en train de l’étrangler. Les membres d’Antoine pendaient dans le vide et remuaient faiblement pour tenter d’empêcher sa dulcinée de le tuer. Tout le monde s’était figé en découvrant l’horreur de la situation. Heureusement, Denis reprit rapidement ses esprits, et se précipita vers Aurélie pour l’empêcher de commettre l’irréparable. Mais Aurélie, sans même tourner la tête vers lui, desserra sa prise sur la gorge d’Antoine et retira l’un de ses bras qui exerçaient leur emprise sur le malheureux. Elle positionna son bras levé, derrière elle, poing tendu. Poing que se prit Denis en pleine face pendant qu’il se précipitait vers elle. Sonné, il recula en titubant, puis se prit les pieds dans le fauteuil situé devant la coiffeuse avant de s’écrouler dessus. Il céda sous son poids, projetant des éclats de bois un peu partout. Denis ne se releva pas. Tiphaine, qui ne savait du tout quoi faire, alla ouvrir la porte donnant sur la coursive sans trop comprendre pourquoi elle faisait ça. Immédiatement, la chienne entra dans la cabine en aboyant de toutes ses forces et se jeta d’un bond sur Aurélie, qu’elle mordit au bras gauche. Immédiatement, la jeune femme s’effondra sur son compagnon : elle semblait évanouie.
Il y eut un long moment de blanc, dans la cabine désormais silencieuse. La chienne s’était placée juste à côté de l’épaule droite d’Antoine et avait posé sa truffe contre sa gorge : elle n’aboyait plus et gémissait. Elodie et Sonia sentaient leur cœur battre à tout rompre. Tiphaine avait la nausée. Denis gisait toujours au sol au milieu des restes du fauteuil, inconscient. Et Guillaume n’arrivait même pas à assimiler ce qu’il venait de voir : son ami avait failli être assassiné par la personne qui partageait sa vie. C’était dingue, totalement dingue. Lentement, chacun reprit ses esprits. Tiphaine s’agenouilla auprès de Denis. Sonia s’assit, semblant en état de choc. Guillaume lui, s’était approché du lit pour voir si Antoine était… enfin, s’il n’était pas… Mais il n’eut pas le temps de vérifier. Ranimé par Tiphaine, Denis l’avait poussée sans ménagement pour se relever, puis s’était précipité vers le lit. Là, il en chassa violemment Aurélie en l’éjectant au sol : elle y tomba avec un bruit sourd (en compagnie du chien, qui poussa un aboiement de protestation). Il se pencha ensuite sur Antoine… et introduisit sa main dans sa bouche comme s’il y cherchait quelque chose. Guillaume le regardait faire, un air insondable au visage.
- Denis, qu’est- ce que tu…
- Quand tu étrangles quelqu’un, ça peut déformer la trachée ou déplacer la base de la langue, ce qui cause une asphyxie. Si on est dans le premier cas, on ne peut plus rien faire. Si c’est le deuxième, il y a une chance pour que… Ah, je crois que j’y suis…
Il sembla tirer (ou pousser ?) quelque chose. Il retira ensuite sa main de la gorge d’Antoine… et le secoua assez fort.
- Allez, Antoine, ne m’oblige pas à te faire du bouche-à-bouche !
Fort heureusement, il n’en fut rien. Antoine se redressa brusquement, et reprit sa respiration après une horrible quinte de toux. Il était dans un état épouvantable. Sa face était violacée, un filet de sang coulait à la commissure de ses lèvres, et le blanc de ses yeux était constellé de taches rouges, signe d’une hémorragie pétéchiale caractéristique d’une strangulation.
- Qu’est-ce que…
Il s’interrompit et toussa à nouveau : sa voix était atrocement rauque. Ce fut Guillaume qui lui annonça la terrible nouvelle.
- Aurélie a essayé de te tuer.
- Ce… n’était pas un cauchemar ?...
- Non.
Ce fut à cet instant que l’intéressée (qui était à présent couverte de coups de langue par la chienne) reprit connaissance. Elle se redressa, chancelante, et regarda autour d’elle. De Sonia, prostrée sur le lit, à Tiphaine, qui paraissait sur le point de lui sauter dessus ; en passant par Guillaume, qui la regardait comme on regarde un tueur en série. Mais ce n’était pas le plus bizarre. Son fauteuil était en miettes, quelqu’un l’avait mordue au bras, il y avait à côté d’elle un chien qu’elle ne connaissait ni d’Eve ni d’Adam… Sans oublier Denis qui avait une ecchymose au visage, et son Antoine… Antoine ?!
- Antoine !! Qu’est-ce qu’il t’est arrivé ?!
- Je crois que c’est plutôt à toi de nous fournir une réponse à cette question, Aurélie !
Guillaume avait jeté cette question au visage d’Aurélie comme s’il présidait le tribunal de Nuremberg. Tiphaine, elle, avait pris un air extrêmement sombre…
- Je vais chercher des menottes chez le Capitaine d’Armes, je reviens…
Mais à peine avait-elle fait un pas vers la porte que la chienne s’était précipitée vers l’entrebâillement de celle-ci. D’un aboiement, elle lui interdit le passage.
- Mais qu’est-ce que c’est que cet animal ?! Que veut-il ?! Quels sont ses réseaux ?!
La réponse à cette question fut apportée par Sonia, qui décida de sortir de son silence.
- C’est Ouate. La chienne de Vincent. Elle est morte en 2010. Il avait mis une image d’elle sur Facebook.
Et l’ambiance générale, qui était déjà aussi étrange qu’inquiétante, devint encore plus étrange et inquiétante.
Samedi 13 décembre 2014, RMS Titanic, 06h20.
Nicolas poussa un profond soupir, et ouvrit les yeux. Depuis maintenant une demi-heure, il avait entendu des cris, des pas précipités, le bruit caractéristique d’une poignée de porte cassée (qui allait-il devoir réprimander cette fois-ci ?) et même des aboiements. Ce n’était pas le paquebot de rêves, mais un véritable zoo. Et voilà qu’à présent, il entendait plusieurs personnes chuchoter assez peu discrètement dans la cabine de sa voisine Elodie. Sans doute y aurait-il incessamment sous peu une orgie particulièrement bruyante ? Heureusement, il n’en fut rien. Alors que le silence semblait revenir (enfin, plus ou moins : il venait d’entendre au loin un fracas de bois semblant indiquer que quelqu’un avait détruit un meuble), Nicolas espérait pouvoir se rendormir. En effet, ses nerfs étaient quelque peu en pelote depuis qu’il se trouvait à bord, notamment car tout le monde semblait avoir décidé de démolir le plus de choses sur ce navire.
Hélas pour lui, sa vessie décida de jouer les contestatrices, et lui indiqua qu’il ferait mieux de se rendre sous peu dans les toilettes les plus proches. Vaincu par la physique des liquides, il se leva, s’habilla rapidement, et sortit dans la coursive. Il y marcha prestement jusqu’à sa destination : les toilettes des hommes. Tiphaine leur avait certes dit qu’ils pouvaient utiliser celles des dames, plus proches ; mais la cabine occupée par Nicolas se trouvait à égale distance de celles des messieurs et des dames. Et de toute façon, il préférait respecter les normes établies, et agir en fonction de la place des choses. Après tout, si l’innérable Thomas Andrews avait placé ici des toilettes pour la gent masculine, c’était pour qu’elles soient utilisées : c’était tout, c’était comme ça.
Une fois à l’intérieur, où ne se trouvait aucune source de lumière, il fut tenté de ne pas allumer. En effet, il connaissait le navire avec un tel luxe de détails qu’il pouvait littéralement tout y faire les yeux fermés (sauf peut-être lire ou observer les vitraux du Fumoir (et encore)). Mais un accident de visée était toujours possible, et il préféra donc ne pas tenter le diable. Machinalement, il utilisa une cabine au lieu des urinoirs (il ne les avait jamais portés dans son cœur, même si personne ou presque ne risquait de les utiliser sur ce navire actuellement). Il avait tout juste terminé quand on frappa à la porte. La porte de la cabine. Plusieurs fois, répétitivement, après un temps d’arrêt marqué à chaque fois. Surpris, Nicolas se retourna, et remarqua qu’à travers le jour situé entre le bas de la porte et le carrelage, on pouvait distinguer deux pieds… Nicolas n’était pas expert en pieds (sauf peut-être en pieds de table du Titanic), mais il lui semblait que ceux-ci appartenaient à une fille. Pourquoi donc une fille serait venue dans les toilettes de ses pairs masculins alors que celles qui leurs étaient dévolues se trouvaient plus près ? C’était bizarre. On aurait dit que cette fille était venue spécialement attendre Nicolas ici… Ce qui était encore plus bizarre. Les coups portés sur la porte redoublèrent, au point que Nicolas en vienne à craindre qu’elle ne sorte de ses gonds.
- Mais… Qu’est-ce que tu fais ?! Arrête de taper sur cette porte !
Les coups cessèrent aussitôt. Nicolas soupira sans trop savoir pourquoi. Sans doute car il était assez dérangeant que quelqu’un mette tant d’ardeur à vouloir le voir aux toilettes. Il allait déverrouiller la porte quand un couteau traversa le panneau de bois, juste au-dessus de là où il avait posé le plat de sa main pour pousser la porte une fois ouverte. Il hurla, son cri se répercutant contre les murs de métal, les poutres rivetées, et les tuyaux épais fixés au plafond.
Samedi 13 décembre 2014, RMS Titanic, 06h30.
Guillaume tentait d’expliquer la situation qui semblait aussi brumeuse qu’une lande de bruyère des Côtes-d’Armor.
- Résumons. Nous trouvons Aurélie en flagrant délit d’assassinat, la préméditation étant évidente au regard du lien qu’entretient l’auteur du crime avec la victime. De tels faits, comme présentés à l’article 221-3 du Code pénal…
- Guillaume, on n’est pas dans un devoir juridique de cas pratique…
- Ne me coupe pas, Tiphaine, s’il te plaît.
- Euh, jusqu’à preuve du contraire, je m’appelle Denis et ne suis pas une femme.
- Euh, désolé, c’est l’habitude avec Tiphaine, je…
- Qu’est-ce que tu veux dire, Guillaume ?!
- Oh, Tiphaine, ne commence pas ça, je…
Le juriste s’interrompit en voyant le double-regard (dédaigneux pour Denis, furibond pour Tiphaine) pointé sur lui, et choisit courageusement de poursuivre son exposé en regardant le plafond.
- Je disais donc qu’Aurélie a tenté d’assassiner Antoine, et…
- Arrête de dire ça, Guillaume !
Aurélie était en larmes, le visage dissimulé derrière ses mains depuis qu’on lui avait appris ce qu’elle avait tenté de faire. Elle n’en avait aucun souvenir... Antoine, de son côté, n’avait plus dit un mot.
- Désolé, Aurélie, mais tu n’étais pas en train de lui masser la gorge !
Les larmes d’Aurélie redoublèrent.
- Je le sais bien, mais puisque je te dis que je ne me souviens de rien !
Tiphaine haussa les yeux.
- C’est un peu facile de dire ça, Aurélie. Je suis d’accord avec Guillaume.
- Pour une fois…
- Comment ça « pour une fois » ?!
Sonia, à qui l’on devait le « pour une fois », se leva soudain de sa prostration et se dirigea vers Aurélie (qui était à nouveau affalée sur le coin de sol où Denis l’avait éjectée sans ménagement : personne n’avait daigné la relever quand elle s’était effondrée en apprenant la nouvelle). Elle sembla la juger sévèrement… avant de sourire et de lui tendre la main. Aurélie la saisit, incrédule.
- Moi, je la crois.
Tiphaine n’aurait pas eu un air différent si on lui avait annulé son Noël.
- Donc, si demain on me trouve en train d’étrangler Guillaume, j’aurais juste à dire que je ne me souviens de rien après ! Ce sera parfaitement normal !
- Bah… Oui… Vous passez votre temps à vous embrouiller, ce sera la suite logique des choses…
Estomaquée, Tiphaine regarda Sonia qui venait de balancer cette pique. Elle était en forme, ce matin ! Non contente de son effet, elle en profita pour surenchérir.
- C’est d’ailleurs curieux que tu aies choisi Guillaume comme exemple. Pourquoi pas Denis ou Nicolas ?
- Tu n’es qu’une espèce de sale…
Juste après que le prénom du Techie eut été prononcé, on entendit le concerné hurler au loin. Tiphaine leva les yeux au ciel : personne n’avait entendu son insulte qui avait été
- Quand on parle du loup… Qu’est-ce qu’il a encore ? Quelqu’un ici a éraflé une boiserie ou taché une moquette ?
Mais son air narquois disparut quand ils entendirent les cris redoubler de puissance. Et on en distinguait à présent clairement le ton : ce n’était pas des cris de colère. C’était des cris de panique. La chienne Ouate avait recommencé à s’agiter. Denis fronça les sourcils.
- J’ai cru entendre le mot « couteau »… Peut-être que l’un de nous a sali l’argenterie du Restaurant à la Carte, mais je ne pense pas qu’un tel crime, aussi grave soit-il selon l’échelle nicoléenne des choses, plongerait Nicolas dans cet état. On devrait aller voir.
Tiphaine regarda alternativement Denis, Aurélie, et Sonia, avant de fixer son regard sur cette dernière.
- On en reparle après. Tu ne perds rien pour attendre, et tu auras ce que tu mérites.
- Ce que je mérite ? Tu comptes me présenter des excuses, donc ?
Le sang de Tiphaine ne fit qu’un tour, mais elle s’abstint de répondre à l’énième provocation de Sonia. Elle sortit en vitesse de la cabine en attrapant Guillaume et Denis par la manche, sans les avoir consultés. Elle repoussa pourtant Guillaume dans la cabine une seconde plus tard, comme si le choisir comme coéquipier pouvait confirmer les assertions de Sonia. Guillaume paraissait penaud, jusqu’à ce que Denis le rejoigne une autre seconde plus tard.
- Va avec elle, Guillaume. Je reste ici pour interroger Aurélie avec un peu plus de…
- Dignité ?
- Sonia, arrête de balancer du charbon sur le feu… Vas-y, Guillaume. Toi et Tiphaine n’aurez pas trop de mal à maîtriser Nicolas si son souci de couteau le rend trop agité.
Tiphaine, qui était elle aussi revenue dans la cabine entre temps, accusa le coup et ressortit avec Guillaume sans prononcer un mot. La chienne (dont ils ne pouvaient ni savaient toujours pas expliquer la présence passablement morbide) les suivit, et leur passa devant pour ouvrir le chemin. Elle grognait.
Après quelques pas, Guillaume posa la question qui lui trottait dans la tête.
- Mais c’est vrai ça, pourquoi m’avoir choisi comme exemple et pas Denis ou Ni…
- Oh, je t’en prie, Guillaume : est-ce que c’est vraiment le moment ?!
- Tu dis ça à chaque fois.
- Nicolas n’est pas en train d’hurler comme si on voulait l’assassiner à chaque fois que l’on parle !
Ils étaient arrivés devant la porte de la pièce où se trouvait Nicolas (toujours en train d’hurler) lorsqu’elle avait achevé sa phrase.
- Oh, tu sais, Tiphaine, je ne pense pas qu’on soit en train de l’assassiner. Deux fois dans la même matinée, cela ferait beaucoup…
Il poussa la porte… révélant une scène d’assassinat. Ou tout du moins ce qui s’apprêtait à en devenir une. Elodie, cheveux défaits et yeux révulsés, était entourée d’éclats de bois semblant provenir d’une des portes des cabinets. Elle tenait de la main droite par les cheveux Nicolas, qui hurlait de toutes ses forces en se débattant. De sa main gauche, elle pressait un couteau contre sa gorge, et paraissait sur le point de s’en servir d’une seconde à l’autre. Tiphaine comme Guillaume étaient pétrifiés. Notifiant leur présence, Elodie envoya vivement Nicolas contre l’un des lavabos, qu’il heurta tête la première. Gisant au sol, il ne hurla ni ne bougea plus. La demi-seconde d’après, Elodie avait envoyé droit sur Tiphaine son couteau, qui vint se planter dans le chambranle de la porte, à quelques millimètres de sa gorge. Constant qu’elle avait raté son coup, Elodie se précipita vers eux en levant les bras et en poussant des râles. Mais avant qu’elle ne les atteigne, la chienne bondit en avant en aboyant et percuta Elodie de plein fouet, qui tomba en arrière. Elle se débattit un instant, avant de s’affaler complètement sur le sol, comme évanouie. Une trace de morsure était présente à son bras gauche. Ouate trottina jusqu’à Nicolas, et se mit à lui lécher sa tempe qui avait heurté le lavabo avec force. On n’entendait plus rien, si ce n’était les couinements du chien. Tiphaine et Guillaume étaient bouche-bée.
- … Il… Il faut avertir les autres. Vas-y. Je reste ici pour veiller sur… la situation.
- Pas question. Je ne te laisse pas seule.
- Je ne suis pas seule, Nicolas est là. Et Elodie hors d’état de nuire. Qu’est-ce qui lui a donc pris ?...
- Nicolas est dans les pommes. Et si Elodie se réveille ? Il n’y a personne pour te défendre.
- Guillaume, tu apprendras que je sais me défendre toute seule.
- On a vu ça avec le couteau qui a failli te…
Mais Tiphaine, à nouveau agacée, le coupa.
- Mais il n’est rien arrivé. Si on a survécu ensuite, c’est grâce à ce chien, pas à toi. Tu n’as été d’aucune utilité, sans vouloir te vexer.
Guillaume sortit de la pièce sans dire un mot. Il devait avoir été vexé…
Samedi 13 décembre 2014, RMS Titanic, 06h40.
Aurélie était assise sur le lit d’une place (il y en avait deux dans la cabine) entre Sonia et Denis. Ils avaient longuement parlé. Ces derniers semblaient avoir privilégié la psychologie et la douceur pour comprendre les intentions d’Aurélie, plutôt que la posture légaliste et rigoriste adoptée par Tiphaine et Guillaume. Sonia avait d’ailleurs pris la main d’Aurélie dans la sienne. Antoine, lui, était toujours à moitié allongé dans le lit deux places et était demeuré silencieux.
- Tu comprends, Aurélie, que pour Sonia, moi, et les autres qui arrivons dans ta cabine et découvrons ce spectacle horrifiant, il est difficile de passer outre ce que nous avons vu. Nous venons de faire le point sur tout ce qui avait pu t’amener à faire ça. Or, tu n’avais pas consommé d’alcool en trop grande quantité, encore moins de drogue… Cela ne ressemblait nullement à du somnambulisme… Vu ton jeune âge, on peut exclure la démence sénile et ce qui y est lié… En fait, il n’y a que deux explications. Soit, tu as véritablement tenté sciemment de tuer Antoine…
- Mais !! Je n’ai…
- Sonia et moi en somme convaincus, Aurélie ! Je te répète que nous te croyons ! Soit l’autre explication est… qu’il n’y a pas d’explication. On en viendrait presque à souhaiter que quelqu’un d’autre manque de se faire tuer pour…
Guillaume venait d’entrer dans la cabine. Il était tout pâle.
- … pour… euh… Oui, Guillaume ? Tu n’as pas l’air bien. Oh, mon Dieu, je n’aurais pas dû dire ce que je viens de dire. Tu ne viens pas de tuer Tiphaine, hein ?
Il était impossible de déterminer si Denis avait tenté de faire de l’humour (noir), ou si sa question était parfaitement sérieuse.
- Non, non.
- Ah, c’est… une bonne nouvelle !
- Par contre… On vient d’empêcher Elodie d’égorger Nicolas dans les toilettes…
- …
- Voilà… Euh, j’y retourne, Tiphaine est toute seule là-bas, et… enfin voilà.
Denis, médusé, regarda Sonia, puis Aurélie, puis à nouveau Sonia. Qui paraissait presque blasée.
- Vous savez quoi ? Je crois que plus le temps passe, et plus ce navire est en train de nous rendre dingues. Si on était dans une histoire, j’irais botter les fesses de l’auteur pour nous avoir obligé à subir tout ça.
- Mais, Sonia… Tu dis « plus le temps passe » ou « tout ça »… Est-ce qu’il t’est arrivé quelque chose de particulier ? Avant… les événements de ce matin ?
Mais avant que Sonia ne puisse répondre, Antoine s’était levé et posté devant Aurélie. Main tendue vers elle.
- Je vais chercher du miel à la cuisine pour ma gorge. Avec Aurélie. Histoire que je puisse à nouveau parler à peu près correctement. Rejoignez les autres pendant ce temps.
Denis avait réprimé une grimace en entendant la voix (très rauque) d’Antoine, et ne paraissait toujours pas complètement rassuré quant à la fiabilité d’Aurélie.
- Antoine, tu es sûr que…
- Denis, j’ai toute confiance en elle.
Sonia se leva en claquant des mains.
- Très bien ! De base, je la croyais ; mais si tu lui fais confiance, je la crois encore plus. Allez-y, dans ce cas. Vous nous retrouverez à… aux toilettes, si je me souviens bien de ce que Guillaume nous a annoncé.
Le couple s’en alla vers le Pont D, pendant que Sonia et Denis partaient vers les toilettes. Ils se retrouvèrent rapidement devant la porte, mais une question de Denis repoussa son ouverture à plus tard.
- Sonia ?
- Oui ?
- Tu disais tout à l’heure que tu avais vécu des choses particulières avant…
La porte des toilettes s’ouvrit soudainement en grand, livrant le passage à un Nicolas visiblement terrifié (et assommant à moitié Sonia, qui se trouvait juste dans l’espace d’ouverture).
- IL EST HORS DE QUESTION QUE JE RESTE DANS LA MÊME PIÈCE QU’ELLE, TU ENTENDS ?!
- Mais Nicolas, elle est évanouie ! Elle ne va rien te faire !
- ELLE A ESSAYÉ DE ME TUER, TIPHAINE !
- Il y a peut-être une explication, comme pour Aurélie !
- Comment ça, comme pour Aurélie ?! ET PUIS, EN PLUS, ELLE A DÉTRUIT LA MAGNIFIQUE PORTE DES CABINETS OÙ JE ME TROUVAIS !
- OH, NICOLAS ! Tu te calmes.
Cette formule prononcée d’un ton calme mais menaçant par Tiphaine eut pour effet de cesser de faire hurler le Titanicophile. Il demeura toutefois caché derrière la silhouette massive de Denis, comme un CRS derrière son bouclier anti-émeute. Denis s’était un peu abaissé pour relever Sonia, qui était tombée sous le choc de l’ouverture de la porte. Heureusement, elle n’avait pas trop souffert.
- Sonia, qu’allais-tu me répondre ?
- Eh bien, je…
- Mais, vous avez laissé Antoine et Aurélie seuls ?
- MAIS BORDEL, TU VAS LA FERMER, TIPHAINE ?!
Tiphaine ouvrit des yeux ronds en regardant Denis, qui venait d’exploser. Celui-ci devint tout penaud.
- Excuse-moi… Excuse-moi, je suis désolé… C’est juste que je m’acharne à poser une question à Sonia depuis tout à l’heure, et à chaque fois, on me cou…
- Tu n’as pas à parler comme ça à Tiphaine, Denis.
- Merci, Guillaume, mais je peux dire ça moi-même à Denis !… Tu n’as pas à parler comme ça à Tiph… enfin à moi… enfin me parler… Bon, bref, je crois que tu as compris.
Guillaume baissa la tête pour dissimuler un léger sourire narquois. Tiphaine reprit la parole après avoir fixé Denis pendant quelques secondes. Un peu trop fixement pour qu’on puisse envisager qu’elle serait la prochaine Titanicophile-meurtrière et Denis le prochain Titanicophile-victime.
- Donc, Antoine et Aurélie ?
Ce fut Sonia qui répondit.
- Il est allé s’occuper de sa gorge à la cuisine.
- Vous l’avez laissé y aller seul ?
- Non, Aurélie l’a accompagné.
Tiphaine parut aussi scandalisée que si Antoine avait été accompagné à la cuisine par Lucifer en personne.
- Mais tu es folle ?! Qu’est-ce qui nous dit qu’elle ne va pas encore chercher à « s’occuper » de la gorge d’Antoine, pendant qu’ils ne sont que deux ?!
- Tu peux éviter de me traiter de folle ?! La décision a été prise en concertation avec Denis !
- Euh, en fait, je n’étais pas à 100% d’accord pour laisser…
- Et tu laisses faire ça, Denis ?! Je te rappelle que tu es un peu le meneur de notre groupe, et qu’à ce titre, tu…
- Non mais voyez-vous ça ! Tiphaine, nous sommes tous grands ici ! Je pense que l’on n’est pas obligés de passer par le contreseing de Denis à chaque fois qu’on doit aller pisser !
- Surveille ton langage, Sonia !
- TOI, surveille ton langage, Tiphaine ! Tu étais à deux doigts de m’insulter tout à l’heure !
- Mais tu ne t’es pas entendue, tout à l’heure ! Tu étais ordurière !! Mets-les toi, ces deux doigts, ça t’apaisera peut-être un peu !
- Euh, Tiphaine, Sonia, calm…
- La ferme, Guillaume !
- Tais-toi, Guillaume, on parle !
- Euh, et sinon, je rappelle qu’on a tenté de me...
- Arrête de tout ramener à toi, Nicolas ! Antoine aussi a failli se faire tuer, et il n’en fait pas toute une montagne !
- Pardon, Tiphaine ?! Tu t’entends parler, là ?! Et d’abord, qu’est-ce que c’est que cette histoire d’Antoine qui se fait tuer et d’Aurélie meurtrière ?!
- Bon, si on allait se calmer en allant manger un…
- Oh, pitié, Denis, fiche-nous la paix avec tes foutues brioches !
- Tiphaine, tu dépasses les bornes !
- Bon, ça va Denis, Tiphaine a le droit de…
- Oh, Guillaume, bombe un peu le torse et cesse de faire ta carpette, bon sang !
- Denis, je ne te permets pas de parler comme ça à Guillaume !!
- Ben voilà, maintenant c’est Tiphaine qui défend Guillaume… C’est pas mignon, ça, Denis ?
- Bon, ben, en parlant de carpettes, vu que tout le monde s’en fiche qu’on ait tenté de m’assassiner, je vais aller étudier celles des suites de luxe, en espérant que personne d’embusqué ne tente de m’y achever avec une autre pièce d’argenterie, d’accord ?
- C’est ça, Nicolas, vas-y !! Sonia, je ne sais pas si c’est la mauvaise période du mois pour toi, mais il va falloir que tu cesses de…
- … faire comme toi ? La mauvaise période du mois, c’est trente jours par mois, chez toi, je crois ?
- ESPÈCE DE…
- VOUS ALLEZ FERMER VOS GRANDES GUEULES ENFARINÉES, OUAIS ?!!!
Tout le monde se tourna vers Elodie, qui venait d’hurler ça en se relevant, et resta coi.
- Désolée, j’avais envie d’imiter Hichens. On peut savoir pourquoi vous paraissez prêts à vous entretuer ? Et, euh, pourquoi Nicolas se cache derrière Denis ?
- Ben, toi qui parlais de s’entretuer, tu devrais le savoir, non ?!
- Quoi ?... Mais, Nicolas… qu’est-ce que tu racontes ?...
Tiphaine leva les yeux au ciel.
- Ben voyons, encore une amnésique…
Sonia évita de commenter le sarcasme de Tiphaine, histoire de ne pas relancer la Troisième Guerre mondiale qui avait failli avoir lieu dans la coursive. Guillaume sembla remercier Sonia du regard, avant de répondre à Elodie.
- Pour résumer, on t’a trouvée dans ces toilettes en train de menacer Nicolas avec un couteau. Tu as même éclaté une porte pour…
- Cette pauvre porte !
- Je t’en prie, Nicolas, pas maintenant… Pour pouvoir l’atteindre. Quand on t’a surprise, tu lui as éclaté la tête contre un lavabo.
- Le lavabo n’est pas abîmé au moins ?
- Elodie, nous sommes sérieux !... Avant que tu ne nous jette le couteau à la figure. Pour nous comme pour Nicolas, il s’en est fallu de peu…
Elodie écouta le résumé en fronçant les sourcils… avant d’éclater de rire. Rire qui s’estompa bien vite en voyant que personne d’autre ne le partageait.
- Vous me faites marcher ?
Denis répondit avec un air qui lui donnait l’impression d’avoir pris dix ans depuis son réveil.
- Non. Juste avant, on a aussi surpris Aurélie en train d’étrangler Antoine dans leur lit. Si Ouate n’avait pas été là, je ne sais pas trop comment ça aurait fini.
Elodie paraissait maintenant incrédule.
- Elle… Je… Qui est Ouate ?...
- La chienne de Vincent.
- Mais… Son chien est mort, non ?
Et ce fut au tour de Sonia d’en rajouter une couche, désignant Ouate qui paraissait à présent sommeiller sur les pieds nus d’Elodie.
- Oui. Sauf qu’elle est bien là, avec nous.
- Que… C’est ce chien ?! J’étais en train de me demander ce qu’il faisait là…
- Oui, c’est elle. Elle a réveillé Tiphaine, et par là-même Guillaume.
- Hein ? Ils dormaient ensemble ?
- Non, non, pas encore. Il a juste entendu Tiphaine crier et ça l’a réveillé.
- Comment ça, « pas encore » ?!
Sonia ignora aussi superbement Tiphaine que Minerva McGonagall avait ignoré Dolorès Ombrage et ses questions à la con dans le cinquième tome des aventures d’Harry Potter.
- Ensuite, ça a réveillé Denis. Une fois les trois dans le couloir, ils ont voulu savoir pourquoi Ouate s’escrimait autant contre la porte. Ils sont passés par les cabines, car les portes des coursives étaient verrouillées. Je me suis greffée au groupe quand ils m’ont réveillée à leur passage.
- Pourquoi vous ne m’avez pas réveillée ?
- Tu n’étais pas dans ta cabine. Tu ne t’es pas demandé pourquoi tu étais allongée sur le carrelage des toilettes des garçons ?
- Euh… Maintenant que tu le dis…
- On est arrivés dans leur cabine… et découvert la scène. Aurélie a mis Denis KO sans qu’on ne le voit venir, et Antoine y serait passé si Tiphaine n’avait pas eu la présence d’esprit d’ouvrir la porte pour laisser entrer Ouate. Heureusement qu’elle était là.
Tiphaine, à présent, paraissait choquée… que Sonia ait dit quelque chose de positif à son encontre !
- Elle a alors mordu Aurélie, qui s’est alors évanouie dans la seconde.
Tiphaine se demanda avec perplexité si, au final, le « heureusement qu’elle était là »lui était bien adressé.
- Mais… Comment Tiphaine a eu l’idée de mordre Aurélie ?!
- Mais… non, Ouate ! La chienne Ouate a mordu Aurélie ! Tiphaine ne mord pas les gens, enfin pas encore !
- Sonia, tes « pas encore » deviennent franchement désagréab…
- On a entendu Nicolas hurler juste après. On a pensé qu’il faisait une névrose à cause d’un truc cassé, comme d’habitude…
- Merci, Sonia, j’apprécie !
- … mais il est ensuite apparu que quelque chose se passait, surtout que Ouate s’était remise à s’agiter. Tiphaine et Guillaume sont allés voir, devancés par Ouate, t’ont surprise… Et tu es tombée dans les pommes quand Ouate s’est jetée sur toi pour t’éloigner de nous puis te mordre. Regarde, tu as une trace de morsure sur ton bras.
- Je… Mais… Je ne me souviens de rien ! Absolument de rien !
- Je sais, je sais… Aurélie aussi. Elle était bouleversée.
- Nicolas, je te jure que…
Denis trancha.
- On te croit.
Tiphaine ne paraissait absolument pas croire Elodie, mais elle n’interrompit pas Denis.
- Maintenant, on devrait rejoindre Aurélie et Antoine. Et je suggère qu’à présent, on reste tout le temps ensemble. Ce qui s’est passé est trop grave pour être pris à la légère, et nous devons prendre des mesures en conséquence pour que ça ne survienne pas à nouveau.
Tous acquiescèrent et allèrent s’habiller convenablement.
Samedi 13 décembre 2014, RMS Titanic, 07h20.
Le calme régnait dans les Cuisines de Première Classe. Pendant qu’Aurélie cherchait un pot de miel dans un placard, Antoine avait attrapé un grand couteau. Il s’approcha silencieusement de sa compagne, et quand il ne fut plus qu’à un pas d’elle…
… attrapa une miche de pain posée sur un comptoir derrière elle. Entendant le craquement du pain, Aurélie se tourna, son pot enfin trouvé dans la main.
- Oh, non, Antoine. Je ne veux rien manger, merci.
- Tu as été très stressée. Prends au moins un truc chaud, genre du thé au miel, ou…
Il avait toujours son horrible voix rauque.
- On est ici pour toi, Antoine.
- Pas pour moi, Aurélie, pour nous.
Ce faisant, il lui attrapa la main, et la serra tendrement. Aurélie sourit, et capitula.
- Va pour le thé au miel. Je prends une cuillère, et j’arrive.
Elle s’exécuta, et une fois de retour avec la petite cuillère en argent, constata qu’Antoine avait fait chauffer de l’eau. Il choisit de consommer son miel comme elle : dans du thé. Pendant un moment, on n’entendit que le cliquetis des cuillères dans les tasses, ou le bruit des gorgées de thé en train d’être bues. Lorsque les tasses furent presque vides, Aurélie leva le silence.
- C’est… du miel de Narbonne, je crois ?
- En effet. Garanti sans pesticides.
Le miel avait permis de résorber la voix rocailleuse d’Antoine. Il semblait à présenter ‘’juste’’ manquer de voix, comme s’il avait beaucoup crié ou chanté.
- Il est vraiment délicieux… Même si je ne suis pas experte en miel.
- Oui. Il faudra voir si la marque existe encore quand on sera sortis d’ici. Enfin, si on en sort…
- Oh, Antoine. « On » ?
- Bien sûr, Aurélie. On : nous deux. J’ignore ce qui s’est passé. Je suis cartésien, et je n’ai aucune explication sur ce qu’il y a eu. Et cela m’effraye. Mais quoi qu’il se soit passé, je sais que ce n’était pas la Aurélie que je connais et fréquente depuis toutes ces années. Je t’aime, c’est tout ce qui compte.
Les yeux humides, sans répondre, Aurélie se jeta alors sur lui pour un câlin bien mérité. Quiconque se serait alors trouvé sur les lieux n’aurait pas pu entendre ce que venait de chuchoter Antoine dans le creux de l’oreille de sa dulcinée. Quoi que ce fut, toujours est-il que l’instant d’après, tous deux décampaient en pouffant de rire.
Samedi 13 décembre 2014, RMS Titanic, 07h30.
Sonia et Denis (en compagnie de Ouate) poussèrent les portes de l’Office de Première Classe, suivis par Tiphaine, Elodie, Nicolas (qui se tenait le plus possible à distance d’Elodie comme si elle était pestiférée), et Guillaume qui fermait la marche. Sonia lança un regard circulaire dans la grande salle, tandis que Denis partait vérifier dans les Cuisines attenantes. Il revient quelques instants après.
- Ils ne sont pas ici.
- Ni dans l’Office. Où sont-ils ?
- On saurait où ils sont si vous n’aviez pas eu l’idée lumineuse de les laisser partir tous les deux !
- Oh, tais-toi un peu, Tiphaine, on a besoin de vacances.
- Eh bien je vais être ravie de vous en donner, des vacances !
Tiphaine tourna vivement les talons, et partit à grandes enjambées vers la Salle à Manger, qu’elle traversa d’un trait. Guillaume s’apprêtait à la suivre, mais Denis posa une main sur son épaule pour l’arrêter.
- Tu devrais la laisser un peu tranquille.
Le juriste accepta en soupirant, avant de diriger son regard vers Sonia.
- Qu’est-ce qui te prend, ce matin ? Pourquoi tu es aussi odieuse avec elle ?
Sonia fronça les sourcils… puis prit un air perplexe.
- Je ne sais pas, Guillaume. Depuis mon réveil, j’ai envie d’agresser tout le monde. J’ai l’impression que ce navire exacerbe ma mauvaise humeur. J’aimerais être ailleurs…
- Hum… Tu sais, tu n’es pas la seule. Tout à l’heure, Denis était furieux au point de presque défoncer la porte de Tiphaine, pendant que j’étais avec elle.
- Oh, Guillaume, n’exagère pas, ça n’a rien à voir avec le niveau atteint par Sonia ce matin !
- Pendant que tu étais avec Tiphaine, hein, Guillaume ? Ravie que tu te décides enfin à conclure !
- Mais enfin, Sonia, qu’est-ce que tu racontes ?!
- Je ne suis pas dupe, Guillaume.
- Tu dis des bêtises.
- Tu dis des mensonges.
Denis leva les yeux au ciel, et haussa la voix.
- Bon, le remake des Feux de l’Amour, c’est une autre fois, s’il vous plaît !
Elodie vint en soutien.
- Et je vous rappelle qu’on cherche Aurélie, Antoine, et Nicolas.
Guillaume tourna la tête vers elle, surpris.
- Mais… Nicolas est avec nous.
Sonia regarda autour d’elle, avant de démentir.
- Il a filé pendant qu’on discutait, je crois…
Denis se frappa le front du plat de sa main : il avait recommandé plusieurs dizaines de minutes auparavant qu’ils restent tous groupés… et c’était précisément le contraire qui avait lieu.
Samedi 13 décembre 2014, RMS Titanic, 07h40.
Nicolas, qui ne supportait plus de voir ses camarades se disputer, était retourné dans la Salle à Manger, qu’il avait remontée du côté bâbord vers le Salon de Réception. Il se dirigea ensuite vers les ascenseurs dans l’intention de grimper au Pont A, où se trouvait le pont-promenade couvert. Il se sentait en effet un peu embrouillé suite à son réveil brutal (et sa tentative d’assassinat encore plus brutale), et estimait – à raison – qu’un peu d’air frais lui ferait du bien.
Il se trouvait à présent face aux ascenseurs (et regardait donc vers l’arrière du navire) : celui de gauche (à tribord donc) était déjà stationné au Pont D, et ceux du centre et de droite (à bâbord donc) se trouvaient sans doute aux ponts situés au-dessus. Nicolas s’était donc dirigé vers celui de gauche quand il entendit le bruit caractéristique d’un ascenseur en marche venant de la cage de droite : il semblait descendre. Était-ce Tiphaine qui revenait ? Il décida de l’attendre. L’ascenseur de droite s’arrêta effectivement au Pont D, ses grilles s’ouvrirent… et une véritable cascade de sang en jaillit. Celle-ci imbiba de pourpre la moquette aux nuances de bleu et aspergea les boiseries de chêne du fronton des cages d’ascenseurs. Elle alla ensuite s’écraser contre le mur faisant face aux frontons, colorant de nuances écarlates les panneaux de bois peints en blanc. La cascade était si puissante qu’elle fit-même se déplacer l’un des fauteuils en osier, dont la course fut stoppée par l’un des piliers faisant face aux arches menant aux portes de coupée. Tout ce sang dégringola ensuite dans la cage d’ascenseur centrale pour aller s’écraser en contrebas, au Pont E. Tout ceci avait été très rapide et localisé : les chaussures de Nicolas n’avaient même pas été effleurées par une goutte de sang. Le pauvre recula de quelques pas puis resta figé, la bouche grande ouverte et les yeux écarquillés d’horreur. Il observa alors pendant plusieurs minutes le spectacle peu ragoûtant de cette partie du salon désormais couverte de sang. Puis, quelque chose sembla se débloquer en lui, et il hurla de terreur.
(message suivant pour la suite de la première partie du chapitre)
Canard-jaune-
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Re: [Nouvelle d'Halloween] Les Limbes de Kali
(message précédent pour le début de la première partie du chapitre)
(message suivant pour la suite et fin de la première partie du chapitre)
Samedi 13 décembre 2014, RMS Titanic, 07h50.
Sonia s’était assise par terre et flattait Ouate tandis qu’Elodie (pas rancunière envers l’animal qui l’avait pourtant mordue) lui donnait quelques tranches de bacon que Denis venait de faire cuire. Guillaume était adossé contre un mur, et Denis, songeur, nettoyait la poêle où avait cuit la viande.
- J’y réfléchissais, mais je ne pense pas que cette… folie meurtrière… vient de la nourriture que nous ingurgitons. Sinon, nous serions tous fous, pas vrai ?
Pour toute réponse, on entendit hurler Nicolas. Sonia se redressa vivement.
- Oh non, qu’est-ce qui se passe encore ?!
Guillaume fronça les sourcils.
- Armez-vous, on y va !
Joignant le geste à la parole, il se saisit d’un hachoir à la taille impressionnante. Elodie attrapa une grosse louche, tandis que Sonia se saisissait de la poêle abandonnée par Denis, qui venait d’attraper un couteau de cuisine. Ils se précipitèrent dans la Salle à Manger, et la remontèrent du côté tribord, laissant derrière eux… la chienne Ouate, qui semblait plus intéressée par finir son bacon grillé que d’aller secourir le malheureux Techie.
Les quatre Titanicophiles déboulèrent dans le Salon de Réception, et aperçurent leur ami à hauteur des ascenseurs. Il se retourna, apparemment terrifié, et se précipita vers eux. Sonia, dans leur course, avait à nouveau heurté le palmier en pot qu’elle avait déjà fait tomber les jours d’avant.
- Putain de palmier !
Elle le redressa en vitesse après avoir pesté, puis rejoignit ses amis, vers lesquels Nicolas s’était réfugié à hauteur du piano. Pour l’heure, tout tremblant, il enlaçait Guillaume comme une bouée. Ce dernier lui tapotait maladroitement l’épaule, un peu gêné.
- Alors, qu’est-ce qu’il a ? Il va bien ?
- Je ne sais pas, Sonia, il ne dit rien… Hum, Nicolas, tu veux bien me… lâcher ?
Nicolas desserra son emprise, puis se recula d’un pas. Il semblait légèrement moins terrifié, mais le choc qu’il semblait avoir vécu était clairement visible. Sonia s’approcha de lui et lui prit la main, lui parlant d’une voix douce comme si c’était un enfant.
- Nicolas, qu’est-ce qu’il s’est passé ? Dis-nous.
- Je… je…
- Oui ? Tu… ?
- Allez voir derrière les ascenseurs. Je ne peux même pas vous décrire l’horreur de ce que j’y ai vu.
Elodie était étonnée.
- Mais… Pourquoi ne pas simplement nous dire ?
- C’est impossible à raconter ! Va voir, et on verra si tu peux décrire ce que tu pourras observer ! Ca défie l’imagination, tu entends ?!
- Bon, ben, si tu insistes autant…
Téméraire, Elodie alla jeter un œil. Elle revint ensuite, l’air visiblement blasée.
- Tout ça… pour ça ? Écoute Nicolas, je sais que tu tiens fort à l’ordre et à l’intégrité de ce paquebot que tu affectionnes tant… Mais là, tu abuses ! On a failli avoir une crise cardiaque à cause de toi !
Nicolas paraissait s’être pris une gifle.
- Mais… tu rigoles ?! Tu as vu l’état dans lequel est la zone d’attente des ascenseurs ?!
- Nicolas, il faut que tu arrêtes de te mettre dans des états pareils pour un malheureux fauteuil déplacé !
- Mais !! Qu’est-ce que tu racontes ?!
Il l’écarta vivement, pendant qu’Elodie jetait un regard navré aux trois autres. Tous rejoignirent Nicolas, qui s’était figé à bonne distance… d’un fauteuil placé de travers à côté du pilier faisant face à l’une des arches laissant voir les portes de coupée. Sa place était normalement contre le mur faisant face aux ascenseurs. Excepté ce détail d’ameublement, tout était niquel. Sonia lui reprit la main et réemploya son ton tout doux.
- Nicolas ?... C’est ça qui t’as mis dans un tel état ?
Mais, sans répondre, il repoussa sa main, et se mit à inspecter la moquette et le bas des murs comme s’il cherchait une pièce qu’il aurait fait tomber de sa poche par mégarde. Il alla ensuite observer de près le fronton de l’ascenseur de droite et du centre, avant même d’ouvrir les grilles de ce dernier. Craignant que Nicolas soit devenu fou et veuille se jeter dans la cage d’ascenseur, Denis se précipita vers lui et le ceintura.
Mais Nicolas ne lui opposa aucune résistance, et se contenta de pencher la tête vers le bas, comme s’il cherchait à saisir un détail caché au fond de la cage d’ascenseur, un pont en-dessous. Il referma les grilles de la cage d’ascenseur centrale, se dégagea des bras de Denis, puis regarda ses amis.
- Il n’y aucune trace.
Guillaume jeta un regard circulaire à ses camarades, avant de regarder Nicolas dans les yeux.
- Aucune trace de quoi ? Tu avais vu quelque chose de… sale ? C’est pourtant fort propre, par ici.
- Je… J’ai vu… Vous n’allez pas me prendre pour un cinglé si je vous dis ce que j’ai vu ?
- Ne t’inquiètes pas, c’est déjà le cas.
Denis lança un regard de reproche à Elodie.
- Enfin, Elodie !
- Rhôôh, ça va, pardon…
- Vas-y, Nicolas, dis-nous ce que tu as vu…
Nicolas fit comme s’il n’avait pas entendu la moquerie d’Elodie, et s’exécuta.
- Il y avait du sang. Du sang partout. Le sang a jailli en cascade depuis l’ascenseur de droite, alors qu’il n’y avait personne dedans. Ces ascenseurs ne peuvent pas descendre sans être manœuvrés par quelqu’un actionnant la manette.
Sonia avait l’air mi-figue mi-raisin.
- Euh, ce que tu nous racontes là, c’est un extrait d’un film d’épouvante… Ah, zut, c’était de…
Denis, fort cultivé, compléta.
- Le film Shining de Stanley Kubrick. Un chef-d’œuvre d’épouvante. Il me semble que cela se passe dans un hôtel construit sur un cimetière indien.
Elodie était fort peu réceptive.
- Je ne suis pas experte dans ce domaine, mais je crois ne pas me tromper si j’affirme qu’il n’y a aucun cimetière indien sous les chantiers Harland & Wolff, ni au fond de l’Atlantique. Qu’est-ce que tu nous racontes comme sornettes, Nicolas ?
- Ce ne sont pas des sornettes ! La cascade de sang a tout éclaboussé, il y en avait partout, et ça a même fait flotter ce fauteuil jusque contre ce pilier !
Guillaume tenta de le raisonner.
- D’accord pour ce fauteuil, mais il n’y a de trace de sang nulle part ! Peut-être que quelqu’un, Tiphaine par exemple, a déplacé ce fauteuil pour je ne sais quelle raison. Et tu auras imaginé ça, en voyant… euh…
Mais il s’interrompit, incapable de supposer la source de l’impressionnante vision rapportée par Nicolas. Il choisit donc de changer de sujet.
- Et puis, hier, j’ai rapporté que la manette s’était déclenchée toute seule dans l’ascenseur où je me séchais après être tombé dans la piscine. Cela m’a fait monter jusqu’au Pont A. Donc peut-être bien qu’en réalité, les ascenseurs fonctionnent différemment de ce que tu as lu dans le livre de Bruce Beveridge ?
Nicolas lui jeta un regard de commisération si intense qu’il servit de réponse non-verbale. Le Techie s’apprêtait toutefois à verbaliser ladite réponse quand Tiphaine apparut au coin de l’ascenseur incriminé. Elle semblait avoir couru un marathon : elle était en nage, sa respiration était sifflante, et ses cheveux étaient défaits. Et elle avait l’air épouvantée. Tout le monde fut surpris et se tourna vers elle. Elodie la regardait de haut en bas.
- Eh bien, tu as l’air… dans un sacré état, toi aussi. Qu’est-ce que tu as vu, de ton côté ? Le fantôme de Murdoch ?
- Non. Pire. Son squelette.
Elodie perdit immédiatement son petit sourire ironique.
Samedi 13 décembre 2014, RMS Titanic, 07h40.
Tiphaine montait quatre à quatre les marches du Grand Escalier, et elle ne décolérait pas. Depuis qu’elle s’était levée, Sonia n’avait cessé de la défier et de la pousser derrière ses retranchements. Et ça, elle ne le digérait pas. Pour l’heure, elle allait prendre l’air à l’extérieur du Pont des Embarcations pour se calmer, et tant pis pour les cheminées fragiles, les mouettes sauvages, et les joueurs de shuffleboard fantômes… ainsi que les intempéries. Comme venait de le découvrir Tiphaine en arrivant au dernier étage (toujours aussi dévasté que la veille à cause de l’’’incident’’ des mouettes), une pluie continue dispensée par de lourds nuages gris arrosait le pont-promenade. Quelques bourrasques de vent faisaient pénétrer le froid et l’humidité par les fenêtres cassées lord de la furie aviaire du jour d’avant, ce qui fit frissonner Tiphaine. Mais elle refusa de renoncer à son projet, ou même de redescendre enfiler quelque chose pour se couvrir davantage. Elle sortit donc à bâbord, et prit en plein visage le rideau de pluie et les séries de bourrasques. Elle allait être trempée, mais elle s’en fichait : elle écarta même les bras autour d’elle pour ‘’profiter’’ davantage des éléments. Elle remonta ensuite lentement le pont-promenade, humant à pleins poumons l’air marin. Arrivée à hauteur de la fenêtre de la cabine d’Henry Wilde, tout à l’avant du Quartier des Officiers, elle constata que divers papiers reposaient sur son bureau, dont une carte. Ceci fit germer une idée dans son esprit fertile : aller observer la carte maritime indiquant la position du Titanic… voire… la récupérer ? Celle-ci devait se trouver (fort logiquement) dans la Salle des Cartes, à proximité de la Timonerie… Tiphaine, trempée, s’y rendit en gouttant par terre. Après en avoir refermé la porte, le même silence de morgue se fit ‘’entendre’’, faisant un peu plus frissonner la jeune femme. Elle préféra donc le troubler en commentant à haute voix ce qu’elle voyait. Il y avait trois portes dans la Timonerie donnant accès à d’autres pièces. Deux faces au gouvernail, et une côté tribord. Elle commença par celle-ci.
- Alors… Ici, c’est la Salle de Navigation… Et il n’y a rien sur le bureau. Oh, c’est étroit ! Dans le film de Cameron, c’est bien plus grand : c’est là où on a droit à la réunion des officiers et de Smith avec Andrews et Ismay… Forcément, si Cameron avait respecté les plans, ils auraient eu du mal à tous s’entasser ici…
Elle ressortit, et allait essayer la porte faisant face au gouvernail la plus proche d’elle quand elle entendit un léger grincement métallique. Il provenait de la salle qu’elle venait de quitter. Tiphaine fit demi-tour, et ouvrit à la volée la porte de la Salle de Navigation. Personne ne se trouvait à l’intérieur, mais un détail avait changé. Un coffre-fort se trouvait à côté du bureau : fermé lors de son premier passage, il était désormais entrouvert. La demoiselle au sang celtique hésita un instant, puis céda à la curiosité : elle l’ouvrit en grand. À l’intérieur se trouvait un coffret en bois, et une petite boîte cartonnée. La seconde contenait… des balles. Devinant ce qu’il y aurait dans le coffret, elle souleva son couvercle, et découvrit… neuf armes à feu. Six pour les officiers, une pour le Commandant-en-Second, une pour le Capitaine… et une en rab. Après avoir longuement réfléchi, et considéré les évènements ayant eu lieu moins d’une heure auparavant, Tiphaine choisit de fourrer le coffret d’armes et la boîte de munitions dans son sac à dos.
Une fois ressortie, elle passa dans la pièce où elle avait eu l’intention de se rendre avant d’entendre le grincement métallique.
- Alors, ici… C’est la Salle du Pilote, reconnaissable à son lit. Ce marin était chargé de faire entrer et sortir le navire des ports, étant donné qu’un capitaine ne peut pas connaître avec exactitude toutes les caractéristiques de chaque port de la planète… Elle n’aura guère servi, cette pièce… Ce doit donc être la salle d’à côté…
Tiphaine ressortit, et ouvrit donc la porte restante. Elle pénétra dans la pièce, et son regard tomba directement sur le journal de bord, posé sur une carte maritime. Elle se saisit du livre tout neuf, l’ouvrit pour constater le peu de pages qui avaient été noircies à l’intérieur (les dernières indications remontaient à la nuit du 14 avril), et en profita même pour le renifler un peu.
- Même l’odeur de papier neuf est présente… C’est incroyable. Je crois que je vais aussi le conserver…
Elle le mit dans son sac, puis s’intéressa à la carte. L’exacte dernière position du Titanic y figurait, marquée d’une petite croix faite au crayon de bois. Cette carte était inestimable… Tiphaine la roula cérémonieusement, et parvint à la coincer dans son sac après quelques contorsions. Une partie dépassait toutefois à travers la fermeture-éclair, qu’on ne pouvait donc plus fermer totalement. Elle promena ensuite son regard sur le reste de la pièce.
- Il y a vraiment toutes les cartes imaginables… Ah, et ici, on dirait les fanions… Tiens, et là, les deux horloges-mères… Les 48 horloges du Titanic affichent la même heure qu’elles. Cette pièce est décidément passionnante !
Mais consciente qu’elle n’allait tout de même pas passer la journée ici, elle finit par ressortir… et crut que son cœur venait de cesser de battre. Quelqu’un se trouvait à la barre. Et ce quelqu’un portait un uniforme d’officier… Murdoch ? Tiphaine s’approcha à pas lents de la silhouette, dont elle ne pouvait pas distinguer le visage. Mais elle connaissait la taille de William McMaster Murdoch par cœur (mieux que celle de sa sœur Lella ou de son frère Corentin, c’était dire), et cela semblait fortement correspondre avec ce qu’elle avait sous les yeux. Elle posa donc sa main sur l’épaule recouverte de tissu noir tendu de galons dorés.
- Monsieur Murdoch, c’est vous ?
La main gantée de noir de l’officier tourna légèrement la barre vers bâbord, en même temps que la tête rehaussée d’une casquette à visière noire pivotait vers elle. En guise de tête, l’officier n’avait qu’un crâne aux orbites vides et à la mâchoire béante.
Tiphaine sentit tous ses organes se contracter, recula vers la porte par mouvements saccadés, puis l’ouvrit après plusieurs tentatives infructueuses tant elle tremblait. Ni la pluie ni le vent qui la balayaient à nouveau ne la ralentirent alors qu’elle mettait le plus de distance possible entre elle et le squelette. Le cœur battant à tout rompre et le souffle court, elle descendit d’un trait le Grand Escalier jusqu’au Pont C, puis jusqu’au Pont D après avoir entendu des brides de conversation semblant venir des ascenseurs. Elle déboula alors devant Nicolas et Guillaume, qui étaient entourés par Denis, Sonia, et Elodie. Après avoir jeté un froid (voire une glaciation) en mentionnant le squelette, elle parvint à les décider à monter au plus vite, aidée en cela (à sa grande surprise) par Nicolas.
- Pourquoi tu me crois directement sans poser de question, Nicolas ?
- Parce que je ne veux pas qu’on te regarde comme on m’a regardé après que j’ai raconté ce que j’avais vu !
Denis proposa d’utiliser les ascenseurs pour grimper plus vite, à la grande réticence de Nicolas qui refusa d’ailleurs catégoriquement qu’ils utilisent l’ascenseur de droite. Ils s’entassèrent donc celui de gauche. C’était Guillaume qui manœuvrait la manette.
- Il nous restera par contre un escalier : l’ascenseur ne dessert pas le Pont des Embarcations.
- On sait, Guillaume ! Allez, plus vite !
Sonia se remit à trasher Tiphaine comme elle savait si bien le faire depuis le début de la matinée.
- Non, tout le monde ne le sait pas forcément, mademoiselle je-sais-tout ! Moi, j’avais oublié. Et Guillaume ne peut sans doute pas accél… AÏE !!! MAIS TU ES FOLLE ?!!
Ce qui devait arriver était finalement arrivé : Tiphaine venait d’envoyer son poing dans la figure de Sonia. Et Sonia essayait maintenant de répliquer tandis que Tiphaine voulait surenchérir : Elodie s’interposa devant Sonia (et se prit un coup qui fit – évidemment – tomber ses lunettes) tandis que Denis faisait de même avec Tiphaine. Mais, déséquilibré par un mouvement de Nicolas qui tentait de se réfugier dans un coin de la cabine, il trébucha et tomba en plein sur Tiphaine, sur laquelle il exerça un plaquage de rugby involontaire. Et dans tout ce charivari, Guillaume tempêtait.
- Mais vous allez vous calmer, bon Dieu !! Vous allez nous décrocher la cabine, à vous agiter comme ça !
L’ascenseur s’arrêta (finalement) au Pont A, et tout le monde en sortit comme une mêlée. Mais Elodie retourna dans l’ascenseur une seconde plus tard, et récupéra ses lunettes au sol, miraculeusement (et heureusement) intactes. Sonia n’avait pas fière allure : elle était bien partie pour avoir un cocard. Tiphaine était rouge de colère, Guillaume affichait clairement son mécontentement… Et Nicolas s’était éloigné de quelques pas, voyant que Denis s’apprêtait à régler la situation avec calme et détente (non).
- DES GAMINES !!!!
Silence de mort.
- VOUS ÊTES DES GAMINES !! Sonia, Tiphaine, il va falloir arrêter vos conneries !! Vous auriez pu faire décrocher l’ascenseur avec vos conneries, et on se serait tous écrasés en bas !!!! Alors maintenant, vous allez arrêter de vous provoquer l’une l’autre et enterrer la hache de guerre !! SINON, JE VOUS BALANCE PAR-DESSUS BORD !!!!!! VU ?!
Penaudes, Sonia et Tiphaine acquiescèrent. Guillaume et Elodie échangèrent un regard gêné, tandis que Nicolas poussait tout le monde vers l’escalier.
- Allez, vite, il faut se dépêcher !
Tiphaine reprit son air inquiet pendant qu’elle et Nicolas ouvraient la marche : parvenus au Pont des Embarcations, ils s’engagèrent dans la coursive tribord, juste à droite de l’escalier. Elle ne semblait plus si sûre de vouloir y retourner, mais Nicolas avança en lui prenant la main, et elle suivit, encouragée. Ils défilèrent dans la petite coursive de Première Classe (cinq cabines de Première Classe se trouvaient sur ce pont, et seule l’une d’entre elles avait été occupée), poussèrent la porte de la coursive desservant les installations des officiers, et ouvrirent la porte du fond donnant accès au salon du Capitaine Smith. Là, ils passèrent dans la Salle de Navigation (et eurent du mal à tous y tenir). Il ne restait plus qu’une porte à ouvrir : celle de la Timonerie. Courageusement, Tiphaine se chargea de… laisser Guillaume le faire. Ladite porte s’ouvrit donc sur… rien. La Timonerie était vide, et la porte bâbord donnant sur la Passerelle de Navigation claquait par intermittence à cause du vent. Nicolas rentra le premier et alla la fermer. Tiphaine suivit, contemplant amèrement le gouvernail.
- Je vous jure qu’il était là…
- Moi, je te crois, Tiphaine.
- Merci Nicolas.
Guillaume leva les yeux au ciel.
- Nicolas, ce n’est pas parce que tu crois avoir vu quelque chose que tu dois accréditer toute hallucination surnaturelle que quelqu’un croit avoir vécu ! Tu ne rends pas service à Tiphaine, en faisant ça !
Nicolas le regarda méchamment.
- Moi, je sais ce que j’ai vu ! Et si tu continues à mettre ma parole en doute, je vais finir par avoir envie de t’en mettre une !
Denis grommela.
- Oh, OH !! Vous allez tous vous calmer, oui, à tous vouloir vous cogner les uns les autres ? Personne ne tapera sur personne !
Elodie, restée dans la Salle de Navigation, s’était postée devant l’une des fenêtres et semblait très concernée par la situation.
- Eh bien, quel temps ! La météo semble se dégrader de jour en jour. J’espère qu’on ne va pas affronter une tempête.
Tiphaine leva les yeux au ciel à son tour.
- Merci pour ta remarque constructive, Elodie…
- Oh, de rien, faut bien que je meuble… Vu qu’il n’y a rien à voir dans ta Timonerie…
Denis tapa du pied.
- Ça suffit, les remarques désobligeantes !
Sonia s’approcha alors de Tiphaine, et posa sa main sur son épaule. Son ton était doux, bien qu’un peu forcé.
- Qu’est-ce que tu as vu exactement, Tiphaine ?
Elle avait sursauté quand la puéricultrice l’avait touchée. Elle la regarda dans les yeux avec intensité, avant de désigner le gouvernail de sa main.
- Je sortais de la Salle des Cartes. Je me suis retrouvée devant un officier à galons qui était à la barre. Vu la taille, ça devait être Murdoch. Lorsque je me suis approchée de lui, il a légèrement tourné la barre à gauche, et sa tête a pivoté vers moi. Enfin, son crâne…
Il y eut un silence de mort, seulement troublé par le vent soufflant contre les vitres de la Timonerie.
- Je vous jure que je n’ai pas rêvé !
Nicolas fit un pas vers elle.
- Je la crois.
Guillaume croisa les bras.
- Tu as tout intérêt à la croire. Cette histoire – et la tienne aussi – est franchement louche.
- Merci de ton soutien, Guillaume, ça me fait plaisir.
- Ce n’est pas contre toi, Tiphaine…
- C’est ça, ouais.
Sonia prit la parole à son tour, la main toujours posée sur l’épaule de Tiphaine.
- Je fais confiance à Tiphaine…
La concernée sourit.
- … tout comme j’ai fait confiance à Aurélie…
Tiphaine perdit son sourire aussi sec.
- Elle n’a aucun intérêt à nous mener en bateau. Pourquoi elle inventerait ça ?
Elodie avait la même tête que Guillaume et ne paraissait absolument pas convaincue. Deux pour, deux contres : les Titanicophiles étaient à égalité… et se tournèrent vers Denis. Lequel allait avoir la douloureuse tâche de trancher, et accessoirement de valider le fait ou non que Tiphaine et Nicolas étaient des affabulateurs (ou qu’ils étaient juste devenus fous). L’ennui était qu’il était un peu d’accord avec tout le monde. Il tenta donc une pirouette.
- C’est bien beau tout ça, mais il faudrait peut-être que l’on mange, histoire de…
Sonia attaqua avec une ignoble perfidie.
- Non non non, Denis ; tu ne t’esquiveras pas derrière tes fourneaux. Dis-nous ce que tu penses.
Mais Tiphaine, voyant la gêne de Denis, fit diversion.
- Euh, Sonia parlait d’Aurélie : puisque ni elle ni Antoine ne sont avec vous, je dois en conclure que vous ne les avez pas encore retrouvés ?
Guillaume, comprenant l’intention de Tiphaine, l’appuya.
- C’est vrai, ça. Où sont-ils passés ?
Denis, soulagé, reprit la main.
- Est-ce qu’il faudrait fouiller le navire ?
- Chut !
Tout le monde se tourna vers Nicolas, qui venait de lever la main pour leur intimer l’ordre de se taire. Elodie, qui allait prendre la parole, le regarda avec vexation pendant qu’il se mettait à murmurer.
- Vous entendez ?
Chacun tendit l’oreille, mais le bruit du vent couvrait par moment ce qu’ils étaient censés entendre. Mais Tiphaine le perçut le premier.
- C’est quoi ce bip bip ? La station Marconi ?
- Je crois que oui ! Allons voir !
Tiphaine et Nicolas entraînèrent tout le monde dans la coursive bâbord, donnant accès aux différents logements des officiers (ils avaient emprunté la tribord à l’aller). Ils se retrouvèrent devant la porte de la station, qui était entrebâillée : on entendait à présent clairement le bip bip. Sonia se lamenta tandis que Tiphaine poussait la porte.
- Quel dommage que Gérard ne soit pas là… Il connait bien le morse…
À sa grande surprise, elle vit alors Denis prendre place au poste, et se coiffer des écouteurs. Elodie était singulièrement étonnée.
- Denis ?! Tu parles le morse ?
- Un peu… Il y a à chaque fois le même nombre de bip bip, je crois que c’est un même message répété inlassablement.
Il attrapa un carnet et un crayon qui traînaient sur le bureau à côté d’une casquette. Tiphaine se saisit d’ailleurs du couvre-chef.
- Serait-ce la casquette de Jack Phillips ? Oh, Nadine sera ravie de la voir…
Guillaume se chargea de plomber l’ambiance.
- Si on revoit Nadine un jour…
- C’est sympa de nous faire profiter de ton optimisme, Guillaume…
Elle fourra tout de même la casquette dans le sac. Pendant leur échange, Denis avait noté une suite de lettres et de chiffres sur le carnet. Le bip bip avait cessé. Nicolas semblait fort curieux.
- Qu’est-ce que ça dit, Denis ? C’est un autre navire ? Ou des secours qui nous recherchent ? Ou même France Inter ou RTL, n’importe quoi ?
- Désolé Nico. Je n’y comprends rien, à part le « USA » au début…
Il leur montra la page du carnet, sur lequel il avait écrit « 2016USA GOP TRUMP 306+232 46.1-48.2 ». Elodie demeura interdite. Tiphaine fit une tentative.
- C’est peut-être le pays émetteur avec un numéro de poste, avec des chiffres de longitude et de latitude ?... Non, de tels chiffres ne se présentent pas ainsi…
Sonia, fort perplexe, ajouta son grain de sel.
- Et puis, pourquoi les Américains nous parleraient de l’UMP ? Et ce « TR » avant, ça veut dire quoi ? Un diminutif de « triche » ? Quelqu’un va tricher à l’UMP ? Ce serait bien la première fois !
Tiphaine lui sourit, pendant que Guillaume se saisissait du carnet pour lui tout seul.
- Je crois que j’ai compris !
Tout le monde resta suspendu à ses lèvres.
- « USA2016 », ça me fait penser à l’élection présidentielle américaine, qui aura lieu l’année dernière… euh, pardon, dans deux ans ; on est en 2014, pas en 2017 ! « GOP », c’est le surnom du Parti républicain, alias le Grand Old Party. « TRUMP », je crois que c’est un nom de famille. Plus précisément d’une dynastie d’hommes d’affaires américains, dont le membre le plus connu est Donald Trump…
- Euh, c’est qui ?
- Une sorte de beauf milliardaire, Elodie… Pas très connu chez nous, mais assez célèbre de l’autre côté de l’Atlantique. « 306+232 », si on fait l’opération, ça donne 538… qui est pile le nombre de Grands Électeurs américains.
- Euh, c’est quoi un Grand Électeur ?
- Vous n’avez pas ça, dans votre monarchie. Les citoyens votent pour ces Grands Électeurs, qui à leur tour, élisent le Président américain. Dans les faits, on sait pour qui ils voteront, donc ça revient à voter directement pour le Président…
- Donc… les derniers chiffres seraient les résultats de la prochaine présidentielle américaine ?
- Je crois, Denis. Mais je ne comprends pas pourquoi il y a un « moins » entre les deux chiffres. Si on additionne, ça fait 94.3% de suffrages, à peu près égal au taux de l’élection de 2000… Tiens, 2000, c’est justement quand George Bush a eu plus de grands électeurs qu’Al Gore, mais qu’il avait reçu moins de votes que lui à cause de la particularité du système américain… C’est peut-être pour ça qu’on a un « moins » entre les deux pourcentages…
- Donc… ce Donald Trump serait le successeur d’Obama ?
- Euh, je n’y comprends rien.
- Moi aussi, Elodie.
- Vous en faites pas, Sonia et Elodie… Denis, pour répondre honnêtement à ta question, ça me parait vraiment tiré par les cheveux. Non seulement, tout est paré pour voir Hillary Clinton gagner… Mais en plus, Donald Trump est con comme ses pieds, a le talent politique d’un oursin, et a des valeurs qui sont aux antipodes de celles des Républicains… Par contre, il a trois enfants qui pourraient concourir… non deux, Eric Trump a un peu moins de 35 ans, ce qui est le seuil d’éligibilité... Ces deux enfants sont Donald Junior, et Ivanka. Je ne vois pas trop comment le premier pourrait tirer son épingle du jeu, mais la seconde… Hillary Clinton, malgré son fort soutien, n’est guère appréciée. Donc, si les Républicains décident de la torpiller en lui faisant affronter une femme, ça la prive de l’un de ses rares atouts : le fait d’être la première femme à être en mesure de devenir Présidente des États-Unis… Donc, peut-être que cette Ivanka Trump deviendra la prochaine Présidente des États-Unis. Mais Donald, vraiment, non. Ce pays est déjà tombé bien bas, mais à ce point…
Tout le monde avait été un peu perdu par l’instant politique de Guillaume. Nicolas venait même de lever le doigt comme pour demander l’autorisation de prendre la parole.
- Euh… donc…
- Oui ?
- C’est anachronique.
Tout le monde éclata de rire. Le sérieux fut ramené par Elodie.
- Et sinon, Aurélie et Antoine, on les cherche à la Saint-Glinglin ?
Sonia perdit son sourire.
- Pourvu qu’ils aillent bien… J’espère qu’il n’est rien arrivé de fâcheux…
Samedi 13 décembre 2014, RMS Titanic, 07h30.
Il faisait très froid, dans la cale à marchandises. Par terre, un pied-de-biche était abandonné à proximité d’éclats de bois. Ceux-ci provenaient d’une énorme caisse en bois dont l’un des pans avait été forcé. Par l’ouverture ainsi pratiquée, on distinguait une magnifique voiture Renault CB5466 de 1912 aux couleurs or et pourpre et aux roues de bois cerclées de caoutchouc blanc. Cette voiture s’était illustrée de la manière que l’on connaissait dans le film de James Cameron. Et, à l’heure actuelle… de la buée recouvrait toutes les vitres, avec sur l’une d’elles… une empreinte de main.
Samedi 13 décembre 2014, RMS Titanic, 08h30.
Pour rechercher Aurélie et Antoine, Denis avait déconseillé aux Titanicophiles de se séparer. Aussi, les recherches étaient assez lentes : après avoir inspecté toutes les installations culinaires du centre du Pont D, ils fouillaient pour l’heure les cabines de Première Classe à l’avant. C’était en effet le pont où le couple devait se rendre avant de disparaître. Tiphaine, Guillaume, et Denis se trouvaient à tribord, tandis que Elodie, Sonia, et Nicolas étaient à bâbord. Ils ouvraient toutes les cabines, les inspectaient un instant, puis ressortaient en laissant la porte ouverte et passaient à la cabine suivante. Denis fut fort ému en fouillant la D27 : il appela même ses compagnons pour leur montrer ce qu’il avait vu : une carafe et un verre remplis d’eau posés sur une coiffeuse. Ces deux objets en verre avaient fait l’objet d’une célèbre photographie sur l’épave, car ils étaient restés à leur emplacement sans tomber malgré l’inclinaison du navire… Après cet intermède chargé d’émotion, tout le monde retourna à son poste.
Sonia quittait justement l’une des cabines qu’elle fouillait quand elle entendit… des pleurs. Mais pas des pleurs venant de l’un des Titanicophiles, non. C’était des pleurs d’enfant, plus précisément ceux d’une petite fille. Ils semblaient provenir d’une des cabines les plus proches du hall où se trouvaient les portes de coupée… qu’ils avaient pourtant déjà inspectées. Sonia se retourna vers Elodie pour lui signaler ce qu’elle entendait, mais celle-ci, à quatre pattes, le nez au ras du sol, semblait fort occupée à regarder sous un lit. Comme si Aurélie et Antoine étaient simplement en train de jouer à une partie de cache-cache… Sonia y alla donc seule, et se retrouva vite devant une cabine dont la porte était fermée. Les pleurs venaient de derrière. Elle se souvenait pourtant très bien de cette cabine, qu’elle avait fouillée avant de la quitter en laissant sa porte ouverte… Son instinct lui déconseillait d’ouvrir cette porte. Bien évidemment, elle fit le contraire… Dès son entrée, son regard tomba sur la fameuse poupée de porcelaine qu’elle avait aperçue les jours précédents. Et elle en gardait un souvenir fort désagréable… Après une inspection sommaire de la pièce, Sonia dut se rendre à l’évidence : les pleurs (qui continuaient) venaient de la poupée. Et cela lui faisait froid dans le dos. Elle sortit donc de la cabine en claquant la porte, et se mit en tête de retourner vers Elodie à grandes enjambées. Mais à peine avait-elle fait quelques pas qu’elle se rendit compte que la provenance des pleurs avait changé. Ils ne venaient plus de derrière elle, mais de devant. Au-delà de l’arche faisant face aux portes de coupée de bâbord. Sonia, se maudissant intérieurement, bifurqua, et alla vers la nouvelle source des pleurs. Elle trouva alors la poupée en face de l’ascenseur qui avait tant terrorisé Nicolas. Elle était posée sur le fauteuil qui avait été déplacé contre le pilier. Les pleurs, dont le volume sonore avait passablement augmenté, venaient incontestablement de la poupée. Sonia lui fit face, se mordant la lèvre pour ne pas céder au stress, et observa de près les yeux peints sur la porcelaine. Elle ne vit d’abord rien. Puis, elle constata qu’une larme venait d’apparaître juste sous l’œil gauche de la poupée. Puis une autre. L’intensité des pleurs redoubla, et Sonia commença à avoir mal à la tête. Mais ce n’était pas fini. En posant sa main sur sa tempe, elle venait de se rendre compte que ses propres joues étaient mouillées. Elle pleurait. Le son des pleurs venait de la poupée, mais les larmes provenaient de Sonia. C’était ses larmes, qui gouttaient sur la poupée. Larmes… qui viraient à l’écarlate. Du sang. Des larmes de sang se mettaient à goutter sur la poupée, dont les pleurs atteignaient à présent la limite du supportable (tout comme la migraine de Sonia). Elle se redressa vivement, et poussa un cri en se voyant dans le miroir de l’ascenseur de droite : son visage était littéralement ensanglanté par ses larmes. Elle ramassa alors la poupée, et la projeta de toutes ses forces contre le miroir de l’ascenseur. Le miroir vola en éclats, qui tombèrent au sol avec ce qui restait de la poupée. Les pleurs cessèrent aussitôt. Sonia, respirant profondément, se laissa choir contre le mur faisant face aux ascenseurs, et essuya son visage avec ses manches (blanches, dorénavant écarlates).
- Il va me falloir une putain de thérapie quand je sortirai d’ici.
C’est alors que…
Ambiance sonore (à écouter impérativement jusqu’au bout en poursuivant la lecture).
Oh non. Cela recommençait. Sonia ferma les yeux, comme si cette simple action pouvait faire disparaître la sinistre mélodie. Ce ne fut bien évidemment pas le cas. Sonia se redressa alors en serrant les poings. Elle allait démolir cette boîte à musique comme elle avait démoli cette foutue poupée. Elle descendit prestement la volée de marches bâbord du Grand Escalier, car le son venait d’en bas. Arrivée au Pont E, elle comprit qu’il lui faudrait encore descendre plus bas. C’est-à-dire au Pont F. Priant intérieurement pour que le cauchemar des Bains Turcs ne se répète pas, c’est ce qu’elle fit. Localisant la source de la petite musique vers la Piscine une fois arrivée tout en bas, elle s’y rendit d’un pas décidé, et poussa la porte qui était entrouverte après avoir remonté une petite coursive garnie de casiers peints en blanc. Une fois entrée, elle comprit que cette fois-ci, les choses seraient différentes. Les lieux n’était pas surchauffés, au contraire : il régnait ici une atmosphère glaciale, que n’arrangeait rien une sorte de brume fantomatique empêchant de distinguer le fond de la salle. Et l’eau contenue dans le bassin paraissait avoir littéralement… gelé. Le contenu de la piscine ne formait qu’un unique et gros glaçon géant. Et au centre du glaçon se trouvait… la boîte à musique.
- Ah. Évidemment…
La boîte à musique se referma toute seule. On n’entendait plus la petite mélodie. Et Sonia n’entendit pas non plus la porte par laquelle elle était rentrée se refermer doucement sans un bruit. Le froid devint mordant.
- Je crois que je vais sortir d’ici.
Sonia se retourna pour se diriger vers la porte… et s’arrêta net en la voyant fermée.
- Je suis sûre de ne pas l’avoir refermée après être entrée.
En trois pas, elle était devant la porte, et en actionnait la poignée. La porte resta immobile.
- JE SUIS SÛRE DE NE PAS L’AVOIR REFERMÉE, PUTAIN !
- Sonia !...
Sonia fit un bond et se retourna vers le bassin. Il n’y avait personne, mais la boîte à musique avait disparu. Et elle n’avait aucune idée de qui provenait la voix… ou quoi. Car c’était une voix effrayante, désincarnée, presque sortie d’un cauchemar. Elle tenta de garder son calme, et avança à nouveau vers le bassin.
- Tu dois !...
Toujours cette voix monstrueuse. Sonia fit à nouveau un bond, cette fois en poussant un cri, et se retourna encore. Elle avisa alors une coiffeuse située à côté de la porte : elle était déjà là quand elle était entrée, c’était juste qu’elle ne s’en était pas aperçue tout de suite. Elle s’en approcha, perplexe, et commenta ce qu’elle voyait à voix haute pour se donner du courage.
- Drôle d’endroit pour mettre une coiffeuse. Ces messieurs-dames de la Belle Époque voulaient vraiment être présentables en toutes circonstan… PUTAIN DE MERDE !!!
Sonia venait d’hurler ce juron en apercevant une silhouette dans le miroir. Elle se tenait debout et immobile au milieu du bassin glacé, à moitié cachée par les volutes de brume. Elle était fort sombre (bien que dotée d’un teint très pâle), mais sa taille moyenne et ses cheveux bouclés trahissaient son identité : c’était Vincent. Et cette conclusion était aussi malsaine que terrible, PUISQUE VINCENT ÉTAIT MORT. Sonia se retourna vivement, mais ne vit personne au milieu du bassin.
- Pourquoi vous faîtes ça, pourquoi vous ME faites ça, POURQUOI ?!
Un coup sourd résonna dans le mur juste derrière la coiffeuse. Sentant l’imminence de quelque chose d’horrible planer sur elle, Sonia sembla accepter son destin et se tourna à nouveau vers la coiffeuse, les yeux baignés de larmes. Aucun reflet n’apparaissait plus dans le miroir. Mais trois mots y étaient à présent inscrits. Semblant avoir été écrits avec du sang. « TOUS LES TUER ».
- NON, NON, NON !!!!!!
Horrifiée, terrifiée, terrorisée, Sonia perdit le contrôle d’elle-même. Elle commença par donner un coup de poing dans le miroir, projetant des éclats de verre et du sang – son sang – un peu partout. La main ruisselante, Sonia se mit ensuite à tambouriner contre la porte (la maculant de sang au passage, ce qui cauchemardisait encore plus la situation déjà cauchemardesque). Ayant la bonne idée (non) de se retourner un instant, Sonia put voir que plusieurs volutes de brume noire s’étaient mises à tournoyer au centre du bassin pour commencer à former une haute silhouette dont les bras semblaient se terminer par des doigts dotés de griffes. Le froid n’était plus supportable, rendant les mouvements de la jeune femme, déjà saccadés par la peur, encore plus saccadés. Pour surajouter au cauchemar, les portes des cabines pour se changer se mirent à toutes claquer avec force de manière irrégulière dans une cacophonie assourdissante, certaines d’entre elles se dégondant après quelques coups. Sonia se tourna à nouveau vers la porte, et se souvenant qu’elle s’ouvrait vers l’intérieur et non vers l’extérieur (impossible donc de la défoncer), elle tira sur la poignée de toutes ses forces… et manqua de tomber en arrière, sa main glissant sur la poignée qu’elle venait de poisser de sang. Elle refit une tentative, cette fois-ci avec les deux mains, et en prenant appui du pied contre le chambranle. L’adrénaline et le froid intense ayant fragilisé le métal lui donnèrent raison : les charnières de la porte cassèrent net, et Sonia dut faire un saut de côté pour éviter de recevoir dans la figure le panneau de bois qui chutait en avant. Il s’écrasa au sol avec fracas, et Sonia fila par l’ouverture, toujours sans se retourner.
Passé ce cap, elle contesta avec désespoir que les portes étanches menant respectivement à l’enfilade de salles annexes Bains Turcs (où elle n’avait du reste aucune envie de se rendre) et au Grand Escalier étaient en train de coulisser pour se fermer. Elle était prise au piège. Sauf peut-être en passant par la porte se trouvant au fond de la coursive bordée de rangées de casiers. Elle s’y précipita, heurtée par moments par les portes des casiers qui étaient brutalement éjectées de leurs fixations pour lui barrer la route ou la faire tomber. Elle reçut même l’une d’elle dans le nez, et sentit un flot chaud et continu lui dégouliner de la narine gauche. Sans se laisser stopper pour autant, Sonia ne chercha même pas à ouvrir la porte, et se jeta de tout son poids dessus. La porte s’ouvrit dans un craquement effroyable : elle n’était même pas verrouillée à la base. La lumière n’était pas allumée ici, mais Sonia avisa une autre porte juste en face, et répéta l’opération. Un bruit sinistre se fit entendre, et elle manqua de peu de d’être assommée : la porte n’avait pas bougé d’un pouce… car s’ouvrant dans l’autre sens. Comme la porte de la Piscine, il n’était donc pas possible de la défoncer. Sonia actionna la poignée, et parvint à l’ouvrir immédiatement. Elle se retrouva alors dans une petite coursive, elle aussi dénuée d’éclairage. Deux portes lui faisaient face : toutes deux donnaient accès à deux petites pièces étroites garnies d’un ou deux hublots (dispensant donc un minimum de lumière) où s’étendaient de chaque côté des étagères remplies de piles de draps. Piles de linge qui commençaient à s’animer : les draps quittaient leurs étagères en se dépliant pour venir lui couper la route, comme des dizaines de fantômes recouverts d’un linceul. Sonia avisa alors une troisième porte à sa droite, elle aussi ouverte, et s’y engouffra. Elle se retrouva dans une grande pièce éclairée elle aussi par un unique hublot, au centre de laquelle se trouvait un tas de literie grossièrement empilé. Plusieurs ‘’cordes’’ faites de taies d’oreillers nouées entre elles jaillirent du tas pour s’enrouler autour de ses membres. Elle chuta et commença à être traînée vers le tas de linge, avant de parvenir à se relever tant bien que mal et tirer d’un coup sec avec ses membres, extirpant du tas les ‘’cordes’’ de taies encore nouées autour de ses chevilles et de ses poignets. Apercevant une autre porte (elle aussi ouverte), Sonia s’y précipita. La porte se referma brutalement, mais elle parvint à forcer le passage en la repoussant avant qu’elle ne claque. Là, elle se retrouva dans une autre coursive garnie de placards. Vers la gauche, une porte se devinait : un hublot semblait l’éclairer, et de la vapeur s’en échappait. Elle allait donc s’y diriger quand elle entendit aboyer, quelque part devant (et juste au-dessus) d’elle. Elle changea donc de direction à la dernière seconde, préférant se diriger vers le fond de la coursive (où on ne voyait rien) plutôt que vers l’entrebâillement de la porte (passablement) éclairé. Ce qui fut salutaire. L’instant d’après, un énorme fer à repasser était éjecté par cet entrebâillement et venait frapper de plein fouet l’endroit où se serait trouvée la tête de Sonia. Elle venait d’échapper à un piège mortel. Et… elle venait de tomber : il y avait un escalier (montant, heureusement) au fond de la coursive, et elle s’était pris les pieds dedans. Les aboiements semblaient plus proches : Ouate devait se trouver derrière la porte au sommet de l’escalier. Pleine d’espoir, Sonia se redressa… et sentit une main glaciale s’abattre sur son épaule, juste au-dessus de son coeur.
Tout son corps s’engourdit d’un coup, et son épaule lui donna l’impression d’avoir été brûlée à travers son pull. Malgré son engourdissement, elle se débattit, et son coude rencontra par inadvertance… un interrupteur. La lumière s’alluma au-dessus d’elle, et elle entendit un râle de douleur désincarné derrière elle en même temps que la main desserrait son étreinte de son épaule. C’était maintenant ou jamais. Alors que la source d’éclairage explosait dans une gerbe d’étincelles, Sonia monta quatre à quatre les marches menant à une porte située à droite, d’où on entendait grattements et aboiements. Elle l’ouvrit en grand, et s’y engouffra, mais fut stoppée net en sentant à nouveau la main l’attraper, à la cheville cette fois-ci. À nouveau, le froid qu’elle ressentit à cet endroit fut tel qu’elle eut l’impression d’être brûlée malgré l’épaisseur de son pantalon, et sa jambe s’engourdit au point qu’elle eut l’impression qu’elle allait se détacher de son corps. Mais Ouate fila par l’entrebâillement de la porte et se jeta contre la ‘’chose’’ en grognant. La main lâcha Sonia, qui remonta alors comme elle put… Scotland Road, toujours plongée dans le noir. Elle avait repéré la porte menant au Grand Escalier, éclairant une portion de la coursive via la porte y donnant accès restée ouverte. Elle se traînait plus qu’elle ne courait vers celle-ci, mais elle n’était plus loin : elle allait réussir. Et après un ultime effort, Sonia déboucha sur le palier du Pont E du Grand Escalier. La lumière ici était si vive, par rapport à l’obscurité dans laquelle elle avait dû progresser, que sa tête se mit à tourner. Elle chancela, et perdit l’équilibre. Sa tête heurta violemment l’un des ananas sculptés ornant de part et d’autre la descente de l’escalier. Elle s’effondra sur le sol, sentant son sang couler le long de son visage (ça devenait une habitude…). Alors que tout devenait noir autour d’elle, elle put voir deux silhouettes blanches jaillir de la coursive de Première Classe adjacente au Grand Escalier, et se précipiter vers elle les mains tendues. Sans doute les anges l’accueillant au Paradis… D’ailleurs, ils clamaient son prénom à répétition…
Sonia s’était assise par terre et flattait Ouate tandis qu’Elodie (pas rancunière envers l’animal qui l’avait pourtant mordue) lui donnait quelques tranches de bacon que Denis venait de faire cuire. Guillaume était adossé contre un mur, et Denis, songeur, nettoyait la poêle où avait cuit la viande.
- J’y réfléchissais, mais je ne pense pas que cette… folie meurtrière… vient de la nourriture que nous ingurgitons. Sinon, nous serions tous fous, pas vrai ?
Pour toute réponse, on entendit hurler Nicolas. Sonia se redressa vivement.
- Oh non, qu’est-ce qui se passe encore ?!
Guillaume fronça les sourcils.
- Armez-vous, on y va !
Joignant le geste à la parole, il se saisit d’un hachoir à la taille impressionnante. Elodie attrapa une grosse louche, tandis que Sonia se saisissait de la poêle abandonnée par Denis, qui venait d’attraper un couteau de cuisine. Ils se précipitèrent dans la Salle à Manger, et la remontèrent du côté tribord, laissant derrière eux… la chienne Ouate, qui semblait plus intéressée par finir son bacon grillé que d’aller secourir le malheureux Techie.
Les quatre Titanicophiles déboulèrent dans le Salon de Réception, et aperçurent leur ami à hauteur des ascenseurs. Il se retourna, apparemment terrifié, et se précipita vers eux. Sonia, dans leur course, avait à nouveau heurté le palmier en pot qu’elle avait déjà fait tomber les jours d’avant.
- Putain de palmier !
Elle le redressa en vitesse après avoir pesté, puis rejoignit ses amis, vers lesquels Nicolas s’était réfugié à hauteur du piano. Pour l’heure, tout tremblant, il enlaçait Guillaume comme une bouée. Ce dernier lui tapotait maladroitement l’épaule, un peu gêné.
- Alors, qu’est-ce qu’il a ? Il va bien ?
- Je ne sais pas, Sonia, il ne dit rien… Hum, Nicolas, tu veux bien me… lâcher ?
Nicolas desserra son emprise, puis se recula d’un pas. Il semblait légèrement moins terrifié, mais le choc qu’il semblait avoir vécu était clairement visible. Sonia s’approcha de lui et lui prit la main, lui parlant d’une voix douce comme si c’était un enfant.
- Nicolas, qu’est-ce qu’il s’est passé ? Dis-nous.
- Je… je…
- Oui ? Tu… ?
- Allez voir derrière les ascenseurs. Je ne peux même pas vous décrire l’horreur de ce que j’y ai vu.
Elodie était étonnée.
- Mais… Pourquoi ne pas simplement nous dire ?
- C’est impossible à raconter ! Va voir, et on verra si tu peux décrire ce que tu pourras observer ! Ca défie l’imagination, tu entends ?!
- Bon, ben, si tu insistes autant…
Téméraire, Elodie alla jeter un œil. Elle revint ensuite, l’air visiblement blasée.
- Tout ça… pour ça ? Écoute Nicolas, je sais que tu tiens fort à l’ordre et à l’intégrité de ce paquebot que tu affectionnes tant… Mais là, tu abuses ! On a failli avoir une crise cardiaque à cause de toi !
Nicolas paraissait s’être pris une gifle.
- Mais… tu rigoles ?! Tu as vu l’état dans lequel est la zone d’attente des ascenseurs ?!
- Nicolas, il faut que tu arrêtes de te mettre dans des états pareils pour un malheureux fauteuil déplacé !
- Mais !! Qu’est-ce que tu racontes ?!
Il l’écarta vivement, pendant qu’Elodie jetait un regard navré aux trois autres. Tous rejoignirent Nicolas, qui s’était figé à bonne distance… d’un fauteuil placé de travers à côté du pilier faisant face à l’une des arches laissant voir les portes de coupée. Sa place était normalement contre le mur faisant face aux ascenseurs. Excepté ce détail d’ameublement, tout était niquel. Sonia lui reprit la main et réemploya son ton tout doux.
- Nicolas ?... C’est ça qui t’as mis dans un tel état ?
Mais, sans répondre, il repoussa sa main, et se mit à inspecter la moquette et le bas des murs comme s’il cherchait une pièce qu’il aurait fait tomber de sa poche par mégarde. Il alla ensuite observer de près le fronton de l’ascenseur de droite et du centre, avant même d’ouvrir les grilles de ce dernier. Craignant que Nicolas soit devenu fou et veuille se jeter dans la cage d’ascenseur, Denis se précipita vers lui et le ceintura.
Mais Nicolas ne lui opposa aucune résistance, et se contenta de pencher la tête vers le bas, comme s’il cherchait à saisir un détail caché au fond de la cage d’ascenseur, un pont en-dessous. Il referma les grilles de la cage d’ascenseur centrale, se dégagea des bras de Denis, puis regarda ses amis.
- Il n’y aucune trace.
Guillaume jeta un regard circulaire à ses camarades, avant de regarder Nicolas dans les yeux.
- Aucune trace de quoi ? Tu avais vu quelque chose de… sale ? C’est pourtant fort propre, par ici.
- Je… J’ai vu… Vous n’allez pas me prendre pour un cinglé si je vous dis ce que j’ai vu ?
- Ne t’inquiètes pas, c’est déjà le cas.
Denis lança un regard de reproche à Elodie.
- Enfin, Elodie !
- Rhôôh, ça va, pardon…
- Vas-y, Nicolas, dis-nous ce que tu as vu…
Nicolas fit comme s’il n’avait pas entendu la moquerie d’Elodie, et s’exécuta.
- Il y avait du sang. Du sang partout. Le sang a jailli en cascade depuis l’ascenseur de droite, alors qu’il n’y avait personne dedans. Ces ascenseurs ne peuvent pas descendre sans être manœuvrés par quelqu’un actionnant la manette.
Sonia avait l’air mi-figue mi-raisin.
- Euh, ce que tu nous racontes là, c’est un extrait d’un film d’épouvante… Ah, zut, c’était de…
Denis, fort cultivé, compléta.
- Le film Shining de Stanley Kubrick. Un chef-d’œuvre d’épouvante. Il me semble que cela se passe dans un hôtel construit sur un cimetière indien.
Elodie était fort peu réceptive.
- Je ne suis pas experte dans ce domaine, mais je crois ne pas me tromper si j’affirme qu’il n’y a aucun cimetière indien sous les chantiers Harland & Wolff, ni au fond de l’Atlantique. Qu’est-ce que tu nous racontes comme sornettes, Nicolas ?
- Ce ne sont pas des sornettes ! La cascade de sang a tout éclaboussé, il y en avait partout, et ça a même fait flotter ce fauteuil jusque contre ce pilier !
Guillaume tenta de le raisonner.
- D’accord pour ce fauteuil, mais il n’y a de trace de sang nulle part ! Peut-être que quelqu’un, Tiphaine par exemple, a déplacé ce fauteuil pour je ne sais quelle raison. Et tu auras imaginé ça, en voyant… euh…
Mais il s’interrompit, incapable de supposer la source de l’impressionnante vision rapportée par Nicolas. Il choisit donc de changer de sujet.
- Et puis, hier, j’ai rapporté que la manette s’était déclenchée toute seule dans l’ascenseur où je me séchais après être tombé dans la piscine. Cela m’a fait monter jusqu’au Pont A. Donc peut-être bien qu’en réalité, les ascenseurs fonctionnent différemment de ce que tu as lu dans le livre de Bruce Beveridge ?
Nicolas lui jeta un regard de commisération si intense qu’il servit de réponse non-verbale. Le Techie s’apprêtait toutefois à verbaliser ladite réponse quand Tiphaine apparut au coin de l’ascenseur incriminé. Elle semblait avoir couru un marathon : elle était en nage, sa respiration était sifflante, et ses cheveux étaient défaits. Et elle avait l’air épouvantée. Tout le monde fut surpris et se tourna vers elle. Elodie la regardait de haut en bas.
- Eh bien, tu as l’air… dans un sacré état, toi aussi. Qu’est-ce que tu as vu, de ton côté ? Le fantôme de Murdoch ?
- Non. Pire. Son squelette.
Elodie perdit immédiatement son petit sourire ironique.
Samedi 13 décembre 2014, RMS Titanic, 07h40.
Tiphaine montait quatre à quatre les marches du Grand Escalier, et elle ne décolérait pas. Depuis qu’elle s’était levée, Sonia n’avait cessé de la défier et de la pousser derrière ses retranchements. Et ça, elle ne le digérait pas. Pour l’heure, elle allait prendre l’air à l’extérieur du Pont des Embarcations pour se calmer, et tant pis pour les cheminées fragiles, les mouettes sauvages, et les joueurs de shuffleboard fantômes… ainsi que les intempéries. Comme venait de le découvrir Tiphaine en arrivant au dernier étage (toujours aussi dévasté que la veille à cause de l’’’incident’’ des mouettes), une pluie continue dispensée par de lourds nuages gris arrosait le pont-promenade. Quelques bourrasques de vent faisaient pénétrer le froid et l’humidité par les fenêtres cassées lord de la furie aviaire du jour d’avant, ce qui fit frissonner Tiphaine. Mais elle refusa de renoncer à son projet, ou même de redescendre enfiler quelque chose pour se couvrir davantage. Elle sortit donc à bâbord, et prit en plein visage le rideau de pluie et les séries de bourrasques. Elle allait être trempée, mais elle s’en fichait : elle écarta même les bras autour d’elle pour ‘’profiter’’ davantage des éléments. Elle remonta ensuite lentement le pont-promenade, humant à pleins poumons l’air marin. Arrivée à hauteur de la fenêtre de la cabine d’Henry Wilde, tout à l’avant du Quartier des Officiers, elle constata que divers papiers reposaient sur son bureau, dont une carte. Ceci fit germer une idée dans son esprit fertile : aller observer la carte maritime indiquant la position du Titanic… voire… la récupérer ? Celle-ci devait se trouver (fort logiquement) dans la Salle des Cartes, à proximité de la Timonerie… Tiphaine, trempée, s’y rendit en gouttant par terre. Après en avoir refermé la porte, le même silence de morgue se fit ‘’entendre’’, faisant un peu plus frissonner la jeune femme. Elle préféra donc le troubler en commentant à haute voix ce qu’elle voyait. Il y avait trois portes dans la Timonerie donnant accès à d’autres pièces. Deux faces au gouvernail, et une côté tribord. Elle commença par celle-ci.
- Alors… Ici, c’est la Salle de Navigation… Et il n’y a rien sur le bureau. Oh, c’est étroit ! Dans le film de Cameron, c’est bien plus grand : c’est là où on a droit à la réunion des officiers et de Smith avec Andrews et Ismay… Forcément, si Cameron avait respecté les plans, ils auraient eu du mal à tous s’entasser ici…
Elle ressortit, et allait essayer la porte faisant face au gouvernail la plus proche d’elle quand elle entendit un léger grincement métallique. Il provenait de la salle qu’elle venait de quitter. Tiphaine fit demi-tour, et ouvrit à la volée la porte de la Salle de Navigation. Personne ne se trouvait à l’intérieur, mais un détail avait changé. Un coffre-fort se trouvait à côté du bureau : fermé lors de son premier passage, il était désormais entrouvert. La demoiselle au sang celtique hésita un instant, puis céda à la curiosité : elle l’ouvrit en grand. À l’intérieur se trouvait un coffret en bois, et une petite boîte cartonnée. La seconde contenait… des balles. Devinant ce qu’il y aurait dans le coffret, elle souleva son couvercle, et découvrit… neuf armes à feu. Six pour les officiers, une pour le Commandant-en-Second, une pour le Capitaine… et une en rab. Après avoir longuement réfléchi, et considéré les évènements ayant eu lieu moins d’une heure auparavant, Tiphaine choisit de fourrer le coffret d’armes et la boîte de munitions dans son sac à dos.
Une fois ressortie, elle passa dans la pièce où elle avait eu l’intention de se rendre avant d’entendre le grincement métallique.
- Alors, ici… C’est la Salle du Pilote, reconnaissable à son lit. Ce marin était chargé de faire entrer et sortir le navire des ports, étant donné qu’un capitaine ne peut pas connaître avec exactitude toutes les caractéristiques de chaque port de la planète… Elle n’aura guère servi, cette pièce… Ce doit donc être la salle d’à côté…
Tiphaine ressortit, et ouvrit donc la porte restante. Elle pénétra dans la pièce, et son regard tomba directement sur le journal de bord, posé sur une carte maritime. Elle se saisit du livre tout neuf, l’ouvrit pour constater le peu de pages qui avaient été noircies à l’intérieur (les dernières indications remontaient à la nuit du 14 avril), et en profita même pour le renifler un peu.
- Même l’odeur de papier neuf est présente… C’est incroyable. Je crois que je vais aussi le conserver…
Elle le mit dans son sac, puis s’intéressa à la carte. L’exacte dernière position du Titanic y figurait, marquée d’une petite croix faite au crayon de bois. Cette carte était inestimable… Tiphaine la roula cérémonieusement, et parvint à la coincer dans son sac après quelques contorsions. Une partie dépassait toutefois à travers la fermeture-éclair, qu’on ne pouvait donc plus fermer totalement. Elle promena ensuite son regard sur le reste de la pièce.
- Il y a vraiment toutes les cartes imaginables… Ah, et ici, on dirait les fanions… Tiens, et là, les deux horloges-mères… Les 48 horloges du Titanic affichent la même heure qu’elles. Cette pièce est décidément passionnante !
Mais consciente qu’elle n’allait tout de même pas passer la journée ici, elle finit par ressortir… et crut que son cœur venait de cesser de battre. Quelqu’un se trouvait à la barre. Et ce quelqu’un portait un uniforme d’officier… Murdoch ? Tiphaine s’approcha à pas lents de la silhouette, dont elle ne pouvait pas distinguer le visage. Mais elle connaissait la taille de William McMaster Murdoch par cœur (mieux que celle de sa sœur Lella ou de son frère Corentin, c’était dire), et cela semblait fortement correspondre avec ce qu’elle avait sous les yeux. Elle posa donc sa main sur l’épaule recouverte de tissu noir tendu de galons dorés.
- Monsieur Murdoch, c’est vous ?
La main gantée de noir de l’officier tourna légèrement la barre vers bâbord, en même temps que la tête rehaussée d’une casquette à visière noire pivotait vers elle. En guise de tête, l’officier n’avait qu’un crâne aux orbites vides et à la mâchoire béante.
Tiphaine sentit tous ses organes se contracter, recula vers la porte par mouvements saccadés, puis l’ouvrit après plusieurs tentatives infructueuses tant elle tremblait. Ni la pluie ni le vent qui la balayaient à nouveau ne la ralentirent alors qu’elle mettait le plus de distance possible entre elle et le squelette. Le cœur battant à tout rompre et le souffle court, elle descendit d’un trait le Grand Escalier jusqu’au Pont C, puis jusqu’au Pont D après avoir entendu des brides de conversation semblant venir des ascenseurs. Elle déboula alors devant Nicolas et Guillaume, qui étaient entourés par Denis, Sonia, et Elodie. Après avoir jeté un froid (voire une glaciation) en mentionnant le squelette, elle parvint à les décider à monter au plus vite, aidée en cela (à sa grande surprise) par Nicolas.
- Pourquoi tu me crois directement sans poser de question, Nicolas ?
- Parce que je ne veux pas qu’on te regarde comme on m’a regardé après que j’ai raconté ce que j’avais vu !
Denis proposa d’utiliser les ascenseurs pour grimper plus vite, à la grande réticence de Nicolas qui refusa d’ailleurs catégoriquement qu’ils utilisent l’ascenseur de droite. Ils s’entassèrent donc celui de gauche. C’était Guillaume qui manœuvrait la manette.
- Il nous restera par contre un escalier : l’ascenseur ne dessert pas le Pont des Embarcations.
- On sait, Guillaume ! Allez, plus vite !
Sonia se remit à trasher Tiphaine comme elle savait si bien le faire depuis le début de la matinée.
- Non, tout le monde ne le sait pas forcément, mademoiselle je-sais-tout ! Moi, j’avais oublié. Et Guillaume ne peut sans doute pas accél… AÏE !!! MAIS TU ES FOLLE ?!!
Ce qui devait arriver était finalement arrivé : Tiphaine venait d’envoyer son poing dans la figure de Sonia. Et Sonia essayait maintenant de répliquer tandis que Tiphaine voulait surenchérir : Elodie s’interposa devant Sonia (et se prit un coup qui fit – évidemment – tomber ses lunettes) tandis que Denis faisait de même avec Tiphaine. Mais, déséquilibré par un mouvement de Nicolas qui tentait de se réfugier dans un coin de la cabine, il trébucha et tomba en plein sur Tiphaine, sur laquelle il exerça un plaquage de rugby involontaire. Et dans tout ce charivari, Guillaume tempêtait.
- Mais vous allez vous calmer, bon Dieu !! Vous allez nous décrocher la cabine, à vous agiter comme ça !
L’ascenseur s’arrêta (finalement) au Pont A, et tout le monde en sortit comme une mêlée. Mais Elodie retourna dans l’ascenseur une seconde plus tard, et récupéra ses lunettes au sol, miraculeusement (et heureusement) intactes. Sonia n’avait pas fière allure : elle était bien partie pour avoir un cocard. Tiphaine était rouge de colère, Guillaume affichait clairement son mécontentement… Et Nicolas s’était éloigné de quelques pas, voyant que Denis s’apprêtait à régler la situation avec calme et détente (non).
- DES GAMINES !!!!
Silence de mort.
- VOUS ÊTES DES GAMINES !! Sonia, Tiphaine, il va falloir arrêter vos conneries !! Vous auriez pu faire décrocher l’ascenseur avec vos conneries, et on se serait tous écrasés en bas !!!! Alors maintenant, vous allez arrêter de vous provoquer l’une l’autre et enterrer la hache de guerre !! SINON, JE VOUS BALANCE PAR-DESSUS BORD !!!!!! VU ?!
Penaudes, Sonia et Tiphaine acquiescèrent. Guillaume et Elodie échangèrent un regard gêné, tandis que Nicolas poussait tout le monde vers l’escalier.
- Allez, vite, il faut se dépêcher !
Tiphaine reprit son air inquiet pendant qu’elle et Nicolas ouvraient la marche : parvenus au Pont des Embarcations, ils s’engagèrent dans la coursive tribord, juste à droite de l’escalier. Elle ne semblait plus si sûre de vouloir y retourner, mais Nicolas avança en lui prenant la main, et elle suivit, encouragée. Ils défilèrent dans la petite coursive de Première Classe (cinq cabines de Première Classe se trouvaient sur ce pont, et seule l’une d’entre elles avait été occupée), poussèrent la porte de la coursive desservant les installations des officiers, et ouvrirent la porte du fond donnant accès au salon du Capitaine Smith. Là, ils passèrent dans la Salle de Navigation (et eurent du mal à tous y tenir). Il ne restait plus qu’une porte à ouvrir : celle de la Timonerie. Courageusement, Tiphaine se chargea de… laisser Guillaume le faire. Ladite porte s’ouvrit donc sur… rien. La Timonerie était vide, et la porte bâbord donnant sur la Passerelle de Navigation claquait par intermittence à cause du vent. Nicolas rentra le premier et alla la fermer. Tiphaine suivit, contemplant amèrement le gouvernail.
- Je vous jure qu’il était là…
- Moi, je te crois, Tiphaine.
- Merci Nicolas.
Guillaume leva les yeux au ciel.
- Nicolas, ce n’est pas parce que tu crois avoir vu quelque chose que tu dois accréditer toute hallucination surnaturelle que quelqu’un croit avoir vécu ! Tu ne rends pas service à Tiphaine, en faisant ça !
Nicolas le regarda méchamment.
- Moi, je sais ce que j’ai vu ! Et si tu continues à mettre ma parole en doute, je vais finir par avoir envie de t’en mettre une !
Denis grommela.
- Oh, OH !! Vous allez tous vous calmer, oui, à tous vouloir vous cogner les uns les autres ? Personne ne tapera sur personne !
Elodie, restée dans la Salle de Navigation, s’était postée devant l’une des fenêtres et semblait très concernée par la situation.
- Eh bien, quel temps ! La météo semble se dégrader de jour en jour. J’espère qu’on ne va pas affronter une tempête.
Tiphaine leva les yeux au ciel à son tour.
- Merci pour ta remarque constructive, Elodie…
- Oh, de rien, faut bien que je meuble… Vu qu’il n’y a rien à voir dans ta Timonerie…
Denis tapa du pied.
- Ça suffit, les remarques désobligeantes !
Sonia s’approcha alors de Tiphaine, et posa sa main sur son épaule. Son ton était doux, bien qu’un peu forcé.
- Qu’est-ce que tu as vu exactement, Tiphaine ?
Elle avait sursauté quand la puéricultrice l’avait touchée. Elle la regarda dans les yeux avec intensité, avant de désigner le gouvernail de sa main.
- Je sortais de la Salle des Cartes. Je me suis retrouvée devant un officier à galons qui était à la barre. Vu la taille, ça devait être Murdoch. Lorsque je me suis approchée de lui, il a légèrement tourné la barre à gauche, et sa tête a pivoté vers moi. Enfin, son crâne…
Il y eut un silence de mort, seulement troublé par le vent soufflant contre les vitres de la Timonerie.
- Je vous jure que je n’ai pas rêvé !
Nicolas fit un pas vers elle.
- Je la crois.
Guillaume croisa les bras.
- Tu as tout intérêt à la croire. Cette histoire – et la tienne aussi – est franchement louche.
- Merci de ton soutien, Guillaume, ça me fait plaisir.
- Ce n’est pas contre toi, Tiphaine…
- C’est ça, ouais.
Sonia prit la parole à son tour, la main toujours posée sur l’épaule de Tiphaine.
- Je fais confiance à Tiphaine…
La concernée sourit.
- … tout comme j’ai fait confiance à Aurélie…
Tiphaine perdit son sourire aussi sec.
- Elle n’a aucun intérêt à nous mener en bateau. Pourquoi elle inventerait ça ?
Elodie avait la même tête que Guillaume et ne paraissait absolument pas convaincue. Deux pour, deux contres : les Titanicophiles étaient à égalité… et se tournèrent vers Denis. Lequel allait avoir la douloureuse tâche de trancher, et accessoirement de valider le fait ou non que Tiphaine et Nicolas étaient des affabulateurs (ou qu’ils étaient juste devenus fous). L’ennui était qu’il était un peu d’accord avec tout le monde. Il tenta donc une pirouette.
- C’est bien beau tout ça, mais il faudrait peut-être que l’on mange, histoire de…
Sonia attaqua avec une ignoble perfidie.
- Non non non, Denis ; tu ne t’esquiveras pas derrière tes fourneaux. Dis-nous ce que tu penses.
Mais Tiphaine, voyant la gêne de Denis, fit diversion.
- Euh, Sonia parlait d’Aurélie : puisque ni elle ni Antoine ne sont avec vous, je dois en conclure que vous ne les avez pas encore retrouvés ?
Guillaume, comprenant l’intention de Tiphaine, l’appuya.
- C’est vrai, ça. Où sont-ils passés ?
Denis, soulagé, reprit la main.
- Est-ce qu’il faudrait fouiller le navire ?
- Chut !
Tout le monde se tourna vers Nicolas, qui venait de lever la main pour leur intimer l’ordre de se taire. Elodie, qui allait prendre la parole, le regarda avec vexation pendant qu’il se mettait à murmurer.
- Vous entendez ?
Chacun tendit l’oreille, mais le bruit du vent couvrait par moment ce qu’ils étaient censés entendre. Mais Tiphaine le perçut le premier.
- C’est quoi ce bip bip ? La station Marconi ?
- Je crois que oui ! Allons voir !
Tiphaine et Nicolas entraînèrent tout le monde dans la coursive bâbord, donnant accès aux différents logements des officiers (ils avaient emprunté la tribord à l’aller). Ils se retrouvèrent devant la porte de la station, qui était entrebâillée : on entendait à présent clairement le bip bip. Sonia se lamenta tandis que Tiphaine poussait la porte.
- Quel dommage que Gérard ne soit pas là… Il connait bien le morse…
À sa grande surprise, elle vit alors Denis prendre place au poste, et se coiffer des écouteurs. Elodie était singulièrement étonnée.
- Denis ?! Tu parles le morse ?
- Un peu… Il y a à chaque fois le même nombre de bip bip, je crois que c’est un même message répété inlassablement.
Il attrapa un carnet et un crayon qui traînaient sur le bureau à côté d’une casquette. Tiphaine se saisit d’ailleurs du couvre-chef.
- Serait-ce la casquette de Jack Phillips ? Oh, Nadine sera ravie de la voir…
Guillaume se chargea de plomber l’ambiance.
- Si on revoit Nadine un jour…
- C’est sympa de nous faire profiter de ton optimisme, Guillaume…
Elle fourra tout de même la casquette dans le sac. Pendant leur échange, Denis avait noté une suite de lettres et de chiffres sur le carnet. Le bip bip avait cessé. Nicolas semblait fort curieux.
- Qu’est-ce que ça dit, Denis ? C’est un autre navire ? Ou des secours qui nous recherchent ? Ou même France Inter ou RTL, n’importe quoi ?
- Désolé Nico. Je n’y comprends rien, à part le « USA » au début…
Il leur montra la page du carnet, sur lequel il avait écrit « 2016USA GOP TRUMP 306+232 46.1-48.2 ». Elodie demeura interdite. Tiphaine fit une tentative.
- C’est peut-être le pays émetteur avec un numéro de poste, avec des chiffres de longitude et de latitude ?... Non, de tels chiffres ne se présentent pas ainsi…
Sonia, fort perplexe, ajouta son grain de sel.
- Et puis, pourquoi les Américains nous parleraient de l’UMP ? Et ce « TR » avant, ça veut dire quoi ? Un diminutif de « triche » ? Quelqu’un va tricher à l’UMP ? Ce serait bien la première fois !
Tiphaine lui sourit, pendant que Guillaume se saisissait du carnet pour lui tout seul.
- Je crois que j’ai compris !
Tout le monde resta suspendu à ses lèvres.
- « USA2016 », ça me fait penser à l’élection présidentielle américaine, qui aura lieu l’année dernière… euh, pardon, dans deux ans ; on est en 2014, pas en 2017 ! « GOP », c’est le surnom du Parti républicain, alias le Grand Old Party. « TRUMP », je crois que c’est un nom de famille. Plus précisément d’une dynastie d’hommes d’affaires américains, dont le membre le plus connu est Donald Trump…
- Euh, c’est qui ?
- Une sorte de beauf milliardaire, Elodie… Pas très connu chez nous, mais assez célèbre de l’autre côté de l’Atlantique. « 306+232 », si on fait l’opération, ça donne 538… qui est pile le nombre de Grands Électeurs américains.
- Euh, c’est quoi un Grand Électeur ?
- Vous n’avez pas ça, dans votre monarchie. Les citoyens votent pour ces Grands Électeurs, qui à leur tour, élisent le Président américain. Dans les faits, on sait pour qui ils voteront, donc ça revient à voter directement pour le Président…
- Donc… les derniers chiffres seraient les résultats de la prochaine présidentielle américaine ?
- Je crois, Denis. Mais je ne comprends pas pourquoi il y a un « moins » entre les deux chiffres. Si on additionne, ça fait 94.3% de suffrages, à peu près égal au taux de l’élection de 2000… Tiens, 2000, c’est justement quand George Bush a eu plus de grands électeurs qu’Al Gore, mais qu’il avait reçu moins de votes que lui à cause de la particularité du système américain… C’est peut-être pour ça qu’on a un « moins » entre les deux pourcentages…
- Donc… ce Donald Trump serait le successeur d’Obama ?
- Euh, je n’y comprends rien.
- Moi aussi, Elodie.
- Vous en faites pas, Sonia et Elodie… Denis, pour répondre honnêtement à ta question, ça me parait vraiment tiré par les cheveux. Non seulement, tout est paré pour voir Hillary Clinton gagner… Mais en plus, Donald Trump est con comme ses pieds, a le talent politique d’un oursin, et a des valeurs qui sont aux antipodes de celles des Républicains… Par contre, il a trois enfants qui pourraient concourir… non deux, Eric Trump a un peu moins de 35 ans, ce qui est le seuil d’éligibilité... Ces deux enfants sont Donald Junior, et Ivanka. Je ne vois pas trop comment le premier pourrait tirer son épingle du jeu, mais la seconde… Hillary Clinton, malgré son fort soutien, n’est guère appréciée. Donc, si les Républicains décident de la torpiller en lui faisant affronter une femme, ça la prive de l’un de ses rares atouts : le fait d’être la première femme à être en mesure de devenir Présidente des États-Unis… Donc, peut-être que cette Ivanka Trump deviendra la prochaine Présidente des États-Unis. Mais Donald, vraiment, non. Ce pays est déjà tombé bien bas, mais à ce point…
Tout le monde avait été un peu perdu par l’instant politique de Guillaume. Nicolas venait même de lever le doigt comme pour demander l’autorisation de prendre la parole.
- Euh… donc…
- Oui ?
- C’est anachronique.
Tout le monde éclata de rire. Le sérieux fut ramené par Elodie.
- Et sinon, Aurélie et Antoine, on les cherche à la Saint-Glinglin ?
Sonia perdit son sourire.
- Pourvu qu’ils aillent bien… J’espère qu’il n’est rien arrivé de fâcheux…
Samedi 13 décembre 2014, RMS Titanic, 07h30.
Il faisait très froid, dans la cale à marchandises. Par terre, un pied-de-biche était abandonné à proximité d’éclats de bois. Ceux-ci provenaient d’une énorme caisse en bois dont l’un des pans avait été forcé. Par l’ouverture ainsi pratiquée, on distinguait une magnifique voiture Renault CB5466 de 1912 aux couleurs or et pourpre et aux roues de bois cerclées de caoutchouc blanc. Cette voiture s’était illustrée de la manière que l’on connaissait dans le film de James Cameron. Et, à l’heure actuelle… de la buée recouvrait toutes les vitres, avec sur l’une d’elles… une empreinte de main.
Samedi 13 décembre 2014, RMS Titanic, 08h30.
Pour rechercher Aurélie et Antoine, Denis avait déconseillé aux Titanicophiles de se séparer. Aussi, les recherches étaient assez lentes : après avoir inspecté toutes les installations culinaires du centre du Pont D, ils fouillaient pour l’heure les cabines de Première Classe à l’avant. C’était en effet le pont où le couple devait se rendre avant de disparaître. Tiphaine, Guillaume, et Denis se trouvaient à tribord, tandis que Elodie, Sonia, et Nicolas étaient à bâbord. Ils ouvraient toutes les cabines, les inspectaient un instant, puis ressortaient en laissant la porte ouverte et passaient à la cabine suivante. Denis fut fort ému en fouillant la D27 : il appela même ses compagnons pour leur montrer ce qu’il avait vu : une carafe et un verre remplis d’eau posés sur une coiffeuse. Ces deux objets en verre avaient fait l’objet d’une célèbre photographie sur l’épave, car ils étaient restés à leur emplacement sans tomber malgré l’inclinaison du navire… Après cet intermède chargé d’émotion, tout le monde retourna à son poste.
Sonia quittait justement l’une des cabines qu’elle fouillait quand elle entendit… des pleurs. Mais pas des pleurs venant de l’un des Titanicophiles, non. C’était des pleurs d’enfant, plus précisément ceux d’une petite fille. Ils semblaient provenir d’une des cabines les plus proches du hall où se trouvaient les portes de coupée… qu’ils avaient pourtant déjà inspectées. Sonia se retourna vers Elodie pour lui signaler ce qu’elle entendait, mais celle-ci, à quatre pattes, le nez au ras du sol, semblait fort occupée à regarder sous un lit. Comme si Aurélie et Antoine étaient simplement en train de jouer à une partie de cache-cache… Sonia y alla donc seule, et se retrouva vite devant une cabine dont la porte était fermée. Les pleurs venaient de derrière. Elle se souvenait pourtant très bien de cette cabine, qu’elle avait fouillée avant de la quitter en laissant sa porte ouverte… Son instinct lui déconseillait d’ouvrir cette porte. Bien évidemment, elle fit le contraire… Dès son entrée, son regard tomba sur la fameuse poupée de porcelaine qu’elle avait aperçue les jours précédents. Et elle en gardait un souvenir fort désagréable… Après une inspection sommaire de la pièce, Sonia dut se rendre à l’évidence : les pleurs (qui continuaient) venaient de la poupée. Et cela lui faisait froid dans le dos. Elle sortit donc de la cabine en claquant la porte, et se mit en tête de retourner vers Elodie à grandes enjambées. Mais à peine avait-elle fait quelques pas qu’elle se rendit compte que la provenance des pleurs avait changé. Ils ne venaient plus de derrière elle, mais de devant. Au-delà de l’arche faisant face aux portes de coupée de bâbord. Sonia, se maudissant intérieurement, bifurqua, et alla vers la nouvelle source des pleurs. Elle trouva alors la poupée en face de l’ascenseur qui avait tant terrorisé Nicolas. Elle était posée sur le fauteuil qui avait été déplacé contre le pilier. Les pleurs, dont le volume sonore avait passablement augmenté, venaient incontestablement de la poupée. Sonia lui fit face, se mordant la lèvre pour ne pas céder au stress, et observa de près les yeux peints sur la porcelaine. Elle ne vit d’abord rien. Puis, elle constata qu’une larme venait d’apparaître juste sous l’œil gauche de la poupée. Puis une autre. L’intensité des pleurs redoubla, et Sonia commença à avoir mal à la tête. Mais ce n’était pas fini. En posant sa main sur sa tempe, elle venait de se rendre compte que ses propres joues étaient mouillées. Elle pleurait. Le son des pleurs venait de la poupée, mais les larmes provenaient de Sonia. C’était ses larmes, qui gouttaient sur la poupée. Larmes… qui viraient à l’écarlate. Du sang. Des larmes de sang se mettaient à goutter sur la poupée, dont les pleurs atteignaient à présent la limite du supportable (tout comme la migraine de Sonia). Elle se redressa vivement, et poussa un cri en se voyant dans le miroir de l’ascenseur de droite : son visage était littéralement ensanglanté par ses larmes. Elle ramassa alors la poupée, et la projeta de toutes ses forces contre le miroir de l’ascenseur. Le miroir vola en éclats, qui tombèrent au sol avec ce qui restait de la poupée. Les pleurs cessèrent aussitôt. Sonia, respirant profondément, se laissa choir contre le mur faisant face aux ascenseurs, et essuya son visage avec ses manches (blanches, dorénavant écarlates).
- Il va me falloir une putain de thérapie quand je sortirai d’ici.
C’est alors que…
Ambiance sonore (à écouter impérativement jusqu’au bout en poursuivant la lecture).
Oh non. Cela recommençait. Sonia ferma les yeux, comme si cette simple action pouvait faire disparaître la sinistre mélodie. Ce ne fut bien évidemment pas le cas. Sonia se redressa alors en serrant les poings. Elle allait démolir cette boîte à musique comme elle avait démoli cette foutue poupée. Elle descendit prestement la volée de marches bâbord du Grand Escalier, car le son venait d’en bas. Arrivée au Pont E, elle comprit qu’il lui faudrait encore descendre plus bas. C’est-à-dire au Pont F. Priant intérieurement pour que le cauchemar des Bains Turcs ne se répète pas, c’est ce qu’elle fit. Localisant la source de la petite musique vers la Piscine une fois arrivée tout en bas, elle s’y rendit d’un pas décidé, et poussa la porte qui était entrouverte après avoir remonté une petite coursive garnie de casiers peints en blanc. Une fois entrée, elle comprit que cette fois-ci, les choses seraient différentes. Les lieux n’était pas surchauffés, au contraire : il régnait ici une atmosphère glaciale, que n’arrangeait rien une sorte de brume fantomatique empêchant de distinguer le fond de la salle. Et l’eau contenue dans le bassin paraissait avoir littéralement… gelé. Le contenu de la piscine ne formait qu’un unique et gros glaçon géant. Et au centre du glaçon se trouvait… la boîte à musique.
- Ah. Évidemment…
La boîte à musique se referma toute seule. On n’entendait plus la petite mélodie. Et Sonia n’entendit pas non plus la porte par laquelle elle était rentrée se refermer doucement sans un bruit. Le froid devint mordant.
- Je crois que je vais sortir d’ici.
Sonia se retourna pour se diriger vers la porte… et s’arrêta net en la voyant fermée.
- Je suis sûre de ne pas l’avoir refermée après être entrée.
En trois pas, elle était devant la porte, et en actionnait la poignée. La porte resta immobile.
- JE SUIS SÛRE DE NE PAS L’AVOIR REFERMÉE, PUTAIN !
- Sonia !...
Sonia fit un bond et se retourna vers le bassin. Il n’y avait personne, mais la boîte à musique avait disparu. Et elle n’avait aucune idée de qui provenait la voix… ou quoi. Car c’était une voix effrayante, désincarnée, presque sortie d’un cauchemar. Elle tenta de garder son calme, et avança à nouveau vers le bassin.
- Tu dois !...
Toujours cette voix monstrueuse. Sonia fit à nouveau un bond, cette fois en poussant un cri, et se retourna encore. Elle avisa alors une coiffeuse située à côté de la porte : elle était déjà là quand elle était entrée, c’était juste qu’elle ne s’en était pas aperçue tout de suite. Elle s’en approcha, perplexe, et commenta ce qu’elle voyait à voix haute pour se donner du courage.
- Drôle d’endroit pour mettre une coiffeuse. Ces messieurs-dames de la Belle Époque voulaient vraiment être présentables en toutes circonstan… PUTAIN DE MERDE !!!
Sonia venait d’hurler ce juron en apercevant une silhouette dans le miroir. Elle se tenait debout et immobile au milieu du bassin glacé, à moitié cachée par les volutes de brume. Elle était fort sombre (bien que dotée d’un teint très pâle), mais sa taille moyenne et ses cheveux bouclés trahissaient son identité : c’était Vincent. Et cette conclusion était aussi malsaine que terrible, PUISQUE VINCENT ÉTAIT MORT. Sonia se retourna vivement, mais ne vit personne au milieu du bassin.
- Pourquoi vous faîtes ça, pourquoi vous ME faites ça, POURQUOI ?!
Un coup sourd résonna dans le mur juste derrière la coiffeuse. Sentant l’imminence de quelque chose d’horrible planer sur elle, Sonia sembla accepter son destin et se tourna à nouveau vers la coiffeuse, les yeux baignés de larmes. Aucun reflet n’apparaissait plus dans le miroir. Mais trois mots y étaient à présent inscrits. Semblant avoir été écrits avec du sang. « TOUS LES TUER ».
- NON, NON, NON !!!!!!
Horrifiée, terrifiée, terrorisée, Sonia perdit le contrôle d’elle-même. Elle commença par donner un coup de poing dans le miroir, projetant des éclats de verre et du sang – son sang – un peu partout. La main ruisselante, Sonia se mit ensuite à tambouriner contre la porte (la maculant de sang au passage, ce qui cauchemardisait encore plus la situation déjà cauchemardesque). Ayant la bonne idée (non) de se retourner un instant, Sonia put voir que plusieurs volutes de brume noire s’étaient mises à tournoyer au centre du bassin pour commencer à former une haute silhouette dont les bras semblaient se terminer par des doigts dotés de griffes. Le froid n’était plus supportable, rendant les mouvements de la jeune femme, déjà saccadés par la peur, encore plus saccadés. Pour surajouter au cauchemar, les portes des cabines pour se changer se mirent à toutes claquer avec force de manière irrégulière dans une cacophonie assourdissante, certaines d’entre elles se dégondant après quelques coups. Sonia se tourna à nouveau vers la porte, et se souvenant qu’elle s’ouvrait vers l’intérieur et non vers l’extérieur (impossible donc de la défoncer), elle tira sur la poignée de toutes ses forces… et manqua de tomber en arrière, sa main glissant sur la poignée qu’elle venait de poisser de sang. Elle refit une tentative, cette fois-ci avec les deux mains, et en prenant appui du pied contre le chambranle. L’adrénaline et le froid intense ayant fragilisé le métal lui donnèrent raison : les charnières de la porte cassèrent net, et Sonia dut faire un saut de côté pour éviter de recevoir dans la figure le panneau de bois qui chutait en avant. Il s’écrasa au sol avec fracas, et Sonia fila par l’ouverture, toujours sans se retourner.
Passé ce cap, elle contesta avec désespoir que les portes étanches menant respectivement à l’enfilade de salles annexes Bains Turcs (où elle n’avait du reste aucune envie de se rendre) et au Grand Escalier étaient en train de coulisser pour se fermer. Elle était prise au piège. Sauf peut-être en passant par la porte se trouvant au fond de la coursive bordée de rangées de casiers. Elle s’y précipita, heurtée par moments par les portes des casiers qui étaient brutalement éjectées de leurs fixations pour lui barrer la route ou la faire tomber. Elle reçut même l’une d’elle dans le nez, et sentit un flot chaud et continu lui dégouliner de la narine gauche. Sans se laisser stopper pour autant, Sonia ne chercha même pas à ouvrir la porte, et se jeta de tout son poids dessus. La porte s’ouvrit dans un craquement effroyable : elle n’était même pas verrouillée à la base. La lumière n’était pas allumée ici, mais Sonia avisa une autre porte juste en face, et répéta l’opération. Un bruit sinistre se fit entendre, et elle manqua de peu de d’être assommée : la porte n’avait pas bougé d’un pouce… car s’ouvrant dans l’autre sens. Comme la porte de la Piscine, il n’était donc pas possible de la défoncer. Sonia actionna la poignée, et parvint à l’ouvrir immédiatement. Elle se retrouva alors dans une petite coursive, elle aussi dénuée d’éclairage. Deux portes lui faisaient face : toutes deux donnaient accès à deux petites pièces étroites garnies d’un ou deux hublots (dispensant donc un minimum de lumière) où s’étendaient de chaque côté des étagères remplies de piles de draps. Piles de linge qui commençaient à s’animer : les draps quittaient leurs étagères en se dépliant pour venir lui couper la route, comme des dizaines de fantômes recouverts d’un linceul. Sonia avisa alors une troisième porte à sa droite, elle aussi ouverte, et s’y engouffra. Elle se retrouva dans une grande pièce éclairée elle aussi par un unique hublot, au centre de laquelle se trouvait un tas de literie grossièrement empilé. Plusieurs ‘’cordes’’ faites de taies d’oreillers nouées entre elles jaillirent du tas pour s’enrouler autour de ses membres. Elle chuta et commença à être traînée vers le tas de linge, avant de parvenir à se relever tant bien que mal et tirer d’un coup sec avec ses membres, extirpant du tas les ‘’cordes’’ de taies encore nouées autour de ses chevilles et de ses poignets. Apercevant une autre porte (elle aussi ouverte), Sonia s’y précipita. La porte se referma brutalement, mais elle parvint à forcer le passage en la repoussant avant qu’elle ne claque. Là, elle se retrouva dans une autre coursive garnie de placards. Vers la gauche, une porte se devinait : un hublot semblait l’éclairer, et de la vapeur s’en échappait. Elle allait donc s’y diriger quand elle entendit aboyer, quelque part devant (et juste au-dessus) d’elle. Elle changea donc de direction à la dernière seconde, préférant se diriger vers le fond de la coursive (où on ne voyait rien) plutôt que vers l’entrebâillement de la porte (passablement) éclairé. Ce qui fut salutaire. L’instant d’après, un énorme fer à repasser était éjecté par cet entrebâillement et venait frapper de plein fouet l’endroit où se serait trouvée la tête de Sonia. Elle venait d’échapper à un piège mortel. Et… elle venait de tomber : il y avait un escalier (montant, heureusement) au fond de la coursive, et elle s’était pris les pieds dedans. Les aboiements semblaient plus proches : Ouate devait se trouver derrière la porte au sommet de l’escalier. Pleine d’espoir, Sonia se redressa… et sentit une main glaciale s’abattre sur son épaule, juste au-dessus de son coeur.
Tout son corps s’engourdit d’un coup, et son épaule lui donna l’impression d’avoir été brûlée à travers son pull. Malgré son engourdissement, elle se débattit, et son coude rencontra par inadvertance… un interrupteur. La lumière s’alluma au-dessus d’elle, et elle entendit un râle de douleur désincarné derrière elle en même temps que la main desserrait son étreinte de son épaule. C’était maintenant ou jamais. Alors que la source d’éclairage explosait dans une gerbe d’étincelles, Sonia monta quatre à quatre les marches menant à une porte située à droite, d’où on entendait grattements et aboiements. Elle l’ouvrit en grand, et s’y engouffra, mais fut stoppée net en sentant à nouveau la main l’attraper, à la cheville cette fois-ci. À nouveau, le froid qu’elle ressentit à cet endroit fut tel qu’elle eut l’impression d’être brûlée malgré l’épaisseur de son pantalon, et sa jambe s’engourdit au point qu’elle eut l’impression qu’elle allait se détacher de son corps. Mais Ouate fila par l’entrebâillement de la porte et se jeta contre la ‘’chose’’ en grognant. La main lâcha Sonia, qui remonta alors comme elle put… Scotland Road, toujours plongée dans le noir. Elle avait repéré la porte menant au Grand Escalier, éclairant une portion de la coursive via la porte y donnant accès restée ouverte. Elle se traînait plus qu’elle ne courait vers celle-ci, mais elle n’était plus loin : elle allait réussir. Et après un ultime effort, Sonia déboucha sur le palier du Pont E du Grand Escalier. La lumière ici était si vive, par rapport à l’obscurité dans laquelle elle avait dû progresser, que sa tête se mit à tourner. Elle chancela, et perdit l’équilibre. Sa tête heurta violemment l’un des ananas sculptés ornant de part et d’autre la descente de l’escalier. Elle s’effondra sur le sol, sentant son sang couler le long de son visage (ça devenait une habitude…). Alors que tout devenait noir autour d’elle, elle put voir deux silhouettes blanches jaillir de la coursive de Première Classe adjacente au Grand Escalier, et se précipiter vers elle les mains tendues. Sans doute les anges l’accueillant au Paradis… D’ailleurs, ils clamaient son prénom à répétition…
(message suivant pour la suite et fin de la première partie du chapitre)
Canard-jaune-
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Re: [Nouvelle d'Halloween] Les Limbes de Kali
(message précédent pour le début de la première partie du chapitre)
(message suivant pour la deuxième partie du chapitre (qui sera postée dans très peu de temps, quelques jours maximum, promis!))
Samedi 13 décembre 2014, RMS Titanic, 09h00.
Tout le monde s’était retrouvé dans la coursive latérale de Première Classe la plus en avant du Pont D.
- Rien de notre côté…
- Nous non plus…
- Euh. Mais, Sonia n’est pas avec vous ?
Denis, alarmé, venait de poser la question. Elodie et Nicolas se regardèrent, gênés.
- Euh… Non… On pensait qu’elle était retournée vers vous…
- Mais… mais… Vous êtes complètement irresponsables ! Imaginez si il lui arrive quelque chose !
- Oh, Denis, pourquoi tu t’emportes comme ça ? Elle est peut-être simplement allée aux toilettes ?
- Pendant une demi-heure ?!
- Euh… Elle a peut-être… un transit difficile ?!
- Pendant une demi-heure ?!!! Tu te moques de moi ?! Si il lui arrive quelque chose à cause de votre incompétence, vous le sentirez passer !!
Et Denis se mit à cavaler dans les coursives, appelant leur amie dans l’espoir qu’elle reparaisse. Il le faisait tout en remontant la coursive tribord.
- SONIA !! SONIA, OÙ ES-TU ?!
Alors qu’il passait à côté d’un petit escalier qui menait au Pont E (et, au-delà, vert le court de squash du Pont F), une silhouette en jaillit et vint le saisir à l’épaule. Denis poussa un cri, et se retourna vers… Aurélie. Qui avait les mains pleines de sang (elle en avait d’ailleurs tâché l’épaule de Denis). Tout le monde se précipita vers Denis… et s’arrêta à la vue d’Aurélie. Tiphaine lui jeta un regard extrêmement soupçonneux.
- Denis… Il faut que tu viennes… Sonia, elle…
Denis déglutit.
- Ne me dis pas que c’est son sang que tu as sur les mains…
- Si, il y en a partout, je…
- JE LE SAVAIS !
Tiphaine, l’air mauvais, s’était avancée vers elle.
- Je savais qu’on ne pouvait pas te faire confiance ! Vu tout le sang que tu as sur les mains, je suppose que tu t’es occupée d’Antoine avant de te pencher sur le cas de Sonia ?!
Aurélie jeta un regard révulsé sur Tiphaine… puis, à la vitesse de l’éclair, leva haut la main et la gifla. Personne n’avait rien vu venir. Le bruit de la claque se répercuta contre les boiseries peintes en blanc de la coursive. Et Tiphaine avait maintenant une trace de main sanglante sur la joue. Les yeux étincelants de colère et baignés de larmes, Aurélie articula.
- Tu ne veux peut-être pas croire en mon innocence, et c’est ton droit ; mais jamais je ne te laisserai dire de telles horreurs sur moi en te laissant t’en tirer à bon compte ! Antoine va parfaitement bien, et il est resté en bas pour veiller sur Sonia, qu’on a vu débarquer de Scotland Road couverte de sang !
Elodie toisa Tiphaine un moment, rictus aux lèvres, avant de se pencher sur Aurélie.
- Mais où étiez-vous pendant tout ce temps ?! On vous cherchait partout !
- Est-ce que c’est vraiment le moment, Elodie ?
Denis trépignait.
- On s’en fiche, de ça : il faut aller secourir Sonia !
- Enfin des paroles sensées ! Allons-y, vite !
Et tout le monde dévala l’escalier, puis remonta la coursive de Première Classe du Pont E jusqu’à arriver au Grand Escalier. Là, ils trouvèrent Antoine, penché sur Sonia qui paraissait en piteux état. Denis se précipita vers eux. Mais certains remarquèrent d’autres détails.
- Oh, qu’est-il arrivé à l’ananas qui ornait le pilier à la base de la rambarde gauche de l’escalier ?!
L’ananas gisait au sol, brisé en plusieurs morceaux. Antoine leva les yeux vers le Techie.
- Un peu de retenue, Nicolas ! Sonia s’est blessée à la tête en le heurtant, et ça pisse le sang !
Tiphaine, elle, s’était approchée de la porte donnant accès à Scotland Road. En travers de son entrebâillement, un autre corps gisait : celui de Ouate. Son dos arborait une méchante trace de griffes à la taille démesurée.
- Sans vouloir laisser penser que le cas de Sonia ne m’intéresse pas, qu’est-il arrivé à Ouate ?!
Aurélie, qui s’était penchée brièvement sur Sonia pour voir comment évoluait son état, laissa sa place à Elodie et alla voir Tiphaine. Après l’avoir regardée gravement, elle reporta son regard sur l’animal.
- Je ne sais pas. On l’a vue arriver comme ça, et s’effondrer sitôt la porte passée. Mais elle respire. La plaie est étendue, mais superficielle.
Guillaume s’était penché sur Sonia aux côtés d’Antoine, Denis, et Elodie.
- Vous pensez qu’on peut la déplacer vers l’Hôpital de Bord ?
- Mauvaise idée, Guillaume. Elle a déjà perdu pas mal de sang, je n’aimerais pas que ça s’aggrave.
- D’accord, Antoine, mais on ne va quand même pas la soigner sur ce carrelage ! En plus, on n’a rien pour s’occuper d’elle !
- T’en fais pas, Denis !
Elodie venait de tirer une petite pochette en cuir d’une des poches de sa blouse de médecin (qu’elle avait gardée de la veille pour se couvrir vu que son haut avait été tout tailladé par les mouettes).
- Je me suis dit que ce serait une bonne idée de garder ça sur moi… Vu tous les accidents…
- Et tu as bien fait !
Pendant qu’Elodie répartissait le matériel médical contenu dans la pochette entre elle, Antoine, et Denis, Guillaume se releva et alla se poster aux côtés d’Aurélie et Tiphaine, penchées sur Ouate.
- Euh… C’est quoi cette griffure ?
- On se le demande.
- Quoique ce soit, ça ne peut pas être l’un de nous. Ces traces sont beaucoup trop larges pour avoir été occasionnées par un humain…
- C’est ce qu’on s’est dit nous aussi. Mais alors, qui a fait ça ?
- Ou quoi…
Après cette conclusion inquiétante de Tiphaine à la question d’Aurélie, Guillaume fronça les sourcils et regarda la porte donnant accès à Scotland Road.
- Vous dites qu’elle est venue de par-là ?
- Oui. D’abord Sonia, puis la chienne peu après.
- Très bien. Eh bien je pense que personne ne m’en voudra si je referme derrière elles !
Joignant le geste à la parole, il s’engagea à moitié dans la coursive plongée dans l’obscurité pour attraper la poignée de la porte, et la ramena vers l’intérieur pour la refermer soigneusement. Inexplicablement, tous les poils de son corps s’étaient hérissés pendant le très court laps de temps où il s’était trouvé dans la coursive.
- Je suis d’avis que plus personne n’aille dans ce coin…
Aurélie haussa les épaules.
- Sans façon : rien n’est éclairé par-là…
Mais Tiphaine semblait plus affectée.
- Oh, mais ça veut dire que je ne verrai jamais la Salle à Manger de Troisième Classe… On n’y accède que par là…
Guillaume se gratta la tête, gêné.
- Bon, bon… On verra ce qu’on fera selon la suite des évènements.
Aurélie n’en avait cure, et regardait attentivement la trace de griffes.
- Je pense que si on enroulait dans un peu de gaze après avoir désinfecté, ça irait…
Elle se retourna vers le groupe s’occupant de Sonia.
- Hé, Elodie ! Tu as de la gaze, dans ton bazar médical ?
- Ouais ! Tiens, attrape !
Elle lui lança un rouleau de gaze et un flacon de désinfectant (elle en avait deux) avec un peu de coton. Tiphaine et Guillaume l’aidèrent à désinfecter les plaies, puis à enrouler la partie appropriée de l’animal pour assurer au mieux leur cicatrisation. Guillaume se releva soudain et partit à pas précipités vers la coursive de Première Classe sans rien dire.
- Qu’est-ce qu’il fout encore ?!
Aurélie et Tiphaine échangèrent un regard interloqué après cette exclamation assez énigmatique de Guillaume.
Après avoir été réprimandé par Antoine sur son ordre des valeurs des choses (il était vrai que le destin de Sonia importait plus que celui de l’ananas en bois sculpté ornant la descente du Grand Escalier), Nicolas était reparti dans la coursive de Première Classe. L’ambiance, depuis le début de la matinée, lui pesait de plus en plus. Aussi tenait-il à s’en éloigner. En plus, il ne voyait pas comment aider directement aux soins, sinon en allant regarder dans un office tout proche s’il n’y avait pas quelque chose susceptible d’aider ses camarades pour les soins qu’ils tentaient de prodiguer à Sonia et à Ouate. Il venait de poser sa main sur la porte donnant accès à la suite de la coursive (cette partie du Pont E était un peu particulière car elle pouvait être attribuée alternativement à la Première ou Deuxième Classe), où il savait qu’un office se trouverait juste à sa droite. Mais il interrompit son geste en entendant…
- Nicolas !
C’était la voix de Sonia.
- Nicolas, au secours !
Cela venait de derrière, vers les ascenseurs – ces putains d’ascenseurs. Pourtant, un coup d’œil suffisait pour constater que Sonia était toujours allongée dans le Grand Escalier. Mais alors, pourquoi entendait-il Sonia l’appeler depuis les ascenseurs ?... D’un pas hésitant, le Techie décida d’aller vérifier. Arrivé au coin de la coursive où s’ouvrait l’espace des ascenseurs, il attendit quelques instants.
- Nicolas, s’il te plaît, viens !!
Mal à l’aise, il fit alors un grand pas, et fit face à la zone où se trouvaient les ascenseurs. Et il faillit tourner de l’œil. Le sol était recouvert de sang. Les boiseries en avaient été aspergées. Du sang goutait des grilles et des frontons, et même des petites lettres « E Deck » dorées faisant face à l’ascenseur central. Même la lumière était rouge : une projection de sang avait atteint le plafond immaculé et les lustres. Mais ce n’était pas le pire. Entre les grilles entrouvertes de l’ascenseur de droite se trouvait un corps allongé sur le dos, la tête orientée vers le plafond. C’était Sonia. Dont le visage se tourna soudain vers lui : ses orbites étaient vides, et il en coulait des larmes de sang.
- Nicolas, pourquoi tu m’as laissée utiliser cet ascenseur ?! Aide-moi !!
Le Techie sentit son cœur se contracter douloureusement dans sa poitrine. Et le summum arriva. La Sonia (était-ce bien elle ?) aux orbites vide leva le bras vers lui en le désignant de son index.
- VOUS ALLEZ TOUS MOURIR !!
C’en fut trop pour lui. Il s’évanouit au moment où des pas précipités se faisaient entendre derrière lui.
Dans le Grand Escalier, tout le monde sursauta en entendant Guillaume s’exclamer.
- Mais c’est pas vrai !! Qu’est-ce qu’il se passe, ce matin, à la fin ?!
Ils le virent revenir vers eux quelques instants plus tard, traînant Nicolas qui semblait évanoui. Denis abandonna Sonia quelques instants et alla vers lui.
- Qu’est-ce qu’il lui est arrivé ?
- Mais j’en sais rien ! J’ai remarqué qu’il était parti dans la coursive, alors j’ai voulu le rattraper car je ne veux pas qu’on soit à nouveau séparés. Je l’ai trouvé hébété devant l’espace des ascenseurs, juste derrière, et il s’est effondré juste quand je suis arrivé à sa hauteur ! Si je n’avais pas été là, il aurait pu se faire mal en chutant.
- Mais… Pourquoi il ?...
- Mais qu’est-ce que j’en sais ?! Ce sont encore ces foutus ascenseurs qui le perturbent. Et je précise qu’il n’y avait rien de bizarre, pas même un fauteuil déplacé. Je serais d’avis de ne plus le laisser en approcher.
- Bon… Installe-le dans en position assise sur les marches de l’escalier…
Pendant ce temps, Elodie et Antoine avaient fait l’inventaire des blessures de Sonia, après lui avoir ôté (avec difficulté tant elles étaient serrées) ces étranges cordes faites de taies d’oreiller qui étaient nouées autour de ses membres. Son bobo à la tête, comme tout bobo à la tête, avait saigné abondamment, mais il semblait relativement bénin maintenant qu'ils avaient stoppé le saignement. Elle avait également souffert d’un saignement de nez, mais il avait coagulé. Son nez n’était pas cassé. Par contre, il avait fallu enrouler dans de la gaze et du coton sa main et son poignet droits après les avoir désinfectés : elle semblait se les être tailladés en plusieurs endroits sur quelque chose de tranchant. Heureusement, aucune artère n’avait été touchée. Il était toutefois curieux que l’avant des deux manches de Sonia soient imbibé de sang, alors que seule sa main droite avait été blessée… Plus curieux encore, son jean bleu ciel et son pull blanc avaient tous les deux pris une teinte anthracite au niveau de la cheville et de l’épaule côté cœur. Sous ce brusque changement de coloris, ils découvrirent une large étendue de peau toute pâle, presque gelée, avec en son centre une marque sombre ressemblant à s’y méprendre à une poigne de main de grande taille. Elodie et Antoine se regardèrent d’un air inquiet.
- Je n’ai jamais vu ça…
- Pareil… Qu’est-ce que c’est que ce truc ?...
Denis revint vers eux à ce moment.
- On ne va pas rester ici. Maintenant que son état est stabilisé, on devrait la remonter vers le Salon de Réception. Il y fait plus chaud.
L’idée fut approuvée, et un petit convoi se mit en place pour remonter Sonia, Nicolas, et Ouate. Tous furent installés dans les sofas situés près du piano à queue. Après quelques instants de flottement, histoire qu’ils ne restent pas tous à observer Sonia les bras ballants comme les Sept Nains veillant Blanche-Neige, Denis emmena Elodie, Aurélie, Antoine et Nicolas préparer le repas du jour. Il ne tenait plus à les voir se disperser. Tiphaine et Guillaume furent désignés pour veiller sur ceux sur qui il fallait veiller. Tous deux s’assirent donc dans des fauteuils, et ne prononcèrent pas un mot. Tiphaine rompit soudain le silence.
- Est-ce que ça t’ennuie si je file deux minutes aux toilettes ?
- Grmmmbl… On ne doit pas se séparer… C’est loin ?...
- Juste derrière les ascenseurs, à ce pont, je crois. De toute façon, tu ne vas pas m’accompagner dans les cabinets, hein.
- Bon, files-y vite.
C’est ce que fit Tiphaine. Elle n’avait pas particulièrement peur, la coursive de Première Classe étant éclairée. Sans lumière, c’eut été une toute autre affaire… Quelques minutes plus tard, elle ressortit des toilettes… et se figea.
Accompagnement musical.
Pourquoi donc Guillaume jouait-il du piano ? Elle ne lui connaissait pas ce talent, mais ce n’était pas pour lui déplaire.
- J’ai toujours eu un faible pour les pianistes, moi…
Après un instant de silence, dont elle profita pour écouter les notes (qui étaient un peu sinistres, il fallait l’avouer), Tiphaine prit conscience de ce qu’elle venait de dire.
- Mais… Qu’est-ce que je raconte ? Ça ne va pas bien, Tiphaine, pour dire des énormités pareilles…
Elle secoua sa tête, puis se dirigea vers le Salon de Réception. Et se figea net à nouveau. Guillaume ne se trouvait pas au piano. Ni à proximité de Sonia, Nicolas, et Ouate. Où était-il passé ?! Mais surtout, QUI jouait ?! Peu rassurée, elle s’approcha du magnifique instrument… et constata, choquée, que personne ne se trouvait sur le banc. Les touches d’ivoire s’enfonçaient toutes seules, comme actionnées par des doigts invisibles. Tiphaine sentit sa respiration s’emballer, et tenta de conserver son sang-froid.
- Reste calme, Tiphaine, reste calme… Mais qu’est-ce que c’est ce que ce truc, bon sang, qu’est-ce qui se passe ?! J’en viendrais presque à vouloir me trouver dans l’une de ces émissions débiles de caméra-cachée à la télé que j’abhorre… Je déteste l’idée d’être utilisée dans une fiction où ma peur amuse la galerie, mais au moins, je saurais qu’il y a une explication logique derrière tout ça !
Fin de l’accompagnement musical (inutile d’écouter jusqu’au bout).
L’air de musique s’arrêta d’un coup. Quelques secondes plus tard, elle entendait des pas dans l’escalier. Elle se retourna donc vers… Guillaume, qui débouchait du Pont E par la volée de marches tribord.
- Mais qu’est-ce que tu foutais ?! J’étais morte de trouille !
- Oulah, du calme ! Je suis parti deux minutes inspecter l’ascenseur qui a tant inquiété Nicolas… D’abord au Pont D, puis au Pont E. Je savais que tu serais revenue d’ici là, donc je n’étais pas inquiet pour nos camarades.
- Eh bien moi, je l’étais !
- Oh, Tiphaine, tu étais inquiète pour moi ?
Il avait pris un ton narquois… mais ne s’attendit pas à la réponse qu’elle lui donna.
- Bien sûr que oui, idiot : je tiens à toi !
Et sans savoir pourquoi, elle rougit après avoir dit ça. Guillaume, pas très à l’aise lui non plus, changea de sujet tout en contemplant ses chaussures.
- En tout cas, les ascenseurs n’avaient strictement rien d’anormal… Si l’on excepte que celui de droite stationné au Pont D – ici, quoi – a son miroir qui est brisé pour je ne sais quelle raison. Pourtant, il ne l’était pas tout à l’heure… Nicolas va sans doute nous refaire une scène quand… HÉ ! Il a ouvert les yeux !
Tiphaine se retourna vers les endormis, et constata que c’était le cas. Nicolas venait de se redresser en ouvrant les yeux, et Ouate avait bondi de son canapé. Elle fit plusieurs tours sur elle-même pour tenter de se dépêtrer de la gaine de gaze masquant sa blessure, sans y parvenir. Elle se coucha donc en sphinx sur la moquette, juste aux pieds de Tiphaine, avec un air visiblement dépité. Tiphaine faillit rire, mais elle s’alarme en constatant que c’était à présent au tour de Sonia d’émerger.
- C’est drôle, on dirait que c’est l’air de piano qui les a réveillés…
- Hein, Tiphaine ? Quel piano ?
- Rien, Guillaume, rien…
Tous deux aidèrent Sonia à se redresser. Elle ne semblait pas avoir de séquelle particulière.
- Euh… Qu’est-ce que je fais là ? On ne devait pas chercher Aurélie et Antoine ?
- Tu nous as fait faux-bond. Qu’est-ce que tu es allée faire au Pont E ?!
- Quoi ? Mais je ne suis jamais allée au Pont E ! Qu’est-ce que tu me chantes là : je fouillais une énième cabine avec Elodie quand je…
Elle plissa les yeux, cherchant à rassembler ses souvenirs.
- Quand j’ai… Euh…
- Oh, pitié Guillaume, ne me dis pas qu’on a encore une amnésique sur les bras…
- Quoi ?! J’ai tenté de tuer quelqu’un, moi aussi ?!
- Non, Sonia, quelqu’un ou quelque chose a juste tenté de te tuer toi et le chien.
- Mais putain, Guillaume, aie un peu de tact, quoi !
Tiphaine avait raison : Sonia regardait Guillaume, horrifiée. Et regardait à présent sa main droite couverte de bandages, et son pull qui était bon à jeter. Tiphaine posa une main sur son épaule.
- On… va t’expliquer pendant le repas. Manger te fera du bien. Bon, et toi, Nicolas, qu’est-ce que tu as vu avant de nous faire un malaise ?
Il avait un regard fuyant et fiévreux qui ne lui était pas coutumier.
- Rien.
- Quoi ? Mais, tu…
- Rien, je vous dis !
Guillaume prit le relai.
- Il y avait quelque chose qui n’allait pas avec les ascenseurs ?
- Mais rien, il n’y avait aucun problème avec les asanguins, euh, pardon, avec les ascenseurs !
- Voilà que tu fais des lapsus comme Vincent…
Sonia sembla soudain craintive.
- Est-ce qu’on pourrait arrêter de parler de lui ?!
Tiphaine et Guillaume échangèrent un regard troublé.
- Euh… Mais pourquoi ?
- Je ne sais pas. Mais évoquer son nom me donne la chair de poule sans que je sache pourquoi.
Ouate se dressa soudain sur ses pattes et se mit à aboyer en direction du piano. Tiphaine parut encore plus troublée.
- Mais… Qu’est-ce qu’il lui prend encore ?! Eh, du calme !
Elle aboya encore deux ou trois fois avant de pousser un gémissement plaintif et de s’en aller vers la Salle à Manger. Nicolas la suivit dans la seconde.
- Je vais à l’Office de Première Classe. Je dois boire un remontant. N’importe quoi. T’as qu’à venir, Sonia, ça te réchauffera.
- Euh, d’accord ? Même si je n’en ressens pas vraiment le besoin…
Elle le suivit néanmoins docilement. Ne restaient que Guillaume et Tiphaine. Cette dernière regardait toujours fixement le piano. Il essaya de l’en détourner.
- Ils ne sont pas très loquaces, tous les deux, hein ?
- …
- Tiphaine ?
- Oui…
- Allez, viens… On va aller manger.
Elle se tourna vers lui sans rien dire, mais acquiesça. Quelques instants après leur départ, le couvercle protégeant les touches se referma tout seul avec douceur.
Samedi 13 décembre 2014, RMS Titanic, 14h00.
Personne n’avait vraiment le cœur à manger… mais tous s’étaient goinfrés quand même pendant quatre heures. Ils avaient donc fait honneur, entre autres, aux côtelettes de mouton aux petits pois, faux-filet de bœuf, jambon braisé, assortiments de pommes de terre, épinards et choux-fleurs, ou encore crème glacée à la française confectionnés en un temps record par Denis. Ouate n’avait pas été oubliée, et avait reçu un reste de suprême de poulet à la Stanley : elle le digérait à présent endormie sous la table. Cet agréable bon repas avait eu la vertu d’apaiser tout le monde et de diminuer les nombreuses inimités qui s’étaient révélées pendant la matinée. C’était (presque) comme si personne n’avait tenté d’assassiner qui que ce soit le matin-même : le sujet avait été abondamment traité... et aucune conclusion logique n’avait pu être trouvée. Mais ce bon repas n’avait pas su rendre sa mémoire à Sonia, ni délier la langue de Nicolas. Celui-ci s’était d’ailleurs fait confisquer la bouteille de whisky Old Comber (un cru par ailleurs fort apprécié de la famille Andrews) qu’il avait trouvée dans le bar de l’office par Denis, trouvant qu’il en abusait un peu trop. Elodie souleva une question épineuse.
- Alors… On fait quoi ?...
Personne ne sut quoi répondre. Ils avaient pour ainsi presque tout fait et tout visité. Et ils n’osaient ou ne pouvaient maintenant plus se rendre dans certaines salles… Aurélie voulait en tout cas se dégourdir les jambes.
- On n’a qu’à y réfléchir en se rendant au Salon de Réception.
Tous acceptèrent. En chemin, une question revint à Guillaume.
- Ah, oui, tiens, quelqu’un sait ce qui s’est passé avec le miroir de l’ascenseur de droite stationné au Pont D ?
Nicolas s’arrêta net.
- Qu’est-ce qu’il y a encore avec cet ascenseur ? Pourquoi tu t’en es approché ? Tu ne devrais pas faire ça.
- Il ne m’est rien arrivé, Nicolas… Décidément, tu as un problème avec cet ascenseur ! Tu as vu un cadavre dedans, ou quoi ?
Le Techie eut alors l’air bouleversé. Comment leur expliquer que c’était EXACTEMENT ce qu’il avait vu ? Ou cru voir… Denis, qui s’en voulait d’avoir passablement traité Nicolas d’alcoolique en lui confisquant sa bouteille de whisky, le remarqua.
- Hé, Nicolas, ça va ? Tu veux nous dire quelque chose ?
Leurs pas les avaient menés juste à côté de l’ascenseur incriminé. Sonia fronça les sourcils en voyant le miroir brisé, et rentra dans la cabine. Nicolas se jeta presque sur elle pour l’en faire sortir, mu par un mauvais pressentiment.
- Sonia ! Sors d’ici immédiatement !
Mais c’était trop tard. Sonia ne réagit pas, l’esprit visiblement ailleurs. En observant les morceaux du miroir à ses pieds, un premier flash se superposa à ce qu’elle voyait : son poing traversant le miroir d’une coiffeuse où était écrit en lettres de sang « TOUS LES TUER ». Puis, un deuxième flash : le reflet fantomatique de Vincent, aperçu dans ce même miroir de coiffeuse. Et ensuite, un troisième flash : à nouveau le miroir de l’ascenseur où elle se trouvait, qu’elle brisait en jetant une poupée de porcelaine dessus afin qu’elle vole en éclats. Sonia détourna les yeux du miroir, se retourna, regarda ses amis dans le blanc des yeux, puis baissa le regard vers la manette de l’ascenseur. Juste en-dessous de ladite manette, la poupée était assise contre l’angle de la cabine, et semblait l’observer. Elle était intacte, ses éclats étant comme réparés à l’aide d’une sorte de colle de couleur rouge donnant l’horrible impression de former une multitude de cicatrices. Cicatrices qui donnaient un sourire torve et un regard patibulaire à la poupée : ses yeux avaient d’ailleurs disparu. Sonia comprit alors. Mais Sonia comprit trop tard. Elle leva une dernière fois les yeux vers ses amis, et leur sourit d’une manière profondément dérangeante. Avant d’ajouter quelque chose, d’un ton doucereux.
- Vous allez tous mourir.
Dans un grincement sonore, la cabine de l’ascenseur se décrocha, et s’écrasa au Pont E en contrebas dans un fracas assourdissant.
Tout le monde s’était retrouvé dans la coursive latérale de Première Classe la plus en avant du Pont D.
- Rien de notre côté…
- Nous non plus…
- Euh. Mais, Sonia n’est pas avec vous ?
Denis, alarmé, venait de poser la question. Elodie et Nicolas se regardèrent, gênés.
- Euh… Non… On pensait qu’elle était retournée vers vous…
- Mais… mais… Vous êtes complètement irresponsables ! Imaginez si il lui arrive quelque chose !
- Oh, Denis, pourquoi tu t’emportes comme ça ? Elle est peut-être simplement allée aux toilettes ?
- Pendant une demi-heure ?!
- Euh… Elle a peut-être… un transit difficile ?!
- Pendant une demi-heure ?!!! Tu te moques de moi ?! Si il lui arrive quelque chose à cause de votre incompétence, vous le sentirez passer !!
Et Denis se mit à cavaler dans les coursives, appelant leur amie dans l’espoir qu’elle reparaisse. Il le faisait tout en remontant la coursive tribord.
- SONIA !! SONIA, OÙ ES-TU ?!
Alors qu’il passait à côté d’un petit escalier qui menait au Pont E (et, au-delà, vert le court de squash du Pont F), une silhouette en jaillit et vint le saisir à l’épaule. Denis poussa un cri, et se retourna vers… Aurélie. Qui avait les mains pleines de sang (elle en avait d’ailleurs tâché l’épaule de Denis). Tout le monde se précipita vers Denis… et s’arrêta à la vue d’Aurélie. Tiphaine lui jeta un regard extrêmement soupçonneux.
- Denis… Il faut que tu viennes… Sonia, elle…
Denis déglutit.
- Ne me dis pas que c’est son sang que tu as sur les mains…
- Si, il y en a partout, je…
- JE LE SAVAIS !
Tiphaine, l’air mauvais, s’était avancée vers elle.
- Je savais qu’on ne pouvait pas te faire confiance ! Vu tout le sang que tu as sur les mains, je suppose que tu t’es occupée d’Antoine avant de te pencher sur le cas de Sonia ?!
Aurélie jeta un regard révulsé sur Tiphaine… puis, à la vitesse de l’éclair, leva haut la main et la gifla. Personne n’avait rien vu venir. Le bruit de la claque se répercuta contre les boiseries peintes en blanc de la coursive. Et Tiphaine avait maintenant une trace de main sanglante sur la joue. Les yeux étincelants de colère et baignés de larmes, Aurélie articula.
- Tu ne veux peut-être pas croire en mon innocence, et c’est ton droit ; mais jamais je ne te laisserai dire de telles horreurs sur moi en te laissant t’en tirer à bon compte ! Antoine va parfaitement bien, et il est resté en bas pour veiller sur Sonia, qu’on a vu débarquer de Scotland Road couverte de sang !
Elodie toisa Tiphaine un moment, rictus aux lèvres, avant de se pencher sur Aurélie.
- Mais où étiez-vous pendant tout ce temps ?! On vous cherchait partout !
- Est-ce que c’est vraiment le moment, Elodie ?
Denis trépignait.
- On s’en fiche, de ça : il faut aller secourir Sonia !
- Enfin des paroles sensées ! Allons-y, vite !
Et tout le monde dévala l’escalier, puis remonta la coursive de Première Classe du Pont E jusqu’à arriver au Grand Escalier. Là, ils trouvèrent Antoine, penché sur Sonia qui paraissait en piteux état. Denis se précipita vers eux. Mais certains remarquèrent d’autres détails.
- Oh, qu’est-il arrivé à l’ananas qui ornait le pilier à la base de la rambarde gauche de l’escalier ?!
L’ananas gisait au sol, brisé en plusieurs morceaux. Antoine leva les yeux vers le Techie.
- Un peu de retenue, Nicolas ! Sonia s’est blessée à la tête en le heurtant, et ça pisse le sang !
Tiphaine, elle, s’était approchée de la porte donnant accès à Scotland Road. En travers de son entrebâillement, un autre corps gisait : celui de Ouate. Son dos arborait une méchante trace de griffes à la taille démesurée.
- Sans vouloir laisser penser que le cas de Sonia ne m’intéresse pas, qu’est-il arrivé à Ouate ?!
Aurélie, qui s’était penchée brièvement sur Sonia pour voir comment évoluait son état, laissa sa place à Elodie et alla voir Tiphaine. Après l’avoir regardée gravement, elle reporta son regard sur l’animal.
- Je ne sais pas. On l’a vue arriver comme ça, et s’effondrer sitôt la porte passée. Mais elle respire. La plaie est étendue, mais superficielle.
Guillaume s’était penché sur Sonia aux côtés d’Antoine, Denis, et Elodie.
- Vous pensez qu’on peut la déplacer vers l’Hôpital de Bord ?
- Mauvaise idée, Guillaume. Elle a déjà perdu pas mal de sang, je n’aimerais pas que ça s’aggrave.
- D’accord, Antoine, mais on ne va quand même pas la soigner sur ce carrelage ! En plus, on n’a rien pour s’occuper d’elle !
- T’en fais pas, Denis !
Elodie venait de tirer une petite pochette en cuir d’une des poches de sa blouse de médecin (qu’elle avait gardée de la veille pour se couvrir vu que son haut avait été tout tailladé par les mouettes).
- Je me suis dit que ce serait une bonne idée de garder ça sur moi… Vu tous les accidents…
- Et tu as bien fait !
Pendant qu’Elodie répartissait le matériel médical contenu dans la pochette entre elle, Antoine, et Denis, Guillaume se releva et alla se poster aux côtés d’Aurélie et Tiphaine, penchées sur Ouate.
- Euh… C’est quoi cette griffure ?
- On se le demande.
- Quoique ce soit, ça ne peut pas être l’un de nous. Ces traces sont beaucoup trop larges pour avoir été occasionnées par un humain…
- C’est ce qu’on s’est dit nous aussi. Mais alors, qui a fait ça ?
- Ou quoi…
Après cette conclusion inquiétante de Tiphaine à la question d’Aurélie, Guillaume fronça les sourcils et regarda la porte donnant accès à Scotland Road.
- Vous dites qu’elle est venue de par-là ?
- Oui. D’abord Sonia, puis la chienne peu après.
- Très bien. Eh bien je pense que personne ne m’en voudra si je referme derrière elles !
Joignant le geste à la parole, il s’engagea à moitié dans la coursive plongée dans l’obscurité pour attraper la poignée de la porte, et la ramena vers l’intérieur pour la refermer soigneusement. Inexplicablement, tous les poils de son corps s’étaient hérissés pendant le très court laps de temps où il s’était trouvé dans la coursive.
- Je suis d’avis que plus personne n’aille dans ce coin…
Aurélie haussa les épaules.
- Sans façon : rien n’est éclairé par-là…
Mais Tiphaine semblait plus affectée.
- Oh, mais ça veut dire que je ne verrai jamais la Salle à Manger de Troisième Classe… On n’y accède que par là…
Guillaume se gratta la tête, gêné.
- Bon, bon… On verra ce qu’on fera selon la suite des évènements.
Aurélie n’en avait cure, et regardait attentivement la trace de griffes.
- Je pense que si on enroulait dans un peu de gaze après avoir désinfecté, ça irait…
Elle se retourna vers le groupe s’occupant de Sonia.
- Hé, Elodie ! Tu as de la gaze, dans ton bazar médical ?
- Ouais ! Tiens, attrape !
Elle lui lança un rouleau de gaze et un flacon de désinfectant (elle en avait deux) avec un peu de coton. Tiphaine et Guillaume l’aidèrent à désinfecter les plaies, puis à enrouler la partie appropriée de l’animal pour assurer au mieux leur cicatrisation. Guillaume se releva soudain et partit à pas précipités vers la coursive de Première Classe sans rien dire.
- Qu’est-ce qu’il fout encore ?!
Aurélie et Tiphaine échangèrent un regard interloqué après cette exclamation assez énigmatique de Guillaume.
Après avoir été réprimandé par Antoine sur son ordre des valeurs des choses (il était vrai que le destin de Sonia importait plus que celui de l’ananas en bois sculpté ornant la descente du Grand Escalier), Nicolas était reparti dans la coursive de Première Classe. L’ambiance, depuis le début de la matinée, lui pesait de plus en plus. Aussi tenait-il à s’en éloigner. En plus, il ne voyait pas comment aider directement aux soins, sinon en allant regarder dans un office tout proche s’il n’y avait pas quelque chose susceptible d’aider ses camarades pour les soins qu’ils tentaient de prodiguer à Sonia et à Ouate. Il venait de poser sa main sur la porte donnant accès à la suite de la coursive (cette partie du Pont E était un peu particulière car elle pouvait être attribuée alternativement à la Première ou Deuxième Classe), où il savait qu’un office se trouverait juste à sa droite. Mais il interrompit son geste en entendant…
- Nicolas !
C’était la voix de Sonia.
- Nicolas, au secours !
Cela venait de derrière, vers les ascenseurs – ces putains d’ascenseurs. Pourtant, un coup d’œil suffisait pour constater que Sonia était toujours allongée dans le Grand Escalier. Mais alors, pourquoi entendait-il Sonia l’appeler depuis les ascenseurs ?... D’un pas hésitant, le Techie décida d’aller vérifier. Arrivé au coin de la coursive où s’ouvrait l’espace des ascenseurs, il attendit quelques instants.
- Nicolas, s’il te plaît, viens !!
Mal à l’aise, il fit alors un grand pas, et fit face à la zone où se trouvaient les ascenseurs. Et il faillit tourner de l’œil. Le sol était recouvert de sang. Les boiseries en avaient été aspergées. Du sang goutait des grilles et des frontons, et même des petites lettres « E Deck » dorées faisant face à l’ascenseur central. Même la lumière était rouge : une projection de sang avait atteint le plafond immaculé et les lustres. Mais ce n’était pas le pire. Entre les grilles entrouvertes de l’ascenseur de droite se trouvait un corps allongé sur le dos, la tête orientée vers le plafond. C’était Sonia. Dont le visage se tourna soudain vers lui : ses orbites étaient vides, et il en coulait des larmes de sang.
- Nicolas, pourquoi tu m’as laissée utiliser cet ascenseur ?! Aide-moi !!
Le Techie sentit son cœur se contracter douloureusement dans sa poitrine. Et le summum arriva. La Sonia (était-ce bien elle ?) aux orbites vide leva le bras vers lui en le désignant de son index.
- VOUS ALLEZ TOUS MOURIR !!
C’en fut trop pour lui. Il s’évanouit au moment où des pas précipités se faisaient entendre derrière lui.
Dans le Grand Escalier, tout le monde sursauta en entendant Guillaume s’exclamer.
- Mais c’est pas vrai !! Qu’est-ce qu’il se passe, ce matin, à la fin ?!
Ils le virent revenir vers eux quelques instants plus tard, traînant Nicolas qui semblait évanoui. Denis abandonna Sonia quelques instants et alla vers lui.
- Qu’est-ce qu’il lui est arrivé ?
- Mais j’en sais rien ! J’ai remarqué qu’il était parti dans la coursive, alors j’ai voulu le rattraper car je ne veux pas qu’on soit à nouveau séparés. Je l’ai trouvé hébété devant l’espace des ascenseurs, juste derrière, et il s’est effondré juste quand je suis arrivé à sa hauteur ! Si je n’avais pas été là, il aurait pu se faire mal en chutant.
- Mais… Pourquoi il ?...
- Mais qu’est-ce que j’en sais ?! Ce sont encore ces foutus ascenseurs qui le perturbent. Et je précise qu’il n’y avait rien de bizarre, pas même un fauteuil déplacé. Je serais d’avis de ne plus le laisser en approcher.
- Bon… Installe-le dans en position assise sur les marches de l’escalier…
Pendant ce temps, Elodie et Antoine avaient fait l’inventaire des blessures de Sonia, après lui avoir ôté (avec difficulté tant elles étaient serrées) ces étranges cordes faites de taies d’oreiller qui étaient nouées autour de ses membres. Son bobo à la tête, comme tout bobo à la tête, avait saigné abondamment, mais il semblait relativement bénin maintenant qu'ils avaient stoppé le saignement. Elle avait également souffert d’un saignement de nez, mais il avait coagulé. Son nez n’était pas cassé. Par contre, il avait fallu enrouler dans de la gaze et du coton sa main et son poignet droits après les avoir désinfectés : elle semblait se les être tailladés en plusieurs endroits sur quelque chose de tranchant. Heureusement, aucune artère n’avait été touchée. Il était toutefois curieux que l’avant des deux manches de Sonia soient imbibé de sang, alors que seule sa main droite avait été blessée… Plus curieux encore, son jean bleu ciel et son pull blanc avaient tous les deux pris une teinte anthracite au niveau de la cheville et de l’épaule côté cœur. Sous ce brusque changement de coloris, ils découvrirent une large étendue de peau toute pâle, presque gelée, avec en son centre une marque sombre ressemblant à s’y méprendre à une poigne de main de grande taille. Elodie et Antoine se regardèrent d’un air inquiet.
- Je n’ai jamais vu ça…
- Pareil… Qu’est-ce que c’est que ce truc ?...
Denis revint vers eux à ce moment.
- On ne va pas rester ici. Maintenant que son état est stabilisé, on devrait la remonter vers le Salon de Réception. Il y fait plus chaud.
L’idée fut approuvée, et un petit convoi se mit en place pour remonter Sonia, Nicolas, et Ouate. Tous furent installés dans les sofas situés près du piano à queue. Après quelques instants de flottement, histoire qu’ils ne restent pas tous à observer Sonia les bras ballants comme les Sept Nains veillant Blanche-Neige, Denis emmena Elodie, Aurélie, Antoine et Nicolas préparer le repas du jour. Il ne tenait plus à les voir se disperser. Tiphaine et Guillaume furent désignés pour veiller sur ceux sur qui il fallait veiller. Tous deux s’assirent donc dans des fauteuils, et ne prononcèrent pas un mot. Tiphaine rompit soudain le silence.
- Est-ce que ça t’ennuie si je file deux minutes aux toilettes ?
- Grmmmbl… On ne doit pas se séparer… C’est loin ?...
- Juste derrière les ascenseurs, à ce pont, je crois. De toute façon, tu ne vas pas m’accompagner dans les cabinets, hein.
- Bon, files-y vite.
C’est ce que fit Tiphaine. Elle n’avait pas particulièrement peur, la coursive de Première Classe étant éclairée. Sans lumière, c’eut été une toute autre affaire… Quelques minutes plus tard, elle ressortit des toilettes… et se figea.
Accompagnement musical.
Pourquoi donc Guillaume jouait-il du piano ? Elle ne lui connaissait pas ce talent, mais ce n’était pas pour lui déplaire.
- J’ai toujours eu un faible pour les pianistes, moi…
Après un instant de silence, dont elle profita pour écouter les notes (qui étaient un peu sinistres, il fallait l’avouer), Tiphaine prit conscience de ce qu’elle venait de dire.
- Mais… Qu’est-ce que je raconte ? Ça ne va pas bien, Tiphaine, pour dire des énormités pareilles…
Elle secoua sa tête, puis se dirigea vers le Salon de Réception. Et se figea net à nouveau. Guillaume ne se trouvait pas au piano. Ni à proximité de Sonia, Nicolas, et Ouate. Où était-il passé ?! Mais surtout, QUI jouait ?! Peu rassurée, elle s’approcha du magnifique instrument… et constata, choquée, que personne ne se trouvait sur le banc. Les touches d’ivoire s’enfonçaient toutes seules, comme actionnées par des doigts invisibles. Tiphaine sentit sa respiration s’emballer, et tenta de conserver son sang-froid.
- Reste calme, Tiphaine, reste calme… Mais qu’est-ce que c’est ce que ce truc, bon sang, qu’est-ce qui se passe ?! J’en viendrais presque à vouloir me trouver dans l’une de ces émissions débiles de caméra-cachée à la télé que j’abhorre… Je déteste l’idée d’être utilisée dans une fiction où ma peur amuse la galerie, mais au moins, je saurais qu’il y a une explication logique derrière tout ça !
Fin de l’accompagnement musical (inutile d’écouter jusqu’au bout).
L’air de musique s’arrêta d’un coup. Quelques secondes plus tard, elle entendait des pas dans l’escalier. Elle se retourna donc vers… Guillaume, qui débouchait du Pont E par la volée de marches tribord.
- Mais qu’est-ce que tu foutais ?! J’étais morte de trouille !
- Oulah, du calme ! Je suis parti deux minutes inspecter l’ascenseur qui a tant inquiété Nicolas… D’abord au Pont D, puis au Pont E. Je savais que tu serais revenue d’ici là, donc je n’étais pas inquiet pour nos camarades.
- Eh bien moi, je l’étais !
- Oh, Tiphaine, tu étais inquiète pour moi ?
Il avait pris un ton narquois… mais ne s’attendit pas à la réponse qu’elle lui donna.
- Bien sûr que oui, idiot : je tiens à toi !
Et sans savoir pourquoi, elle rougit après avoir dit ça. Guillaume, pas très à l’aise lui non plus, changea de sujet tout en contemplant ses chaussures.
- En tout cas, les ascenseurs n’avaient strictement rien d’anormal… Si l’on excepte que celui de droite stationné au Pont D – ici, quoi – a son miroir qui est brisé pour je ne sais quelle raison. Pourtant, il ne l’était pas tout à l’heure… Nicolas va sans doute nous refaire une scène quand… HÉ ! Il a ouvert les yeux !
Tiphaine se retourna vers les endormis, et constata que c’était le cas. Nicolas venait de se redresser en ouvrant les yeux, et Ouate avait bondi de son canapé. Elle fit plusieurs tours sur elle-même pour tenter de se dépêtrer de la gaine de gaze masquant sa blessure, sans y parvenir. Elle se coucha donc en sphinx sur la moquette, juste aux pieds de Tiphaine, avec un air visiblement dépité. Tiphaine faillit rire, mais elle s’alarme en constatant que c’était à présent au tour de Sonia d’émerger.
- C’est drôle, on dirait que c’est l’air de piano qui les a réveillés…
- Hein, Tiphaine ? Quel piano ?
- Rien, Guillaume, rien…
Tous deux aidèrent Sonia à se redresser. Elle ne semblait pas avoir de séquelle particulière.
- Euh… Qu’est-ce que je fais là ? On ne devait pas chercher Aurélie et Antoine ?
- Tu nous as fait faux-bond. Qu’est-ce que tu es allée faire au Pont E ?!
- Quoi ? Mais je ne suis jamais allée au Pont E ! Qu’est-ce que tu me chantes là : je fouillais une énième cabine avec Elodie quand je…
Elle plissa les yeux, cherchant à rassembler ses souvenirs.
- Quand j’ai… Euh…
- Oh, pitié Guillaume, ne me dis pas qu’on a encore une amnésique sur les bras…
- Quoi ?! J’ai tenté de tuer quelqu’un, moi aussi ?!
- Non, Sonia, quelqu’un ou quelque chose a juste tenté de te tuer toi et le chien.
- Mais putain, Guillaume, aie un peu de tact, quoi !
Tiphaine avait raison : Sonia regardait Guillaume, horrifiée. Et regardait à présent sa main droite couverte de bandages, et son pull qui était bon à jeter. Tiphaine posa une main sur son épaule.
- On… va t’expliquer pendant le repas. Manger te fera du bien. Bon, et toi, Nicolas, qu’est-ce que tu as vu avant de nous faire un malaise ?
Il avait un regard fuyant et fiévreux qui ne lui était pas coutumier.
- Rien.
- Quoi ? Mais, tu…
- Rien, je vous dis !
Guillaume prit le relai.
- Il y avait quelque chose qui n’allait pas avec les ascenseurs ?
- Mais rien, il n’y avait aucun problème avec les asanguins, euh, pardon, avec les ascenseurs !
- Voilà que tu fais des lapsus comme Vincent…
Sonia sembla soudain craintive.
- Est-ce qu’on pourrait arrêter de parler de lui ?!
Tiphaine et Guillaume échangèrent un regard troublé.
- Euh… Mais pourquoi ?
- Je ne sais pas. Mais évoquer son nom me donne la chair de poule sans que je sache pourquoi.
Ouate se dressa soudain sur ses pattes et se mit à aboyer en direction du piano. Tiphaine parut encore plus troublée.
- Mais… Qu’est-ce qu’il lui prend encore ?! Eh, du calme !
Elle aboya encore deux ou trois fois avant de pousser un gémissement plaintif et de s’en aller vers la Salle à Manger. Nicolas la suivit dans la seconde.
- Je vais à l’Office de Première Classe. Je dois boire un remontant. N’importe quoi. T’as qu’à venir, Sonia, ça te réchauffera.
- Euh, d’accord ? Même si je n’en ressens pas vraiment le besoin…
Elle le suivit néanmoins docilement. Ne restaient que Guillaume et Tiphaine. Cette dernière regardait toujours fixement le piano. Il essaya de l’en détourner.
- Ils ne sont pas très loquaces, tous les deux, hein ?
- …
- Tiphaine ?
- Oui…
- Allez, viens… On va aller manger.
Elle se tourna vers lui sans rien dire, mais acquiesça. Quelques instants après leur départ, le couvercle protégeant les touches se referma tout seul avec douceur.
Samedi 13 décembre 2014, RMS Titanic, 14h00.
Personne n’avait vraiment le cœur à manger… mais tous s’étaient goinfrés quand même pendant quatre heures. Ils avaient donc fait honneur, entre autres, aux côtelettes de mouton aux petits pois, faux-filet de bœuf, jambon braisé, assortiments de pommes de terre, épinards et choux-fleurs, ou encore crème glacée à la française confectionnés en un temps record par Denis. Ouate n’avait pas été oubliée, et avait reçu un reste de suprême de poulet à la Stanley : elle le digérait à présent endormie sous la table. Cet agréable bon repas avait eu la vertu d’apaiser tout le monde et de diminuer les nombreuses inimités qui s’étaient révélées pendant la matinée. C’était (presque) comme si personne n’avait tenté d’assassiner qui que ce soit le matin-même : le sujet avait été abondamment traité... et aucune conclusion logique n’avait pu être trouvée. Mais ce bon repas n’avait pas su rendre sa mémoire à Sonia, ni délier la langue de Nicolas. Celui-ci s’était d’ailleurs fait confisquer la bouteille de whisky Old Comber (un cru par ailleurs fort apprécié de la famille Andrews) qu’il avait trouvée dans le bar de l’office par Denis, trouvant qu’il en abusait un peu trop. Elodie souleva une question épineuse.
- Alors… On fait quoi ?...
Personne ne sut quoi répondre. Ils avaient pour ainsi presque tout fait et tout visité. Et ils n’osaient ou ne pouvaient maintenant plus se rendre dans certaines salles… Aurélie voulait en tout cas se dégourdir les jambes.
- On n’a qu’à y réfléchir en se rendant au Salon de Réception.
Tous acceptèrent. En chemin, une question revint à Guillaume.
- Ah, oui, tiens, quelqu’un sait ce qui s’est passé avec le miroir de l’ascenseur de droite stationné au Pont D ?
Nicolas s’arrêta net.
- Qu’est-ce qu’il y a encore avec cet ascenseur ? Pourquoi tu t’en es approché ? Tu ne devrais pas faire ça.
- Il ne m’est rien arrivé, Nicolas… Décidément, tu as un problème avec cet ascenseur ! Tu as vu un cadavre dedans, ou quoi ?
Le Techie eut alors l’air bouleversé. Comment leur expliquer que c’était EXACTEMENT ce qu’il avait vu ? Ou cru voir… Denis, qui s’en voulait d’avoir passablement traité Nicolas d’alcoolique en lui confisquant sa bouteille de whisky, le remarqua.
- Hé, Nicolas, ça va ? Tu veux nous dire quelque chose ?
Leurs pas les avaient menés juste à côté de l’ascenseur incriminé. Sonia fronça les sourcils en voyant le miroir brisé, et rentra dans la cabine. Nicolas se jeta presque sur elle pour l’en faire sortir, mu par un mauvais pressentiment.
- Sonia ! Sors d’ici immédiatement !
Mais c’était trop tard. Sonia ne réagit pas, l’esprit visiblement ailleurs. En observant les morceaux du miroir à ses pieds, un premier flash se superposa à ce qu’elle voyait : son poing traversant le miroir d’une coiffeuse où était écrit en lettres de sang « TOUS LES TUER ». Puis, un deuxième flash : le reflet fantomatique de Vincent, aperçu dans ce même miroir de coiffeuse. Et ensuite, un troisième flash : à nouveau le miroir de l’ascenseur où elle se trouvait, qu’elle brisait en jetant une poupée de porcelaine dessus afin qu’elle vole en éclats. Sonia détourna les yeux du miroir, se retourna, regarda ses amis dans le blanc des yeux, puis baissa le regard vers la manette de l’ascenseur. Juste en-dessous de ladite manette, la poupée était assise contre l’angle de la cabine, et semblait l’observer. Elle était intacte, ses éclats étant comme réparés à l’aide d’une sorte de colle de couleur rouge donnant l’horrible impression de former une multitude de cicatrices. Cicatrices qui donnaient un sourire torve et un regard patibulaire à la poupée : ses yeux avaient d’ailleurs disparu. Sonia comprit alors. Mais Sonia comprit trop tard. Elle leva une dernière fois les yeux vers ses amis, et leur sourit d’une manière profondément dérangeante. Avant d’ajouter quelque chose, d’un ton doucereux.
- Vous allez tous mourir.
Dans un grincement sonore, la cabine de l’ascenseur se décrocha, et s’écrasa au Pont E en contrebas dans un fracas assourdissant.
(message suivant pour la deuxième partie du chapitre (qui sera postée dans très peu de temps, quelques jours maximum, promis!))
Canard-jaune-
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Re: [Nouvelle d'Halloween] Les Limbes de Kali
je n’ai pas le temps là, tout de suite mais bien sûr que je vais lire ce nouveau chapitre et que j’attends la fin!
Miss_Millie-
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Inscrit le : 11/10/2015
Re: [Nouvelle d'Halloween] Les Limbes de Kali
Bordel mais c'est trop flippant! Et je lis ça à 2h20...La base haha!
Vincent c'est génial, merci pour cette histoire! Mais si jamais tu nous fait attendre trop longtemps je viendrai te voir accompagnée de ma poupée! ;)
Tiphaine, je t'adore tu le sais hein? ;)
Vincent c'est génial, merci pour cette histoire! Mais si jamais tu nous fait attendre trop longtemps je viendrai te voir accompagnée de ma poupée! ;)
Tiphaine, je t'adore tu le sais hein? ;)
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