Chroniques des Titanicophiles chez Magdalena - Charlie Hebdo

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Message  Canard-jaune Dim 11 Jan 2015 - 15:40

Antoine a écrit:Je ne suis pas Charlie. Mais je pense que tous ceux qui ont un talent pour l'écriture, le dessin, la chanson, le macramé ou juste la discussion entre amis devraient se tirer les doigts et enfin produire ce qui leur tient à coeur. Et je me mets dans le lot, parce que franchement, je l'ai pas assez fait...

Ce texte inédit constitue, comme le joli dessin de Manon, un hommage aux victimes de l'attentat qu'a subi Charlie Hebdo en ce début d'année. Ces victimes auraient voulu que nous continuons à exprimer nos ressentis par l'écriture, par le dessin, et ce sans jamais nous départir de notre humour, car "Sourire est le meilleur remède contre la haine." comme l'a dit quelqu'un que je tiens en haute estime.

Ce que vous allez lire s'inscrit dans la continuité de ma nouvelle Réminiscence : il ne s'agit pas de la suite officielle, mais juste de ce que j'appellerais un "épisode bonus". J'espère donc que vous apprécierez votre lecture et que vous ne trouverez rien de choquant. Il est à noter que vous n'allez pas très bien comprendre si vous n'avez pas vu ma nouvelle, désolé donc si vous ne l'avez pas encore fait, mais ça reste toutefois globalement compréhensible, même par quelqu'un qui n'aurait pas lu. Bonne lecture!

Post-Scriptum : Je suis désolé si j'ai laissé des coquilles et autres fautes, j'ai dû relire en vitesse.

Post-Scriptum² : Les phrases satiriques présentes dans le numéro spécial que lisent les trois hommes en noir à la fin du texte ne m'appartiennent pas, elles viennent de Twitter.



Le Complexe, 7 janvier 2015, 11h29.

La matinée avait été calme, aujourd’hui, au Complexe. Le nombre d’arrivants avait été assez faible, permettant à Guillaume et aux deux Elodie, à l’Accueil, de bien gérer les arrivées sans avoir besoin de renforts. De manière générale,  les Titanicophiles amenés en juillet dernier au Complexe (pour rappel : Anastasia, Antoine, Aurélie, Clément, Denis, les deux Elodie, Mickael, Nicolas, Paul, Sonia, Tiphaine, Vincent) s’étaient relativement bien acclimatés à l’endroit et y avaient trouvé leur place. Mais les événements qui surviendraient dans moins d’une minute allaient quelque peu troubler cette paix…


Accueil du Complexe, 11h30.

Dans cette salle désormais bien connue aux murs de briques blanches, au parquet vermoulu, et au plafond de plâtre légèrement craquelé auquel pendaient plusieurs néons fournissant une lumière fade, le calme régnait parmi les centaines de chaises dépareillées. Derrière le comptoir délabré, Elodie avait posé Clément sur ses genoux, face à elle, et s’amusait à le faire rire tandis que l’autre Elodie était en train de lui tricoter un petit chapeau. Guillaume, lui, était en train de leur servir un café à tous les trois. Soudain, un homme en tenue d’agent d’entretien surgit de nulle part au milieu de la salle. Guillaume avait à peine eut le temps de lui faire signe d’approcher du comptoir qu’une personne de grande taille, aux cheveux bruns grisonnants, et munie de lunettes rectangulaires, apparut sur l’une des chaises, dont elle se leva immédiatement en regardant autour d’elle d’un air passablement inquiet. Guillaume laissa déborder sa tasse de café en la reconnaissant : il s’agissait de Stéphane Charbonnier, le directeur du journal satirique Charlie Hebdo. Il leva la main et le héla pour qu’il approche.
- Hé ! Monsieur Charbonnier, venez ici !
Elodie interrompit son tricotage en se demandant qui était cet homme que Guillaume semblait connaître, tandis que Clément se levait en équilibre instable pour regarder par-dessus le comptoir, toujours perché sur les genoux de sa mère. Stéphane Charbonnier approcha d’un pas lent, suivi par l’agent d’entretien.
- Je peux savoir où je suis ?
Elodie, faisant attention à ce que son petit Clément ne tombe pas, reconnut le journaliste-dessinateur à son tour et expliqua à son amie belge qui il était. Guillaume retint son souffle, puis expliqua la chose au nouvel arrivant.
- Je vous sais athée et cela peut être dur à avaler, mais vous vous trouvez dans une version souterraine et un peu « old school » du Paradis, que l’on nomme le Complexe. Il n’y a aucune référence religieuse ici, et le « Dieu » est en fait une charmante femme qui se nomme Magdalena.
Stéphane Charbonnier semblait atterré.
- Oui, Monsieur Charbonnier, c’est dur à aval… Tiens, qui voilà d’autre ?
Deux autres personnes venaient d’apparaître en même temps, et étaient plus âgées : l’une était quasiment chauve, et l’autre avait de longs cheveux et une barbe blancs. Guillaume les connaissait également : il s’agissait des dessinateurs Georges Wolinski et Philippe Honoré, qui travaillaient également à Charlie Hebdo. Sans regarder autour d’eux, ils se précipitèrent vers leur collègue Stéphane et l’enlacèrent sans un mot. Elodie fronça les sourcils et posa son tricot, tandis que Guillaume commençait à froncer les sourcils : trois membres du même journal arrivant ici en même temps n’était pas bon signe… Les quelques secondes s’écoulant ensuite lui donnèrent raison car une autre personne apparut à son tour : ses cheveux châtains mi-longs et ses lunettes indiquaient qu’il s’agissait du dessinateur Jean Cabut de Charlie Hebdo. Guillaume, à présent inquiet, se leva, amenant à plusieurs nouvelles apparitions.  Un homme habillé en policier : Stéphane Charbonnier, semblant le connaître, alla immédiatement le voir, un air désolé au visage. Grisonnant et le front clairsemé, le célèbre économiste Bernard Maris, qui contribuait au journal. Une femme brune à lunettes, psychanalyste reconnue, qui se nommait Elsa Cayat et qui tenait une rubrique bimensuelle dans le même journal.  Un homme basané aux cheveux crépus et à moustache, portant des lunettes, qui se trouvait être le correcteur dudit journal, Mustapha Ourrad. Pour couronner le tout, un cinquième dessinateur connu de Guillaume (Guillaume, de toute manière, connaissait tout le monde), portant des lunettes rectangulaires et ayant des cheveux bruns laissant son front dégagé : lui aussi travaillait pour Charlie Hebdo et se nommait Bernard Verlhac.

Tout ce beau monde s’était mis à parler en même temps, si bien qu’on ne comprenait rien et que Clément s’était mis à pleurer : Elodie dut quitter l’accueil pour aller le calmer. Guillaume ramena un peu de silence, puis posa la question dont il pressentait la réponse.
- Que s’est-il passé pour que la moitié de l’équipe de Charlie Hebdo se retrouve ici ?
Toutes les têtes se tournèrent vers Stéphane Charbonnier, qui répondit donc pour tout le monde.
- Deux types habillés en noir et lourdement armés ont fait irruption en plein milieu de la conférence de rédaction, déclarant vouloir venger Mahomet, et ont ensuite tiré dans le tas.
George Wolinski compléta.
- Les cons ! Tous les Musulmans vont prendre pour eux…
Guillaume répondit laconiquement.
- Oh, merde.
Et il se précipita en dehors de l’Accueil, laissant la pauvre Elodie se débrouiller toute seule avec les nouveaux arrivants.


Centre des Télécommunications du Complexe, 11h31.

Dans une salle étroite au sol de linoléum grisâtre, aux murs de plâtre passablement malmenés, et au faux-plafond où manquaient plusieurs dalles, se trouvaient Anastasia et Vincent. Des câbles pendaient un peu partout. L’obscurité de la pièce n’était dispensée que par la lumière blafarde produite par les écrans des ordinateurs posés sur quelques bureaux, le néon étant cassé. Anastasia regardait son ordinateur d’un air morne, tandis que son voisin s’agitait de plus en plus devant le sien, comme s’il venait d’apprendre une nouvelle importante.
- Merde alors, une fusillade à Charlie Hebdo ! Une dizaine de morts à accueillir… Tu veux aller prévenir l’Accueil ?
Anastasia mit plusieurs secondes à répondre, dissimulant très difficilement sa joie de vivre.
- Non… Vas-y… Je vais rester ici… pour surveiller…
- Tu es sûre ?
- Ben, oui…
- Et… ça va ? Tu ne veux pas plutôt sortir un peu pour t’aér…
- OUI, JE VAIS BIEN ET J’EN SUIS SÛRE ! Maintenant, file à l’accueil !
Vincent s’enfuit sans demander son reste. De mois en mois, Anastasia s’était renfermée et était devenue de plus en plus éteinte et irascible. La perte de sa famille avait été beaucoup plus terrible pour elle que ce qu’on aurait pu imaginer… Il déboula à l’Accueil.
- Eh, préparez-vous, il va y avoir une fusillade à…
Les nouveaux arrivants étaient (déjà) arrivés. Elodie, en le voyant, le remercia d’être venu la remplacer et s’enfuit presque de la salle. Vincent resta donc seul derrière le comptoir, les regards des dix personnes assassinées fixés sur lui. Il se sentait mal à l’aise.
- Euh. Salut ?


Centre Archéologique du Complexe, 11h32.

Guillaume enfonça presque la porte du Centre Archéologique, cette immense enfilade de salles peintes en blanc et remplies de vitrines, de socles, et de panneaux abritant des milliers de statues, tableaux, vases, tapisseries, meubles, bijoux, fossiles, et autres souvenirs historiques ayant été détruits à la surface. En conséquence, la porte se décrocha de ses gonds et s’effondra par terre dans un vacarme du tonnerre. Tiphaine arriva dans la seconde, apparemment étonnée : elle portait précautionneusement une toile de Monet nommée « Charing Cross Bridge in London », brûlée fin 2013 par une mère de famille afin d’innocenter ses deux fils accusés du vol de ce tableau au Kunsthal d’Amsterdam en 2012.
- Mais enfin Guillaume, pourquoi tu défonces notre porte ?!
- Deux cinglés ont fusillé la moitié de l’équipe de Charlie Hebdo au nom de Mahomet…
Tiphaine écarquilla les yeux. Antoine émergea de derrière une vitrine comme s’il venait de s’y matérialiser.
- Quoi ?! Tu déconnes ?
- J’aimerais bien…
- Putain !
Et il fila à l’Accueil sans dire un mot de plus.  Guillaume se tourna vers Tiphaine : elle était l’image même de la consternation.
- Tu veux que je t’aide à accrocher ce tableau, ou… ?
Tiphaine secoua la tête.
- Oh. Euh, non, ça va aller. Je vais aller à l’Accueil aussi. Merci de nous avoir prévenus, Guillaume.
Elle posa sa toile contre une vitrine, lui sourit, puis sortit elle aussi. Guillaume était pensif.


Aire de Restauration du Complexe, 11h34.

Guillaume entra dans l’immense réfectoire. Celui-ci avait, contrairement au reste du Complexe, plutôt fière allure : les murs de briques rouges étaient entretenus, le parquet de chêne était soigneusement ciré, et les poutres (de chêne également) au plafond étaient flambant neuves. L’ameublement, en revanche, était disparate, bien qu’ordonné : des centaines de tables, toutes différentes, étaient disposées dans l’énorme salle. Mais, contrairement à l’Accueil, les chaises n’étaient pas dépareillées : ces chaises étaient groupées selon leur ressemblance avec les tables devant lesquelles elles étaient placées. Guillaume percuta un homme sans le vouloir : son uniforme révélait qu’il s’agissait du jeune James Moody, Sixième Officier du Titanic, décédé lors de son naufrage à l’âge de 24 ans. Cette affectation était un honneur pour ce jeune officier considéré comme méritant et prometteur… elle lui serait fatale. Il rattrapa le plateau de l’officier juste à temps, et le lui tendit.
- Oh, merci ! Je suis désolé, je ne regardais pas où j’allais.
- Non, c’est ma faute, j’étais trop pressé.
- Eh bien, disons que nous sommes tous les deux fautifs ! Mais, dites-moi, vous êtes l’un des amis de notre nouveau chef-cuisinier, Denis ?
- Euh, oui, c’est exact. Mais bon, il n’est pas tout seul, Luigi Gatti ainsi que Pierre Rousseau et son équipe sont d’une grande aide depuis que Denis a demandé leur assistance!
- Oh. Eh bien… Vous le complimenterez  quand même de ma part : on mange bien mieux, ici, depuis qu’il est arrivé !
- Je n’y manquerai pas. Merci, et bonne journée, Monsieur Moody !
- Oh, voyons, appelez-moi James.
Sur ces derniers mots, l’officier alla poser son plateau sur l’un des chariots, puis quitta le réfectoire. Guillaume entra alors dans les cuisines énormes et vétustes (bien que des travaux y aient commencé), en pleine effervescence, et alla vers Denis, coiffé de sa toque.
- Guillaume ! Comment tu vas ? Je t’ai justement préparé un délicieux…
- Denis, il y a eu une fusillade à Charlie Hebdo, et il y a de nombreux morts, comme Charb, Wolinski, Tignous, Honoré, Cabu…
- Quoi ?! Cabu ?! Non !
Plusieurs des cuisiniers tournèrent la tête vers Denis, surpris.
- Cabu, quoi, non… C’est mon enfance qui disparait : il faisait les caricatures à l’émission Récré A2 avec  Dorothée, quand ça passait sur Antenne 2… bon sang…
Denis ouvrit alors un réfrigérateur, et en sortit un plateau de pâtisseries qu’il réservait pour les grandes occasions. Il l’emporta en quittant les cuisines précipitamment, non sans laisser un pain au chocolat à son ami pour le remercier de l’avoir prévenu. Le débonnaire Pierre Rousseau raccompagna ensuite Guillaume à la sortie.


Bibliothèque du Complexe, 11h38.

Guillaume poussa la lourde porte de la Bibliothèque, aussi vaste qu’une dizaine de cathédrales : ses étagères, remplies de tous les livres et autres supports écrits depuis l’invention de l’écriture, s’étendaient à perte de vue, et on n’entendait même pas ses pas quand on marchait sur son épaisse moquette  bleue. Guillaume repéra Nicolas discutant avec Stéphane Mallarmé à une table, et Aurélie juste en face de lui, apparemment plongée dans un livre de Jane Austen.
- Dites donc, vous êtes censés bosser, pas lire ou papoter !
Nicolas répondit du tac-au-tac.
- Et toi, tu es censé accueillir les politiciens pakistanais à l’Accueil de manière rapide et professionnelle, pas en les bombardant de questions sur la politique de leur pays !
- … D’accord, tu marques un point, je n’ai rien dit.
- Je me souviens encore de quand tu as croisé Benazir Bhutto au Réfectoire pour la première fois… la pauvre, tu ne l’avais lâchée qu’au bout de trois heures !
Aurélie posa son livre, et regarda alternativement Nicolas, pouffant de rire, et Guillaume, plutôt déconfit.
- Benazir Bhutto… Premier Ministre du Pakistan, c’est ça ? La première femme élue démocratiquement à la tête d’un pays musulman, je crois ?
- Oui, Aurélie, c’est ça. Et avant que Nicolas ne s’étouffe de rire, je tiens à préciser que je suis venu vous avertir qu’il y a eu une fusillade à Charlie Hebdo : plusieurs journalistes et dessinateurs sont morts pour avoir fait simple usage de leur liberté d’expression. Ils sont à l’Accueil.
Aurélie, épouvantée, mit une main devant sa bouche, tandis que Nicolas cessait immédiatement de rire. Ils se levèrent immédiatement, et se précipitèrent vers la sortie. Stéphane Mallarmé, un peu vexé d’être ainsi abandonné, gronda Guillaume avant de se lever et sortir lui aussi. Guillaume, resté seul dans la Bibliothèque, longea après un instant de réflexion les étagères du mur de droite jusqu’à arriver tout au fond. Se plaçant devant une rangée d’où dépassait un annuaire jaune (Haute-Vienne, 1965 : c’était le seul annuaire parmi tous les livres stockés là, et personne ne savait comment il avait atterri là car la sauvegarde des livres ne comprenait par les annuaires téléphoniques), il avança la main vers le gros livre… avant d’être surpris.
- Eh bien, Guillaume, on fait des cachotteries ?
Guillaume se retourna en sursautant pour faire face à Paul, le fils d’Aurélie et Antoine, avec ses cheveux châtains coiffés en pétard, si l’on pouvait appeler ça coiffés. Le dérèglement temporel l’avait fait grandir de 15 ans, et il n’avait pas souhaité redevenir un bébé quand il avait été réglé.
- Dixit celui qui cache mal un exemplaire de Playboy derrière son dos. Qu’est-ce que tu fais ici ?
Paul rougit légèrement en dissimulant mieux sa récente acquisition.
- Ma mère travaille ici et moi aussi donc… Mais, euh, bref, tu vas fumer ?
- Chuuut, pas si fort ! Si Magdalena t’entendait…
S’il y avait bien une chose que ne supportait pas Magdalena, c’était le tabac, qui était totalement proscrit. Mais certains des habitants du Complexe étaient rusés comme des renards : ainsi, quand Winston Churchill, grand amateur de cigares, arriva en 1965, et découvrit qu’il ne pourrait plus exercer l’un de ses passe-temps favoris, il alla protester selon ses mots « poliment mais fermement » auprès de Magdalena. Sa virilité et son sens de l’honneur ne se remirent jamais de la manière dont la souveraine du Complexe le congédia de son bureau, et en guise de représailles, il construit en cachette une salle secrète au fond de la Bibliothèque, s’ouvrant en utilisant un livre que personne ne lisait jamais en guise de levier : là, il accueillit tous ceux qui éprouvaient une envie intense d’assouvir leur besoin en nicotine. Non content de ce coup de force, l’ancien Premier Ministre britannique se lança dans la contrebande de cigarettes, qu’il chapardait chaque semaine dans la salle des objets trouvés : celle-ci se remplissait de tous les objets perdus à la surface depuis un an, comme les clés, les bijoux (Tiphaine y avait d’ailleurs retrouvé une bague à laquelle elle tenait très fort)… et les paquets de cigarettes. Tout ceci au nez et à la barbe de Magdalena.
- Rhôh, détends-toi…
Paul, d’un tempérament assez « libéré-délivré » qui ne plaisait guère à ses parents, actionna lui-même l’annuaire, révélant une porte secrète dans le mur qui menait à la réplique d’une sorte de petit club de gentlemen anglais (avec boiseries, moquette, dorures, et fauteuils ouvragés). Guillaume suivit avec une pointe de regret, car c’était à cause de lui que Paul s’était mis à fumer : il l’avait surpris un jour en train d’accéder à la salle secrète, et s’y rendait donc régulièrement depuis. Il espérait par conséquent que son ami Antoine ne l’apprendrait jamais… Winston Churchill, à l’intérieur, les accueillit à bras ouverts : curieusement, il avait Guillaume à la bonne, et il lui fit donc présent de sa dernière acquisition, à savoir un paquet de Philip Morris de 1999. Comme Paul lorgnait dessus, Guillaume, levant les yeux au ciel, lui donna une partie du paquet, avant d’allumer une cigarette pour lui-même et de se détendre quelques minutes. Il en aurait besoin.


Salle de Classe Maternelle du Complexe, 11h39.

Les enfants étaient rares, au Complexe. Ceux arrivant avec des membres de leur famille restaient, mais la très grande majorité des « orphelins » étaient directement redirigés vers une réincarnation afin de leur donner une deuxième chance, mais aussi pour éviter d’engorger le Complexe, qui n’était pas équipé pour accueillir beaucoup d’entre eux. Ceux qui restaient bénéficiaient de services corrects, dont des lieux d’enseignement. Sonia avait hérité de l’enseignement en maternelle, et Denis s’était rendu devant sa classe afin de l’avertir des événements en cours. La porte était ouverte, et Lorraine Allison (née 3 ans avant le naufrage du Titanic) venait d’être récupérée par ses parents Bess et Hudson : cette famille était devenue l’un des symboles du naufrage, car ils étaient morts avec leur fille, qui fut la seule enfant de Première et Deuxième Classe à périr ce soir-là. La petite faisait de grands signes à son institutrice (qui lui était toute dévouée et qui la considérait comme sa chouchoute) et Denis entendit ses parents parler de Sonia en des termes très élogieux. Il s’approcha de la porte et fut remarqué par Sonia : il lui fit une révérence tout en tenant le plateau en équilibre pour l’amuser un peu, puis lui annonça la terrible nouvelle.
- Il y a eu une fusillade à Charlie Hebdo, tu sais, ce journal satirique… Il y a plusieurs morts, et le Groupe des Titanicophiles s’est donné rendez-vous à l’Accueil car c’est un peu compliqué pour une dizaine d’athées d’arriver ici : notre expérience pourrait être utile.
Sonia paraissait catastrophée.
- Nom de Magdalena ! Je ferme ma porte et j’arrive.
Une fois la porte fermée, Sonia prit le bras que lui offrait galamment Denis, et ils se dirigèrent eux-aussi vers l’Accueil.


Antichambre du Bureau de Magdalena, 11h45.

Guillaume venait d’arriver dans une antichambre : plafond en stuc blanc, murs recouverts d’un papier-blanc uni, moquette blanche au sol. Un banc en bouleau se trouvait d’un côté, et un miroir au grand cadre argenté de l’autre. Au centre du mur du fond se trouvait une belle porte ouvragée : elle donnait accès au bureau de Magdalena. Il allait frapper à la porte quand il s’aperçut que Mickael était là, assis sur le banc. Il alla donc lui serrer la main, et en profita pour faire une commission pour Tiphaine.
- Ah, tiens, au fait, j’ai décroché… euh… la porte du Centre Archéologique s’est décrochée de ses gonds, si tu peux…
Mickael soupira, sortit un carnet de sa poche, et inscrivit quelque chose à la dernière page.
- Ah, c’est pratique ce carnet, comme ça toutes tes tâches sont bien…
- Non, Guillaume. Toutes les pages du carnet sont remplies, je suis déjà arrivé à la dernière…
Guillaume jeta un œil au carnet, et abasourdi, survola les centaines de pages.
- Réparer les ascenseurs… Renouveler les matelas… Purger l’ordinateur central… Remplacer les 756 néons cassés… Mon Dieu.
Mickael soupira : il paraissait exténué.
- Le bon côté, c’est que je dors très bien, et que je ne m’ennuie pas… Au début, Magdalena m’avait juste demandé de rénover le réfectoire, mais vu qu’elle n’a jamais vu un travail aussi bien réalisé, elle m’a engagé pour tout le reste. Elle me tient en haute estime : Elodie est presque jalouse, c’est dire.
Comme on parlait du loup, Magdalena (avec ses airs de Cate Blanchett, ses longs cheveux blonds lui tombant en cascade sur les épaules, sa belle robe blanche, sa grande taille et son port altier), tenant son bâton doré surmonté d’une sphère incrustée de 7 pierres précieuses (blanche, bleue, jaune, orange, rouge, verte, violette), sortit de son bureau, et les salua en inclinant la tête.
- Mickael, Guillaume, bonjour.
Mickael salua de même, s’entretint avec elle de quelques détails concernant la réfection du poulailler, puis fila. Magdalena se tourna ensuite vers Guillaume, qui se sentit mal à l’aise : c’était la première fois depuis son arrivée qu’il la revoyait, et il n’avait toujours pas présenté ses excuses pour l’avoir menacée avec un fusil de chasse.
- Bonjour, Magdalena.
- Philip Morris, n’est-ce-pas ?
- Que… Quoi ?!
- Guillaume, ne me prenez pas pour une truffe, voulez-vous ? Si j’avais le temps de trouver le salon fumoir secret de votre ami Winston, cela ferait longtemps que je l’aurais trouvé. Pensez à masquer l’odeur de tabac avant de venir me voir, la prochaine fois : j’ai d’ailleurs un très bon parfum aux extraits de camélias, si vous voulez.
Guillaume n’avait prononcé que deux mots avant de se faire totalement owned par Magdalena. Il ouvrit la bouche pour parler à plusieurs reprises, mais rien ne sortit. Prise de pitié, son interlocutrice vint à sa rescousse.
- Enfin bref, que vouliez-vous me dire ?
- Euh… Ah, oui. Que j’étais désolé de vous avoir menacée avec un fusil, au Sundowner, quand vous êtes arrivée, je ne voulais pas être… irrespectueux.
Magdalena s’autorisa un bref sourire.
- Oh, mais enfin, c’est oublié, rassure-vous ! Et puis, je sais que vouliez impressionner la demoiselle sur laquelle vous aviez des vues…
Guillaume, excédé, répondit plus sèchement qu’il ne l’aurait voulu.
- Arrêtez avec Tiphaine, c’est agaçant, à la fin !
Magdalena pouffa de rire.
- Je parlais en fait de Tatiana, mais votre aveu vous honore !
Il sentit le feu lui monter aux joues : il s’était fait piéger comme un bleu. Il préféra donc se sortir de cette situation gênante par le moyen le plus direct qu’il connaisse.
- Je suis surtout venu vous voir car une fusillade a eu lieu à Charlie Hebdo, un journal satirique qui tape sur toutes les religions, les politiques, tout ça : les arrivants sont tous ou presque athées et cela risque d’être…
Elle acheva la phrase, toute trace d’amusement ayant disparu de son visage.
- … complexe. Nom de Moi. Allons-y, vite !


Accueil du Complexe, 11h50.

Quand Guillaume revint sur les lieux, il y avait beaucoup plus de monde qu’à son départ : ses camarades Titanicophiles étaient tous là, à l’exception d’Elodie qui était partie voir Anastasia (elle était la seule Titanicophile à qui la princesse acceptait de parler sans trop manifester d’hostilité), l’autre Elodie qui était partie avec Clément qui ne voulait pas se calmer, et Mickael qui devait vaquer à ses réparations. Guillaume repéra deux nouveaux arrivants : un policier d’origine maghrébine, et un homme relativement âgé qui avait la même coiffure que Michel Vuillermoz. Tiphaine, qui venait juste d’apercevoir cet homme, parut choquée et alla le voir.
- Mais vous êtes Michel Renaud ! Vous êtes le fondateur du festival « Rendez-vous du Carnet de Voyage » de Clermont-Ferrand ! J’y suis allée plusieurs fois ! Mais enfin, que vous est-il arrivé ?
- Un concours de malchance, hélas. Charb avait exposé des dessins au dernier festival, et j’étais passé quelques minutes pour les lui rendre au siège de la rédaction…
- Oh, je suis désolée…
Tout ce beau monde mangeait les pâtisseries apportées par Denis. Pendant ce temps, les cinq dessinateurs s’étaient approchés du policier qui venait d’arriver.
- Comment vous appelez-vous ?
- Je suis Ahmed. Le terroriste m’a achevé sur le trottoir…
- C’est monstrueux… Et vous êtes Musulman ?
- Oui, c’est le cas.
- C’est bien la preuve que ces cinglés ne représentent pas l’Islam. Espérons que ce triste événement ne conduira pas aux habituels amalgames, et que votre destin le fera bien comprendre à tout le monde.
Magdalena, juste derrière Guillaume, appela au silence.  Wolinski ne put s’empêcher de faire un trait d’humour.
- C’est elle, Dieu ? Finalement, j’aurais dû être Chrétien !
Magdalena leur fit signe de la suivre, non sans avoir réfréné un sourire.


Grand Amphithéâtre du Complexe, 11h55.

Magdalena déverrouilla les portes vitrées donnant accès au Grand Amphithéâtre : c’était une grande salle aux boiseries sombres, à la moquette pourpre poussiéreuse et usée, et au plafond doré patiné par le temps : de grands lustres couverts de poussière y étaient pendus, et de nombreuses rangées de sièges un peu abîmés étaient réparties devant la grande scène encadrée de rideaux rouges miteux. Tout le monde s’assit (les nouveaux arrivants paraissaient un peu inquiets), et Magdalena gagna la scène, où elle se saisit d’un micro. Celui grésilla, mais on n’entendit rien d’autre.
- Eh bien, il faudra que je demande à Mickael de réparer ce micro… Tant pis, en attendant, nous nous débrouillerons sans. Madame, messieurs, je vous souhaite la bienvenue au Complexe. Je suis désolée que votre arrivée ait été provoquée par un événement si tragique.
Honoré s’autorisa un commentaire.
- Nous aussi, vous savez !
Il y eut quelques rires, et même Magdalena sourit.
- Comme certains ont pu vous le dire, ce que vous pensiez connaître de la religion est presque totalement faux. L’endroit où vous vous trouvez fait office de « Paradis » areligieux débarrassé des nombreux maux de la surface. Quant à moi, j’en suis la souveraine.
Certains ne paraissaient pas convaincus, notamment Stéphane Charbonnier, alias Charb.
- Certains ne paraissent pas vraiment convaincus. Passons donc aux travaux pratiques !
Elle éleva son bâton doré, dont les pierres scintillèrent, puis frappa le sol avec : il y eut un flash lumineux, masquant provisoirement la visibilité. Quand tout le monde put voir à nouveau, il y eut des exclamations de surprise. Sonia, elle, avait carrément des étoiles dans les yeux, et Vincent semblait au bord de l’apoplexie. On ne distinguait plus le plafond, couvert de nuages blancs comme des moutons. Des flocons de neige en tombaient pour chatouiller les spectateurs, et une couche de glace sculptée avait recouvert les colonnes et les lustres. Il y avait même une fontaine de glace, sur la scène, d’où coulait un liquide violet : un bonhomme de neige, parfaitement vivant, y remplit plusieurs verres posés sur un plateau et alla les distribuer aux nouveaux arrivants, passablement émerveillés. Denis, lui, regardait avec inquiétude Sonia et Vincent, qui avaient quitté leur siège situé de part et d’autre du sien pour aller danser et chanter devant la scène.
- … Mon pouvoir vient du ciel et envahit l’espaaace ! Mon âme s’exprime en dessinant et sculptant dans la glaaace ! Et mes pensées sont des fleurs de cristal gelées ! Je ne reviendrai pas ! Le passé est passé… Oh… Libéréeeee ! Delivréeeee ! Désormais…
- Ahem !
Sonia et Vincent s’interrompirent en regardant Charb, qui s’était levé.
- Un peu de sérieux, enfin ! Il y a eu des morts !
Sonia rougit, tandis que Vincent regardait ses chaussures.
- Désolé… On s’est laissé emport…
Charb éclata de rire.
- Mais enfin, je plaisante ! C’est un endroit formidable, ici ! Une telle joie de vivre, c’est magnifique !
Jean Cabut et Bernard Verhlac, alias Cabu et Tignous, se levèrent et approuvèrent, suivis par tous les autres. Denis en profita pour approcher Cabu et lui souffler quelques mots personnalisés. Magdalena paraissait soulagée, tandis que les nouveaux arrivants prenaient les verres apportés par le bonhomme de neige animé : c’était du jus de raisin. Elsa Cayat, la psychologue, leva le pouce.
- Excellent !
Tout le monde se tut ensuite pour écouter Magdalena.
- Je pense que vous serez bien ici, d’autant que vous avez tout à fait la possibilité de poursuivre votre œuvre, qui est d’ailleurs conservée dans notre Bibliothèque depuis les premiers numéros. Je vous propose d’ailleurs une… mission. D’après les derniers événements dont on vient de m’avertir, il semble certain que vos assassins… vont se retrouver ici également.
Il y eut un concert de protestations venant des Titanicophiles. Vincent leva haut le poing et fit tomber les lunettes du correcteur Mustapha Ourrad en le heurtant sans le faire exprès.
- Du calme, du calme, je n’ai jamais dit que nous allions les accueillir : ils n’ont pas leur place ici. Mais comme ils s’attendront à être récompensés pour leurs prétendues bonnes actions, c’est ici qu’ils se présenteront d’abord, et non pas chez Tyranno. C’est là où vous allez intervenir. Nous serons tous présents, dans le calme et la paix, j’insiste là-dessus, pour leur montrer qu’ils ne sont pas les bienvenus. Et à cette occasion, je vous propose de leur remettre un numéro spécial de votre journal, pour leur montrer qu’ils n’ont pas atteint leur but.
Des commentaires appréciateurs saluèrent cette proposition, mais Charb paraissait un peu plus circonspect.
- D’accord, mais comment faire ça ? Nous manquons de moyens et d’hommes !
Pour toute réponse, Magdalena tapa dans ses mains. Immédiatement, un groupe de personnes entra par la porte restée ouverte, qui se précipitèrent vers eux.
- Tous ces gens ont proposé leur aide ! J’espère que vous en serez satisfaits.
Il y avait parmi eux les journalistes James Folley et Steven Sotloff, exécutés par Daesh (aussi appelé improprement État Islamique), le journalise Daniel Pearl, pris en otage puis assassiné par Al-Qaïda au Pakistan (Guillaume se retint de se jeter dessus pour lui poser des questions), sans oublier la journaliste Kate Webb, grand-reporter décédée d’un cancer après avoir passé 30 ans à couvrir les événements ayant agité l’Asie : il s’agissait d’une des premières femmes correspondantes de guerre et elle avait même été brièvement tenue en otage. Il y avait également les dessinateurs et scénaristes de bande-dessinée  Hergé (Tintin…), Peyo (Les Schtroumpfs…), Franquin (Gaston Lagaffe, Spirou et Fantasio…), Goscinny (Astérix, Le Petit Nicolas…), Morris (Lucky Luke…), ainsi que le caricaturiste Jean Cocteau ; et François Cavanna, le fondateur d’Hara-Kiri, autre journal satirique à l’origine de Charlie Hebdo.
- Vous avez désormais les moyens, les hommes, et j’en suis sûre, les idées ! En selle !
Des exclamations approuvèrent cette tirade finale de Magdalena.


Aire de Restauration du Complexe, 8 janvier 2015, 13h00.

Magdalena avait vu les choses en grand : elle avait permis à l’équipe de privatiser tout le réfectoire, et Denis, à côté dans ses cuisines, ne cessait de leur apporter de bons petits plats, notamment à l’attention de Cabu : celui-ci avait d’ailleurs demandé avec inquiétude si l’on pouvait grossir en mangeant trop au Complexe. (la réponse était non) Toute cette troupe emplie de talent et d’imagination travaillait en symbiose et les idées s’enchainaient à vitesse grand V. Charb, toutefois, semblait regretter quelque chose.
- Il nous manque un truc. Quelque chose d’ultime, en une, qui leur fasse comprendre… Mais qui pourrait nous aider à… ?
Les portes s’ouvrirent alors en grand sur un personnage que l’on n’avait vu que très rarement dans le Complexe, tout comme ses deux camarades prophètes. Celui-ci était coiffé d’un turban.


Observatoire du Complexe, 9 janvier 2015, 16h30.

Tous les nouveaux arrivants s’étaient massés dans l’Observatoire, une petite pièce entièrement peinte en noir et parsemée de quelques petits fauteuils rembourrés sur lesquels tout le monde avait pris place (dont certains sur les accoudoirs). Ils avaient été rejoints, entre temps, par une policière et quatre otages qui avaient été tués par le « troisième homme » des attaques. Chacun, à tour de rôle, avait pu jeter un œil dans le gros télescope qui occupait tout un pan de mur, dans lequel sa lunette était d’ailleurs encastrée. Il permettait d’observer n’importe où à la surface, et les commentaires avaient fusé depuis le début de l’heure.
- Je suis content, ma femme va bien. Et ta fille, Elsa ?
- Elle se retrouve orpheline, maintenant… J’espère que ça ira pour elle…
- Nos proches passent leur vie sur le plateau de BFMTV, ou quoi ?
- C’est sympa, leur « Je suis Charlie », mais sérieusement, le diffuser sur le panneau de bourse du NASDAQ à New York ?! Tout le monde connait les sympathies communistes de Charb, pourtant, c’est quoi cette blague ?!
- Vous avez vu, Google et Apple reprennent aussi le slogan. On en parle, de leur politique en liberté d’expression ? Ahah !
- Cette « marche républicaine » dimanche, c’est génial. Je suis heureux qu’on ait invité tant de représentants de la démocratie, comme Rajoy, qui a interdit les manifestations en Espagne, Orban, qui transforme la Hongrie en régime autoritaire, Erdogan ou Bongo, ces champions démocrates de Turquie et du Gabon… Quoi ?! Même le principal Ministre de Poutine sera là ?! Putain, c’est dur d’être aimé par des cons…
- Attendez, je rêve, ou Le Pen…
- Oh, c’est pas vrai, même elle…
- Et le Pape !
- Quoi ?! Sérieux ?!
- Moi, ce qui me fait rire, c’est les rigolos qui vendent des exemplaires de Charlie Hebdo à 5000€ sur eBay…
- Et moi, ce qui ne me fait pas rire, c’est de voir tant de mosquées attaquées… certains abrutis n’ont toujours rien compris.
- Quant à moi, ce qui me fait hurler, c’est les médias qui balancent la position des tireurs d’élites et qui précisent qu’il y a des otages : ils pourraient tout aussi bien leur envoyer les rapports secrets du GIGN, tant qu’à faire…
On frappa à la porte, ce qui interrompit les discussions. L’économiste Bernard Maris chuchota.
- J’espère que ce n’est pas encore ce Denis, il est très gentil et a un don pour cuisiner, mais je n’ai vraiment plus faim ! J’ai l’impression d’avoir plus mangé en 48 heures que depuis le début de l’année…
Cabu, principale « cible » de Denis, approuva solidement, et alla ouvrir. Ce n’était que Tiphaine.
- Ils sont en route. On se retrouve tous à l’Accueil.
Michel Renaud sortit immédiatement, les autres lui emboitant le pas, et il discuta avec Tiphaine sur le chemin : il lui proposait l’idée de continuer à organiser son festival au Complexe, et elle avait l’air fort intéressée…


Accueil du Complexe, 17h00.

L’Accueil était plongé dans le noir. Trois personnes, elles aussi vêtues de noir, venaient d’apparaître, et ne comprenaient pas ce qu’il se passait. Soudainement, une lumière blanche assez faible jaillit du bâton doré de Magdalena, permettant tout juste de la distinguer : elle se trouvait face aux trois assassins, qui venaient tous de reculer contre le mur.
- Vous êtes au Complexe, et je ne vous souhaite pas la bienvenue. Vous croyez avoir votre place au Paradis, mais tout ce que vous méritez, c’est l’Enfer : son représentant est d’ailleurs en route pour venir vous chercher. En attendant son arrivée, certaines personnes ont un petit quelque chose pour vous…
La lumière des néons s’alluma alors, révélant un Accueil noyé de monde : les victimes de l’attentat et ceux qui avaient aidé à confectionner le numéro spécial, évidemment, mais aussi le Groupe des Titanicophiles au grand complet, diverses personnalités respectables et respectées du monde arabo-musulman, ainsi que des centaines d’anonymes. Le silence était assourdissant. Il n’y avait pas un geste, pas un mot, envers les trois meurtriers : seulement des regards chargés de reproches. Le petit Clément, posé sur le comptoir, attrapa dans sa main un crayon, et le leva en l’air. Ce n’était qu’un geste d’amusement pour lui, mais cela pouvait être bien plus pour les autres. Les personnes à côté, en conséquence, prirent aussi un crayon et le levèrent en l’air : tout le monde, au final, en leva un en l’air. Magdalena s’était retournée pour assister à ce mouvement spontané qui n’avait pas été prévu, et le commenta d’un ton ironique.
- La plume est plus forte que l’épée, vous ne saviez pas ?
Charb se détacha de la foule, et s’avança vers les trois hommes, qui semblaient de plus en plus mal à l’aise. Il leur donna le numéro spécial qu’ils avaient confectionné tous ensemble, et ne s’autorisa qu’une phrase.
- Vous avez voulu tuer Charlie ; vous n’avez fait que le rendre immortel. Bravo, et merci surtout !
De nombreux rires troublèrent le silence, tandis qu’un des trois hommes en noir se saisissait du journal et le feuilletait, mortifié : la mort n’avait pas stoppé l’humour des dessinateurs, au contraire. On pouvait lire, au fil des pages, des mentions aussi amusantes que « Ils veulent tuer un journal, ils meurent dans une imprimerie ; il est antisémite, il est tué dans une épicerie cacher. Finalement, Dieu a de l’humour ! », « Liquidation le jour des soldes : fallait oser ! », « La Rédaction ne craint pas les trous de balle. », « Le pire, c’est pas d’être morts ; le pire, c’est de voir la Marine piétiner nos corps pour s’en faire un escabeau ! », « Alors, les nazes qui parlent de prise d’otage quand il y a une grève SNCF, vous avez bien l’air cons maintenant, non ? », « Le mot de Mahomet : il en a marre de la caricature que les terroristes font de lui ! », « Dieu déclare : je viens de recevoir plein de dessinateurs géniaux, ils me dessinent n’importe comment et on rigole bien. Désolé qu’ils soient plus avec vous ! », « Rappel : Tu ne tueras point. Sérieux, elle était facile à comprendre, celle-là ! », et d’autres joyeusetés du même genre. Le pire, c’était la caricature en une. Elle avait été confectionnée spécialement par quelqu’un, qui, justement, approchait des trois mécréants. Son turban et sa tenue blanche indiquaient qui il était. Magdalena s’écarta légèrement pour qu’il leur fasse face. Ils n’en revenaient pas, et l’un d’eux osa enfin parler.
- Mais… Où… Où est Allah ?
Mahomet, Prophète des Musulmans, indiqua simplement Magdalena sans un mot.
- Non… C’est pas possible !
- Si. Et maintenant, tu vas te taire, car chacune de tes paroles, même la plus insignifiante, souille ce lieu saint. Si  tu t’étais donné la peine de lire correctement mon livre, tu aurais su que la prohibition de ma représentation avait pour but d’empêcher l’idolâtrie sur ma personne. Tu as fait l’exacte opposée de ce que j’aurais pu attendre de toi ! Et tu as contribué à jeter l’opprobre sur tous ceux qui, eux, n’ont jamais fait de bêtises telles que tu en as faites ! Tu ne peux t’en prendre qu’à toi-même. Je n’ai rien d’autre à te dire, adieu.
Le tueur regarda la caricature en une du numéro spécial.
- Mais ce dessin vous insulte ! Vous méritez vengeance !
Mahomet, qui était déjà reparti et se trouvait à mi-chemin de la sortie, ne se retourna même pas.
- C’est moi-même qui ai dessiné ceci, pauvre andouille. Merci de ne pas critiquer mes talents en calligraphie…
Et il sortit en claquant la porte. Au même instant, une volute de fumée noire apparut à côté des trois hommes, et il en émergea un homme pâle, aux cheveux blonds cendrés, habillé d’un pantalon et d’un t-shirt de couleur anthracite. Magdalena le regarda durement.
- Bonjour, Traditori. C’est gentil à toi de venir me débarrasser des encombrants. Tyranno n’a sans doute pas voulu se salir les mains lui-même : je vois donc que tu es toujours son valet ?
- Oh, ma chère Magda, ne sois pas si méchante… Ne prônes-tu pas la compassion ? Il se repose de sa dernière rencontre avec toi, qu’il n’a pas beaucoup appréciée…
Du coin de l’œil, Traditori repéra Corentin dans la foule (il avait sorti son arme de service au cas où) et il eut un sourire sarcastique.
- Qui dois-je donc emmener ?
Magdalena désigna les trois terroristes, qui semblaient totalement déconfits. Traditori s’approcha d’eux, les jaugea du regard, puis haussa les épaules.
- Très bien, je suis sûr qu’ils seront très bien là où je les emmène. À bientôt, Magda !
- Au revoir, Traditori, et ne reviens pas trop rapidement, surtout.
Le fameux Traditori disparut dans un nouveau nuage de fumée noire avec les trois individus dont il avait à présent la garde : le numéro spécial était tombé par terre lors de leur départ. Magdalena, après l’avoir ramassé, se retourna ensuite vers l’assemblée, qui abaissa ses crayons.
- Mesdames, Messieurs : félicitations pour votre comportement exemplaire. Afin de vous remercier, un verre de l’amitié, et des collations préparées d’arrache-pied par Denis, vous attendent dans le Jardin d’Hiver. Je vous y retrouve tout à l’heure.
Lentement, les gens présents se dirigèrent vers la sortie de l’Accueil. Charb soupira tout haut.
- On va encore manger ?!
Antoine, plein de malice, avait entendu et répondit donc.
- Bienvenue au Complexe, ahah !


Dernière édition par Canard-jaune le Dim 11 Jan 2015 - 20:15, édité 1 fois
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Message  Invité Dim 11 Jan 2015 - 17:03

Comme l'avait indiqué Antoine, servons-nous de nos émotions face aux évènements de ces derniers jours pour créer, pas pour déprimer. Et Vincent l'a fait..
Vincent nous offre avec cette petite nouvelles un savant mélange entre humour et émotion.

Cette nouvelle de part son humour, et son final mériterait amplement sa place dans les pages de Charlie Hebdo. Bref, un joli mélange de références politiques, historiques et même religieuse qui marque cette nouvelle sous le sceau de la tolérance entre les peuples et, évidemment de l'humour.
Qu'il serait ironique que les assassins, aujourd'hui mort, passent devant leur créateur dont ils se sont autoproclamés et que ce dernier leur rit ainsi au nez en leur brandissant la dernière "une" du journal satyrique.

Il m'a fallu rire de la promotion que j'ai généreusement" offert à ce pauvre James Paul Moody. Passer de sixième officier du Titanic à steward de salle à manger du complexe, fallait le faire. Vincent l'a fait.
Je suis ravi que Vincent ait étoffé le personnage de Guillaume dans cette nouvelle qui, après son aventure au bois de Boulogne dans l'édition précédente m'avait laissé un peu sur ma faim, car, il faut l'avouer, Guillaume, c'est un peu le "André Castagnier" attitré de notre cher Vincent dans ses écrits tant il vit des situations rocambolesques (Sans rancune, Guillaume; clin ).

Dis, Vincent, c'est quand qu'il y a une suite ?

Denis.


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Message  Historiapassionata Lun 12 Jan 2015 - 17:32

J'ai beaucoup aimé ce texte , comme toujours tu écris très bien et c'était un très bel hommage de ta part :) . La seule chose que je pourrais dire en tant que "reproche" mais ce n'en n'est pas un je te rassure fortement , c'est que je ne sais pas tricoter :p ( Mais ça m'a fait rire quand même :D ) . J'espère qu'on aura d'autres chroniques ( En priant pour qu'elles ne viennent pas dans d'autres conditions aussi tristes si je peux me permettre de le dire ainsi) . Encore merci pour texte Vincent! bise
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Message  Tiphaine Mer 18 Fév 2015 - 17:39

J'ai enfin lu, Vincent, tu vois ! Depuis le temps que j'y pensais... Très bel hommage en tout cas, et malgré la gravité du sujet abordé, j'ai me suis encore beaucoup amusée, comme à chaque fois que je lis tes textes. J'adore l'idée de Churchill avec sa cachette spéciale fumeurs !
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