"C'est moi qui ai le plus gros" : taille et tricherie

La compétition pour la taille des navires était souvent effrénée, mais parfois, ça a donné lieu à de jolies manipulations pour garder le plus gros navire. Je vais vous en citer quelques unes.

En 1913, l'Imperator est sur le point d'entrer en service ; mais la rumeur veut que la Cunard prépare l'Aquitania, qui serait un peu plus long. Damnaide ! Les Allemands ne veulent pas perdre leur record précieux ! Mais ils sont débrouillards (et fourbes) : ils ajoutent juste avant la mise un service une gigantesque figure de proue, très moche d'ailleurs, représentant un aigle tenant le monde entre ses serres, avec la devise de la compagnie, "Mein Feld ist die Welt" (en gros, "Mon terrain est le monde"). Finalement, au bout de quelques traversées, l'aigle est déboulonné par une tempête et ne sera pas remplacé : l'Imperator a de toute façon son record et en est content. Un petit frère le rejoint en 1914, le Vaterland, plus long d'une dizaine de mètres, et remporte le record.



Mais les Allemands de la HAPAG n'en ont pas fini d'avoir des sueurs froides car un troisième navire de la série, le Bismarck, est en construction et doit, lui aussi remporter un record, non mais ! Or, pendant le début de sa construction, la rumeur revient. L'Aquitania serait plus long, de quelques pieds. Ach ! JAMAIS ! On va donc le rallonger, de six pieds (c'est-à-dire moins de deux mètres). Et pour faire ça, il faut réviser toute la structure du navire pour préserver son équilibre et tout. Résultat, comme dira un architecte naval, ces six pieds furent fort coûteux. Mais le Bismarck sera bien le plus gros navire au monde, quand il entrera en service en 1922 sous le nom de Majestic.

Et vous voulez savoir le plus drôle ? Finalement, l'Aquitania ne mesura que 274 mètres. Moins que les 276 de l'Imperator (sans aigle), moins que les 289 du Vaterland et donc bien moins que les 291 du Majestic. Tout ça pour... Rien !

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Mais ce n'est pas tout ! Après la guerre, le Vaterland devient le Leviathan américain ; et le Bismarck le Majestic britannique. Les Américains sont frustrés : ils veulent avoir le plus gros navire au monde, et le dire ! Même s'ils ne l'ont pas construit. Des deux, le Majestic est le plus long, ses deux mètres de plus sont incontestables. Mais en tonnage, c'est-à-dire en volume ? Le Majestic jaugeait environ 56 000 tonneaux de jauge brute, et voilà que les Américains revendiquent un Leviathan de 59 000 tonneaux. Pouf, "c'est nous qu'on a le plus gros" ! Comment ont-ils fait ? Ils ont en réalité magouillé sur les calculs et, en utilisant la même méthode, le Majestic aurait dépassé les 60 000. Dans un article, Mark Chirnside a très bien expliqué tout ça.


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Mais j'ai mieux et plus mesquin encore ! En 1935, le Normandie est le plus gros navire jamais construit ; 79 000 tonneaux. Mais, l'année suivante, le Queen Mary doit arriver avec près de 81 000 tonneaux. Drame, le paquebot français va perdre son record ? Eh non, car les architectes sont malins. Ils ont constaté que le salon de la classe touriste, coincé dans le navire sans vue extérieure, est trop étouffant. Si on le remontait sur le pont, quitte à occuper la plage arrière de première classe, détruire la silhouette du navire et cacher la vue du café grill ? Allons-y gaiement ! Le salon est donc ajouté, et accroît de 3 000 tonneaux le tonnage durant l'hiver 35/36. Et hop, record conservé, le Queen Mary restera plus petit.

Ce n'étaient que quelques exemples des petites mesquineries qui ont ponctué cette compétition. Je vous laissez déduire de tout ça si, oui ou non, les architectes et dirigeants avaient quelque chose à compenser !

Finalement Freud avait raison quand il parlait pour la mania humaine de taille 😂😂😂

C'est intéressant. Je n'imaginais pas que ça pouvait être à ce point même s'il y avait naturellement de la concurrence entre elles.

La WSL et la Cunard ne se sont pas livrées à ces petits jeux au niveau de la taille ?

Joris

Eh bien à vrai dire, les concernant, je n'ai pas de cas en tête. Dans les années 1890, le record historique restait celui du Great Eastern (environ 19 000 tonneaux), que personne n'osait dépasser même s'il était hors service depuis longtemps. En 90, le Majestic avoisinait les 10 000 tonneaux ; en 93, le Lucania et le Campania étaient à environ 12 000... Mais du côté de la White Star, au final, c'étaient les navires secondaires (cargos transporteurs de bétail) qui voyaient leur tonnage exploser. D'ailleurs, le premier navire à dépasser les 10 000 tonneaux pour cette compagnie, c'est le Georgic, en 1895 : le dernier transporteur de bétail de l'entreprise.

La White Star était assez fière de dépasser enfin la longueur du Great Eastern avec l'Oceanic de 1899 ; mais là non plus, j'ai pas connaissance de bidouille pour atteindre ce but ; c'était plutôt l'évolution naturelle pour répondre à des objectifs précis. Et de 1900 jusqu'au Titanic, les évolutions sont tellement énormes qu'au final, il n'y avait jamais matière à discussion. Quand on passe de 23 000 tonneaux du Baltic en 1904 au 31 000 du Lusitania en 1907, il n'y a pas photo. Idem quand on passe de ce dernier aux 45 000 de l'Olympic.

Pour ce que j'en sais, l'Aquitania n'avait pas pour but de dépasser en tonnage les navires de la White Star : il était en dessous du Titanic, même si légèrement. Et pareil pour le Britannic : le record était déjà largement passé chez les Allemands.

Après, je pense qu'il n'est pas étonnant que ces magouilles soient avant tout le fait des Allemands, Américains et Français : à chaque fois, ce sont des outsiders dans le monde maritime. Il faut imaginer la White Star et la Cunard comme les "tauliers" : elles sont là et occupent le terrain de toute façon. Les Allemands des années 1900/1910 aspirent à les surpasser et dominer les mers, tant militairement que civilement. D'où cette attention à la taille : il faut frapper fort, médiatiquement. Dans les années 1920, pareil pour les Américains : le Leviathan est globalement leur seul paquebot d'importance. Alors c'est rageant qu'il ne puisse pas être le plus gros du monde à quelques centaines de tonneaux près. Et pour le Normandie, pareil : ses records, c'est ce qui permet à la France d'exister bien plus nettement sur la scène maritime. Et c'est la première fois que le pays en bat, alors ce n'est pas pour les perdre au bout de quelques mois. Alors que les Britanniques ; mwof : ils n'ont rien à prouver, côté maritime.