Le mensonge du SS Jeddah

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Message  Tiphaine Mar 12 Jan 2016 - 18:34

J'ai retrouvé tout à l'heure dans mes dossiers un texte que j'avais écrit lorsque je me suis intéressé à l'histoire du SS Jeddah après avoir lu Lord Jim de Joseph Conrad. Si vous ne connaissez pas encore cette histoire, qui en son temps scandalisa le monde de la marine, je vous souhaite bonne lecture.


***

Que ferions-nous ? Oui, que ferions-nous si nous étions sur le pont d'un bateau prêt à se dérober sous nos pieds d'un instant à l'autre ? Resterions-nous paralysés sur place ou sauterions-nous dans un canot ? Dans pareille situation, cette minuscule embarcation à l'échelle de l'immensité de l'océan peut tout à la fois sembler la chose la plus fragile et la plus sûre au monde. La question ne se pose pas, me diriez-vous. On saute ! Je vous l'accorde, c'est effectivement ce que ferait quelqu'un de sensé. Néanmoins, est-ce que le choix vous paraîtrez aussi simple si vous étiez le capitaine ou un homme d'équipage ? Auriez-vous toujours le droit de sauter, d'abandonner le navire ?

Fils de pasteur ayant tout juste commencé sa carrière de marin, sûr de lui et sans reproches, Jim est convaincu que son devoir est de rester à bord. Le Patna, navire dont il est le second, a heurté quelque chose par le fond et la gîte qu'il prend peu à peu ne laisse aucun doute sur la gravité de la situation. Jim est descendu dans la cale, il a vu la paroi d'acier courbée par la pression de l'eau, il l'a sentit en passant sa main et l'angoisse l'a envahit. Elle seule peut encore maintenir le Patna à flot, mais elle va céder, c'est une certitude (mathématique !). À bord il y a près de 800 pèlerins qui font le voyage jusqu'à La Mecque et qui dorment sur le pont à la recherche d'un peu de fraîcheur. Femmes, enfants, vieillards, jeunes hommes... Pour Jim, qui les observe en silence, ils sont comme déjà morts. La paroi va céder, il n'y a pas le temps d'évacuer et de toute façon il n'y a pas assez de canots. Que faire ? Le capitaine et les autres officiers le savent eux, il faut partir en douce. Alors, pendant que les pèlerins dorment, ils mettent à l'eau un canot et prennent place à son bord. Jim observe en silence et sans leur venir en aide. Il est incapable du moindre mouvement et méprise avec toute son âme la lâcheté du capitaine. Lui n'est pas comme ça, il vaut mieux. Il restera à bord. C'est son devoir. La paroi va céder, mais il préfère se noyer que de vivre dans le déshonneur.

À présent le canot est prêt à partir, et sans s'en rendre compte Jim fait un mouvement. La seconde d'après il réalise qu'il est dans le canot et en levant la tête il aperçoit au-dessus de lui la haute coque du Patna. Tout est allé très vite.

"Il semblerait que j'ai sauté", avouera-t-il un peu plus tard au capitaine Marlow à qui il conte son histoire.

De retour sur la terre ferme, Jim et ses compagnons apprennent que le Patna n'a pas sombré. Découvert par un navire français, il a été remorqué jusqu'à un port voisin avec tous ses passagers. Une commission d'enquête est organisée, à laquelle seul Jim comparait. Le capitaine et les autres s'étant enfuis. Jim a sauté dans le canot pour se sauver d'une noyade qu'il pensait inévitable, mais c'est à présent un naufrage mental et social qu'il doit affronter. Cela ne vous rappelle pas quelqu'un ? À la mort de Joseph Bruce Ismay, un journaliste fera la comparaison de la culpabilité de l'homme suite à son sauvetage du Titanic avec celui le cas Lord Jim. Après tout, comme Ismay l'avait dit lui-même à un ami : "Ce n'est pas de sauter à l'intérieur qui est difficile, c'est d'en sortir."

***

Lorsqu'il écrit Lord Jim, Conrad a en mémoire une histoire bien réelle. Celle du SS Jeddah.

En 1880, ce vapeur transporte 950 pèlerins musulmans, dont de nombreuses femmes et enfants, à destination de La Mecque. Le voyage se déroule sans encombres jusqu'à ce qu'une nuit, au large du Yémen, le navire rencontre un ouragan et commence à prendre l'eau. Devant le dramatique de la situation et le nombre trop limité de canots pour sauver tout le monde, le capitaine, sa femme et quelques officiers décident de s'enfuir seuls dans une embarcation. Récupérés quelque temps après par un navire qui les ramène à Singapour, ils témoignent : le Jeddah a sombré avec tous les passagers sans qu'ils ne puissent rien faire, c'est un miracle s'ils ont pu eux-même en réchapper.

Bien vite la catastrophe fait la une des journaux et se propage à travers le monde, jusqu'à Londres où Conrad, qui patiente avant un embarquement, la découvre dans un article. Mais quelques jours plus tard, c'est la stupeur. Un navire vient d'entrer au port d'Aden en remorquant à sa suite celui dont tout le monde parle : le Jeddah ! Le petit vapeur est fatigué par son affrontement avec l'ouragan, mais il est bel et bien entier et avec ses 950 pèlerins encore à bord.
L'inconcevable vérité éclate aux yeux du monde : l'honorable équipage britannique a manqué à son devoir. Pour Conrad, comme pour bien d'autres marins, c'est une trahison à la profession. Où est donc passée l'image romantique des officiers sacrifiant leur propre vie pour sauver les passagers ? Que dire enfin de celle du commandant censé couler avec son navire ? Qu'est-ce qui a bien pu pousser ces hommes à se conduire en lâches ?

Le jeune second du Jeddah, Augustine Podmore Williams dit "Austin", se défend comme il peut. C'est un fils de pasteur natif de la Cornouailles anglaise et qui a jusqu'ici suivi une carrière irréprochable. L'archétype même du parfait officier. Il prétexte ne pas avoir véritablement sauté dans le canot, mais explique qu'il y est tombé alors que des pèlerins essayaient de l'empêcher de partir.

À la commission d'enquête, le capitaine est jugé avoir commis une faute grave et son certificat est suspendu. Quant à Austin, on le tient pour l'instigateur de cette fuite et il doit désormais assumer son opprobre face à la communauté maritime tout entière. Peu de temps après, il quitte la mer et déniche un humble emploi de commis de docks pour une compagnie maritime de Singapour.

En escale à Singapour deux ans plus tard, Conrad raconte avoir croisé Austin sur les docks. La chose est non vérifiable mais probable. L'un de ses biographes est persuadé qu'il lui a même parlé et que cela lui aurait permis de connaître les sentiments de l'ex-officier à propos de l'affaire. Ce qui est sûr, c'est que Conrad est fasciné par cette histoire et ce qui l'intéresse est sa dimension universelle. Cela aurait en effet pu arriver à n'importe qui et à moins d'y être soi-même confronté, on ne peut pas se permettre de juger Austin car nous ignorons qu'elle aurait été notre propre réaction dans pareille situation. Austin était comme tout le monde, il était "l'un des nôtres » précise l'écrivain. Un homme confronté à la peur de mourir. C'est pour mieux explorer ce thème qu'il va créer le personnage de Jim.

Ironie de l'histoire, c'est chez ses amis de la famille Sanderson, à l'école d'Elstree, que Conrad écrira les dernières pages de Lord Jim. Bruce Ismay y avait étudiant quelques années plus tôt. Le livre sera pour la première fois publié en 1900, soit près de vingt ans après l'affaire du Patna.

***


Extrait de la commission d'enquête sur l'affaire du Jeddah en 1881 à Singapour :

"Avant de conclure, la Cour considère qu'il est nécessaire de consigner leur désapprobation sur la conduite du premier officier du Jeddah, M. Williams, qui a plus qu'aidé et encouragé le commandant dans l'abandon de son navire. La Cour considère qu'il est très probable que sans le comportement de M. Williams, à l'opposé de ce que l'on attend d'un marin, le commandant (de l'aveu du premier officier lui-même) aurait sans doute fait son devoir en restant sur le navire."

Détail de la commission d'enquête :
Wreck report for "Jeddah", 1881



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Lord Jim, interprété par Peter O'Toole dans une adaptation de 1965.

Le véritable Augustin Williams, second du Jeddah :
http://www.geni.com/people/Augustine-Augustus-Williams/6000000003165118911
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Message  Joris Mer 13 Jan 2016 - 22:50

Si j'ai bien compris, la première histoire est une invention de Joseph Conrad, basée sur l'histoire vraie du Jeddah ?

Pourquoi a-t-on surtout tenu Austin pour instigateur de la fuite et non le commandant, même s'il a été condamné ?

Joris

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Le Titanic coulait il y a cent onze ans le 15 avril 1912. Une catastrophe maritime que rien
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Message  Antoine Lun 18 Jan 2016 - 13:42

Sacrée affaire que tu racontes là. Ça me fait penser à ce passage de Coke en Stock où l'équipage d'un cargo négrier y met le feu et fuit en laissant à bord, sans moyen de partir, Tintin, Haddock... et pas mal d'esclaves enfermés dans la cale. Ici, cependant, aucune sympathie possible pour l'équipage, qui a casé lui-même le drame...

Dans tous les cas, c'est un sacré dilemme qui s'est posé à l'équipage du Jeddah, et je pense en effet que ce serait mentir de clamer avec certitude qu'on ferait ci ou ça... Mais comme toujours, on est plus prompt à dénoncer la lâcheté des autres !
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Message  Tiphaine Lun 18 Jan 2016 - 16:26

Joris a écrit:Si j'ai bien compris, la première histoire est une invention de Joseph Conrad, basée sur l'histoire vraie du Jeddah ?

C'est bien ça. Le roman Lord Jim s'inspire en grande partie de l'histoire vraie du SS Jeddah, en tout cas pour ce qui est des premiers chapitres car la suite du livre concerne la lutte de Jim avec lui-même, sa culpabilité, son désir de fuir toujours plus loin pour ne pas avoir à affronter le jugement des autres et sa recherche de rédemption.

À noter toutefois que Conrad a modifié l'histoire du Jeddah à sa sauce pour explorer plus particulièrement la nature humaine à travers le cas de Jim et "la psychologie de la lâcheté". Par exemple, les pèlerins du Jeddah ont bel et bien assistés à la fuite du capitaine. Certains ont visiblement tenté de l'en empêcher, lui et les officiers (le deuxième officier et le deuxième ingénieur ont été tués par la chute d'un autre canot qu'ils essayaient de mettre à l'eau), tandis que d'autres ont réussis à sauter eux aussi dans l'embarcation. La commission d'enquête révèle que le premier officier a tiré deux coups de pistolets vers la foule pour l'effrayer et la tenir à distance. Voilà qui rappelle le Titanic. Dans son livre Conrad fait au contraire se dérouler la scène du naufrage imminent dans un parfait silence et calme apparent qui accentue l'atmosphère de tension. Les pèlerins dorment et ne se rendent de rien, tandis que Jim se répète intérieurement qu'il n'y a pas assez de canots... J'y vois d'ailleurs une lucidité de la part de Conrad sur les faiblesses des normes imposées, et nous sommes alors douze ans avant le naufrage du Titanic (il reviendra d'ailleurs sur cette question juste après la catastrophe). Mais le manque de canots du Jeddah, bien qu'évident, n'est, lui, pas mentionné par la commission d'enquête en 1881.


Joris a écrit:Pourquoi a-t-on surtout tenu Austin pour instigateur de la fuite et non le commandant, même s'il a été condamné ?

À ce sujet je trouve malheureusement que la commission d'enquête n'est pas très claire. De plus, il semble y avoir une confusion entre le second et le premier officier.
D'après les sources, il apparaît qu'Austin était bien le second, mais le rapport de la commission le présente comme le premier officier... Difficile de savoir s'il s'agit d'une erreur de nom ou de rang, mais je pense que second ou premier officier c'est bien d'Austin dont il est question. Je note d'ailleurs que la grande majorité des rapports détaillants l'identité des survivants découverts dans le canot ne font pas mention d'un premier officier parmi eux, mais uniquement du second.
Quoi qu'il en soit, il a été reproché à ce "premier officier Austin" d'avoir persuadé le capitaine Clark que sa vie et celle de sa femme étaient menacées s'ils restaient à bord, qu'ils seraient tués par les pèlerins avant même que le navire fasse naufrage. Un peu plus loin il est expliqué que c'est le premier officier qui a aidé la femme du capitaine à monter dans le canot. Toujours d'après la commission, le premier officier aurait de lui-même reconnu que le capitaine serait probablement resté à bord s'il ne l'avait pas encouragé à déserter.
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